# Une vie de technicien audiovisuel
Ces 6 derniers mois j’ai travaillé au sein d’une Université, mon établissement de formation jadis, en tant que technicien audiovisuel. J’ai rejoint l’équipe des BIATSS (Personnels des bibliothèques, Ingénieurs, Administratifs, Techniques, pédagogiques, Sociaux et de Santé) de la faculté de droit en mai 2025.
Revenons un peu en arrière. Après un séjour à l’étranger me voilà revenu dans ma chère ville natale. Après plusieurs mois à me ré-acclimater dans mon propre pays et donc chercher un emploi, j’ai la chance de saisir une offre sur un site de recrutement pour un poste de technicien en audiovisuel. L’entretien se déroule relativement bien, j’ai trois personnes en face de moi en visioconférence, un personnel technique, un responsable administratif et une responsable RH. J’en ressors assez satisfait car bien plus formel et dans un sens, honnête, que beaucoup d’entretiens qui ont lieu dans le privé. Mais la comparaison s’arrête là. Dans la foulée, on me recontacte le lendemain pour me dire que ma candidature s’est détachée des autres et que je suis invité à visiter le site pour, potentiellement, une prise de poste. Ô joie, enfin la sécurité de l’emploi, une liste de formations et d’habilitations reconnues et un accès au logement facilité… du moins tout ça c’est sur le papier.
Lors de mon premier jour, on me présente rapidement les installations et les règles de sécurité de base ainsi que l’équipe que je vais devoir encadrer. L’annonce le spécifiait déjà mais cela complexifie déjà les choses car je me retrouve déjà à cumuler deux métiers : un poste de technicien et un poste de manager, mais ce n’est que le début. La paie évidemment, service public oblige, n’est pas reluisante : 1700 € nets pour 37,5 heures de travail semaine. Mais je m’en contente, à vrai dire je crois même que c’est le meilleur salaire que j’ai jamais eu à date depuis mes premiers jobs en 2009.
Le deuxième jour on me propose une réunion pour me présenter à l’équipe que je vais devoir encadrer, former et surtout, surveiller, ce qui me fait déjà tiquer car je constate donc que je vais aussi devoir prendre une casquette de formateur. Tous mes collègues sont plus âgés que moi, d’au moins 15 ans, et certains sont même proches de la fin de carrière. La première réunion est animée. Pendant plus d’une heure, mon équipe et mon chef de service, vont s’invectiver comme je l’ai rarement vu au sein d’une organisation sur tout un tas de sujets. Je comprends rapidement que j’ai pris le poste d’au moins un voire deux collègues qui visaient une promotion au poste de technicien catégorie B depuis plusieurs années et que la hiérarchie a négligemment balayée d’un revers de main (on reviendra sur les raisons).
Passée cette réunion, je prends le temps de faire connaissance avec l’équipe que je vais devoir encadrer. Aucune animosité à mon égard, plutôt même de la bienveillance, mais surtout, je le vois déjà, un sacré ras-le-bol. Étant passé quelques années par La Poste et ayant eu un père postier pendant près de 30 ans, ce sont des dynamiques que je reconnais bien, les ayant vécues moi-même ou les ayant entendues maintes fois à l’heure du dîner.
Le lendemain mon N+1 m’invite à rencontrer le doyen, un personnage fort aimable – en tout cas en surface –, qui me rappelle l’importance de ma mission, ce pourquoi j’ai été recruté, etc. Deux ans et demi de recherche pour recruter un nouvel agent sur un poste a priori clé. Pendant la discussion les problèmes d’équipe et les tensions sont évoqués mais de manière « légère », comme s’il ne s’agissait que d’enfantillages. Ça me fait tiquer, mais je garde ça pour moi en me disant « on verra bien ».
Sur le campus nous sommes 800 personnels, BIATSS et corps enseignants compris, pour accueillir un total de 12 000 étudiants à l’année. 8 000 en heure de pointe. Un petit stade qui se remplit tous les jours avec sa vie, ses drames, ses joies, etc. Les agents techniques représentent une trentaine de personnes : nettoyage, informatique, peintre, électricien, logistique, maintenance, etc. Mon équipe est l’équipe appariteurs. Un métier que je ne connaissais pas de base. À l’origine, il s’agissait de sorte d’huissiers qui étaient là pour ouvrir les salles et annoncer l’entrée des professeurs. Plus récemment c’est devenu un travail un peu de larbin à tout faire. Préparation des amphis pour les examens, entretien des locaux pendant les vacances scolaires, aides et assistances aux professeurs pendant les cours, affichage des plannings de la semaine, ouvertures des salles tôt le matin.
Mes premières semaines sont motivantes, en tout cas j’essaie de les rendre. En effet, j’arrive à une période creuse de l’année. Hormis les examens, la plupart des étudiants sont déjà partis en stage ou en alternance. Le campus est donc relativement vide et l’heure est aux rénovations et à la préparation de la rentrée. L’une de mes premières tâches, et celle sur laquelle insiste le plus mon N+1, est la maintenance préventive. 80 salles de classe et 7 amphis tous munis de matériels image et son à remettre en bon état pour la rentrée. Enfin, à remettre en état… Je n’ai aucun budget, aucune formation sur le fonctionnement des marchés publics, aucun accompagnement de ma hiérarchie sur les tenants et les aboutissants de la gestion universitaire et globalement je suis un peu livré à moi-même. Mais ça m’arrange, j’ai été indépendant pendant plus de 15 ans et je commence donc à nouer des relations avec mes collègues dans d’autres services. Je passe mon temps entre les étages à connecter, créer du lien social, faire bouger les lignes. Après tout, mon CV était transparent, c’est sûrement pour ça qu’on m’a recruté.
Mais déjà au bout de deux semaines on me fait sentir que ma démarche n’est pas la bonne. Je prends trop d’initiatives, je contacte des personnes que je ne devrais pas contacter. Il y a des procédures, on ne peut pas parler à tout le monde. De plus, le vouvoiement est de rigueur entre les agents… mais pas tous. C’est assez déconcertant. On me reproche d’avoir contacté un « assesseur » (qu’est-ce que c’est ?) pour proposer la création d’une régie pour que je puisse travailler sur le matériel. Après tout, s’il faut faire de la maintenance, il me faut bien un atelier. On me répond que « oui, c’est une idée intéressante qui sera étudiée à la rentrée ». En réalité, je comprends très rapidement qu’on me prend pour un con. La période est calme et les équipes en sous-activité, dont la mienne ; s’il y a bien des choses à changer c’est maintenant.
Mais non, je dois me focaliser sur la maintenance des équipements, avec aucune formation sur ce qui a été installé, aucun historique, aucun fichier, pas de plans de câblage. J’ai l’impression d’arriver dans une startup qui vient de se créer. Comme si tout était à faire de zéro. J’en parle avec l’équipe qui m’explique déjà faire ce travail depuis des années mais que la hiérarchie ne prend pas en compte les retours, qu’une grosse partie du matériel acheté est bas de gamme et se détériore rapidement. Il est même évoqué pendant ma rencontre avec le doyen de supprimer des postes informatiques dans une partie des salles de TD, charge aux enseignants de ramener leurs propres ordinateurs.
Je sens que ce nouveau boulot va être compliqué. Autour de moi j’ai une équipe démoralisée. Je commence à comprendre pourquoi. Et en face, une hiérarchie complètement sourde qui refuse de communiquer sur les tenants et aboutissants de sa stratégie (si seulement il y en a une). Les premières semaines passent. Je me retrouve à aider mes collègues sur leur métier. Je fais plusieurs matinées. Tôt. Sept heures du matin – dont les samedis –, j’ouvre l’entièreté des salles du campus. Je prépare plusieurs amphis pour les examens, ce sont plusieurs centaines de copies à disposer devant chaque siège, plusieurs fois dans la journée. C’est un travail complètement dénué d’intérêt. Il est fait parce qu’il doit être fait. Je sens que je m’éloigne lentement mais sûrement de l’emploi auquel j’avais postulé. Je me rends compte que je suis un homme à tout faire de plus. Un agent polyvalent de la Fonction Publique comme si nous étions dans un supermarché hard-discount, à l’Université de Lidl…
Ça ne s’arrête pas là car en parallèle de ces missions j’ai également un volet événementiel, en tant que régisseur, à exercer. Je dois faire également un peu de com’, de la signalétique et puis pourquoi pas, à l’occasion, de la sécurité. J’ai tellement de casquettes différentes que ça commence à me faire un bob.
Mais à côté de ça mon N+1 continue de me tanner avec sa maintenance préventive. J’essaie de faire preuve de pédagogie. J’explique que ce n’est pas en vérifiant les équipements une fois en juin que ça garantira leur bon fonctionnement en septembre. J’explique qu’il nous faut surtout du « spare », c’est-à-dire du stock disponible pour faire du remplacement de dernière minute en cas de panne et pouvoir travailler sur les équipements défectueux calmement. Refaire des soudures, passer des commandes en une seule fois. Éventuellement travailler avec les services plannings pour réorganiser les réservations de salles afin de privilégier celles qui ont un équipement fonctionnel.
En parallèle de ça, je fais aussi de la prévention, j’essaie de communiquer avec les enseignants en les renseignant sur les bons usages. Mais tout est lent. L’inertie est maximale. Certains collègues ont des remarques qui me déplaisent. Homophobes, sexistes, racistes pour certains. Pourtant l’équipe est assez hétéroclite, il y a de toutes les origines, toutes les orientations sexuelles. Le service reste majoritairement masculin cela dit mais l’ambiance peut y être conviviale. Bien sûr, dans le tas il y a toujours des cons, des balances, qui ne veulent pas se mélanger, qui « prennent leur chèque et se barrent » comme on dit. C’est un milieu ouvrier, les opinions politiques y sont confuses, une colère s’exprime contre un peu tout le monde et personne. Ah si ! Le chef. Lui il en prend pour son grade. Matin, midi et soir. Au bureau, en salle de pause, à la cantine. C’est le soleil. Parfois certaines journées passent sans qu’aucun autre sujet ne soit abordé. Même la météo n’existe plus. C’est un tortionnaire, un sadique, un psychopathe. J’entends les pires anecdotes à son sujet. Pour l’instant mes relations avec lui sont « cordiales » mais plusieurs choses commencent à m’énerver.
On me contacte pendant une journée de grève, sur mon téléphone perso. On me convoque tous les deux jours pour faire un rapport sur l’équipe ou pour me demander des comptes sur mon travail qu’on ne me donne pas les moyens de faire. Ça ne fait qu’un mois mais ça commence à m’exaspérer. Puis je décide de ne plus y aller. On me demande de venir au bureau, je refuse. Ou en tout cas je feins d’accepter et je n’y vais pas. Un bras de fer se met en place. Mon responsable sent que quelque chose cloche. À chaque fois qu’il me croise cela devient de plus en plus froid. Je sens une pointe d’agacement voire d’anxiété à son approche. C’est le genre de personnage qui vous écrase la main quand il vous dit bonjour.
Un midi il rentre de pause déjeuner et me demande de venir dans son bureau dès que possible tout en me secouant le bras et en regardant ailleurs. Avec les collègues nous sommes interloqués. Tout le monde est sidéré, personne ne réagit. Un collègue, plus jeune que moi, recruté quelques mois plus tôt, travaille littéralement dans le local peinture toute la journée, à côté des solvants et du White Spirit. Ça a l’air normal pour tout le monde. J’en parle également à la hiérarchie, aucune réaction. En ce qui me concerne depuis mon arrivée, pas de bureau non plus. Mon équipe est reléguée dans une ancienne salle de classe au fond du campus, tout au bout d’un couloir. Il n’y a que deux postes pour 4 agents. En ce qui me concerne, on m’a refilé le PC portable du coin qui traînait. Je n’ai moi-même pas de numéro pro, à peine une adresse e-mail et une carte de service. Aucun accès au parking, pas de clés pour les accès techniques, impossible d’accéder aux équipements sportifs alors que l’Université autorise une heure de sport hebdo sur le temps de travail. Tous les avantages sont uniquement sur le papier.
Plus nous approchons de l’été et de la fermeture administrative et moins l’activité est présente. Nous venons pour occuper un poste, mais le site pourrait être quasi fermé. Il n’y a presque plus d’étudiants, les profs aussi ont disparu, nous sommes juste là à garder un château vide, par principe, car en France, on ne paie pas les gens à ne rien faire. Il faut être là. « Être là » c’est ce qu’on m’a dit quand j’ai demandé quel outil de management j’avais à ma disposition. Je n’ai aucune capacité d’encadrement sur une équipe qui vit sa vie, et je le comprends de plus en plus. Quelques jours avant la fermeture, je propose un nouveau système de roulement pour que chaque agent retrouve un équilibre vie privée/vie professionnelle. Semaine de 4 jours ? C’est oui. Envie de travailler uniquement l’après-midi ? Pas de problème. Il y a des trous dans l’agenda ? C’est moi le chef d’équipe qui viendrai compléter. C’est comme ça que je vois le management. Celui qui est au-dessus doit se mettre au service du collectif. Mais apparemment je suis le seul.
Les journées sont vides et pourtant étonnamment longues. Le temps de présentiel est maximal. C’est abrutissant, aliénant même. Un jour, pour occuper ma journée j’aide un collègue à préparer la Journée des Personnels. Mon chef débarque de nulle part, se rue sur moi, commence à hausser le ton en me disant que je ne suis toujours pas venu dans son bureau. Je lui réponds que si c’est si urgent, il n’a qu’à me dire ce qu’il a à me dire maintenant, devant tout le monde. Mais non, il n’a pas le temps. Il n’a jamais le temps. Sauf pour venir harceler ses subordonnés apparemment.
Ça me gonfle, je ne suis pas bien et je sens que je commence à monter en pression. J’ai du mal à respirer. Je pensais que c’était de la colère. Mais non, je fais une crise d’angoisse. Je préviens les représentants du personnel que je quitte mon poste pour la journée et que je ne reviendrai pas le lendemain non plus. Je ne peux pas bosser avec un psychopathe. Le lundi, je vais voir une représentante syndicale, une chercheuse, je lui explique la situation. Je m’étais syndiqué quelques jours auparavant, sentant la situation mal tourner. Elle me propose de faire un rapport sur le registre Santé & Sécurité au Travail.
J’énumère tous les comportements de mon N+1 :
Après ces démarches, nous arrivons finalement à la fermeture administrative de l’université pour les vacances. C’est un break de quatre semaines imposées. La fonction publique dispose d’un solde de jours de congés plutôt généreux pour ses agents. Mais qui peut partir quatre semaines en voyage avec un salaire proche du SMIC ?
Entre-temps j’ai noué des liens avec d’autres collègues de ma section syndicale. Certains et surtout certaines sont incroyables. Quand j’ai évoqué mes problèmes, on m’a cru sur parole sans me demander de me justifier. On est venus m’aider dès le premier appel à l’aide. Toutes ces personnes sont des bénévoles et font ça en plus de leur travail universitaire. Ça donne de la force.
Fin août, nous rouvrons les portes, ça fait du bien de revenir malgré tout. J’avais envoyé un message à mon chef de service dans ce sens pour lui signifier que je regrettais que ce début de contrat se soit mal démarré, je mets la balle au centre et précise que j’espère que nous repartirons d’un meilleur pied pour cette année 2025/26 en lui souhaitant bonnes vacances. Mais les harceleurs n’ont que faire des états d’âme. Écraser, dominer, il n’y a que ça qu’ils comprennent, comme s’ils avaient été éduqués avec des gants de boxe. Je suis convoqué au bureau du doyen par lettre écrite, soi-disant pour « préparer la rentrée ». Je comprends que c’est en fait une tentative d’intimidation pour que je me soumette car je fais trop de vagues. Syndicat, grève, prise d’initiative… Ce n’est pas comme ça que marche la Fonction publique ! Pour la peine, on me renouvelle ma période d’essai de 3 mois supplémentaires, sans justificatifs. Allez, c’est cadeau.
La réunion est extrêmement tendue, je me suis fait accompagner par deux représentantes syndicales. Ils ont voulu jouer à deux contre un, nous sommes désormais à trois contre deux. J’ai deux très bonnes coéquipières qui ne lâchent rien. Mais celui qui me surprend le plus, c’est moi-même. Je suis galvanisé. Je peux leur dire leurs quatre vérités sans ciller. J’ai toutes les réparties même aux pires marques de mépris. On m’explique que je ne peux pas prendre de décision tout seul, que je suis un catégorie B, que je ne peux pas comprendre les décisions de ma hiérarchie. Je rétorque que s’ils organisaient un peu mieux le service, ça serait déjà plus compréhensible. Le doyen fait un laïus hors sujet sur son élection et sa responsabilité, je l’interromps en lui disant qu’on a bien compris que c’était lui le chef mais que nous ne sommes pas venus ici pour l’écouter nous faire la messe. Mon chef me fait des reproches sur mon travail, je lui oppose que c’est un fumiste, un pistonné incompétent, qui s’est fait exclure du siège de l’université car il devenait trop envahissant même pour les cadres là-bas, que ce n’est pas un manager, mais juste un petit chef qui se prend pour le Pape. Puis j’attaque. On me dit que je n’encadre pas mon équipe. Je réponds qu’on ne m’a pas assigné de bureau :
Mon N+1 : « Si vous êtes dans le bureau appariteurs.
Moi : – Non, je ne suis pas appariteur, je suis technicien audiovisuel, vous vous rappelez, c’était votre offre d’emploi.
– Oui mais vous êtes chef d’équipe, vous devez être avec vos agents.
– Et alors ? Vous êtes bien notre chef d’équipe vous, vous n’êtes pas avec nous ? Si ? […]
– Par ailleurs, je vous rappelle que même dans le bureau de mes équipiers nous n’avons que deux postes de travail pour cinq agents.
Le doyen : – Oh ? Bah ? Si ce n’est qu’une question de confort…
Moi : – Écoutez, dans ce cas, vous allez aussi partager votre bureau avec tout l’étage, on verra si c’est juste du confort. […]
– Vous n’êtes pas assez communicant avec votre hiérarchie, vous prenez des initiatives sans nous en informer.
– Vous avez vu mon CV ? J’ai été 15 ans indépendant, pourquoi vous avez recruté un ancien freelance si vous ne vouliez pas d’un agent autonome ? »
La réunion se termine au bout d’une heure avec ce genre d’invectives en permanence. Nous sommes tous rincés. Aucun changement n’intervient vraiment après ça. Par chance j’avais documenté tout mon travail, photos à l’appui. Ainsi, les reproches qu’on a tenté de me faire pendant cette entrevue tombent à l’eau. Ils n’ont plus rien contre moi. Je fais mon boulot, et je le fais même trop bien, mieux qu’aucun d’entre eux n’aura jamais les capacités de le faire. Je suis au bureau et sur le terrain, je fais mes tâches et je dépanne aussi des collègues sur d’autres missions. Je suis une machine. C’est mon moyen de résistance. J’arrive à fédérer des collègues grâce à ça. Ils sont admiratifs de ma combativité, je le sens. J’arrive à leur faire faire des entrées au registre, j’ai un collègue qui décide de se syndiquer puis deux. Je convoque mes camarades du syndicat pour venir faire une ronde, ils prennent un, deux, cinq, dix, quinze témoignages. Tous les services sont en souffrance. Mais les agents commencent à parler. Surtout ceux qui sont en premières lignes et qu’on envoie ramasser la merde, littéralement, tous les jours.
Mais ce rythme est épuisant et je sens que j’ai besoin de ralentir. J’arrive à voir la médecine du travail, la psychologue me confirme mon temps partiel thérapeutique. Je n’ai plus qu’à faire signer mon dossier par mon médecin traitant. Je me rends à son cabinet. Elle me dit : « Ce n’est pas à la sécu de payer pour les défaillances du service public. Si je vous mets un temps partiel, votre chef va vous harceler à temps partiel ? Ce n’est pas vous qui êtes malade, c’est un problème de service, vous devez régler ce problème en interne… C’est très courageux ce que vous faites. ». Oui, c’est peut-être courageux, mais là vous ne m’aidez vraiment pas.
La rentrée passe, je me rends compte que même en présence des étudiants la charge de travail n’est pas si importante. Nous sommes partiellement placardisés, on nous donne peu de travail. J’ai constaté aussi que les compétences en interne étaient déjà bien disponibles avant mon arrivée. J’ai des collègues qui ont tout donné pour avoir leur promotion pendant 10 ans, 15 ans, sans jamais aucun retour.
Les semaines à suivre ne furent pas meilleures. Même en sachant que j’allais être licencié, j’ai fait mon travail jusqu’au dernier jour, non pas par conscience professionnelle ni même par respect de l’institution, juste par solidarité avec les collègues. Mi-novembre je reçois un recommandé, je ne vais même pas le chercher car je sais déjà ce qu’il contient.
Quand je me décide enfin à aller chercher mon recommandé, sans surprise, c’est bien une convocation préalable à un licenciement. L’idée de boycotter ce rendez-vous me traverse l’esprit un moment mais je décide de rester pro et de ne pas donner de balles à mes contradicteurs. Je fais une fois de plus appel au syndicat. Ils auront fait leur possible avec les armes à leur disposition mais ce n’est qu’une parodie de discussion. Mon N+1 est évidemment là, avec son rictus insupportable et sa tête de premier de la classe ainsi que la RH (dieu que je hais cette profession). L’échange tourne court, je n’essaie même pas de me défendre. Je rappelle juste les faits et ce que j’ai mis en place pendant mon court séjour. Certaines choses qui n’avaient pas bougé depuis plus de 10 ans. Je rappelle aussi que je suis un étudiant de cette université, que j’y ai fait mes 5 ans d’études sans réorientation, ni redoublement. J’ai réalisé la méritocratie républicaine sans qu’elle ne me le rende pour l’instant. Non content de n’avoir jamais pu obtenir un emploi équivalent à mon grade, voilà également que je me fais maltraiter par l’institution 10 ans après.
Je fais donc mes au revoir aux personnes que j’ai la chance de croiser. Le dernier jour, il règne une ambiance mortifère dans le service, tout le monde connaît déjà mon « sort ». Les nouvelles vont vite, c’est une petite ville. Les licenciements sont rares dans la fonction publique. Vous avez plus de chance d’en mourir que de vous faire virer.
Depuis, j’ai retrouvé une certaine sérénité qui ne durera pas longtemps car il faudra bientôt remettre une pièce dans la machine « recherche d’emploi » une fois de plus. Mais en attendant je pense m’être fait mon avis sur l’université publique. À aucun moment, hormis pour des personnes qui font un travail intéressant, je ne me suis senti utile dans cette institution. Paradoxal pour un service public, non ? Pas vraiment : si j’ai bien compris une chose, c’est que dans service public il faut comprendre service par le public. Tout ne tient que grâce à la bonne volonté de quelques agents qui fournissent leur matériel perso, des heures supplémentaires… Mais pour quoi ou pour qui ?
En arrivant, je pensais être au service des étudiants, de l’avenir, d’un projet de transmission. Tout ça n’est que du vent. Du vent pour faire vivre une petite élite. Des pistonnés, des héritiers, des arrivistes, des petites carriéristes minables, des malhonnêtes, des menteurs et des voleurs. Plusieurs fois je me suis dit : « si demain cet endroit ferme, cela n’aurait absolument aucune conséquence négative sur la société, bien au contraire ». On enlèverait une structure de domination supplémentaire. Une ploutocratie ridicule qui favorise la médiocrité et encourage le harcèlement. Des gens qui vous disent en permanence qu’il n’y a « pas de budget » mais qui font des rentrées solennelles qui n’intéressent qu’eux, avec petits-fours, champagne, tapis rouge et toges à 1500€. C’est Versailles. Toutes les lumières sont allumées. Mais pas à tous les étages.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).
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