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# Une vie de saisonnière 
Il est cinq heures, Paris s’éveille. Il est sept heures, je m’éveille. Je m’éveille dans une caravane pourrie, qui sent le chaud et la moisissure. J’ai 17 ans, on est début août, je dors sur un matelas en mousse, et je prends une grande inspiration pour profiter des quelques heures de fraîcheur avant la fournaise.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 8 septembre 2025 37 min de lecture
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# Une vie de saisonnière

            Il est cinq heures, Paris s’éveille. Il est sept heures, je m’éveille.

            Je m’éveille dans une caravane pourrie, qui sent le chaud et la moisissure. J’ai 17 ans, on est début août, je dors sur un matelas en mousse, et je prends une grande inspiration pour profiter des quelques heures de fraîcheur avant la fournaise. Je balance mes jambes et me décide à me lever. Mon corps proteste : il y a encore deux mois, je ne me levais jamais avant onze heures. Il a du mal à s’y faire. Ça ne me déplaît pas d’être debout aux aurores. Sentir l’odeur de la rosée… Je pourrais me lever quinze minutes plus tard, mais je sacrifie volontairement ce quart d’heure de sommeil pour profiter d’un moment de calme, de paix, avant une journée qui s’annonce tumultueuse.

            J’ai pas de douche, pas d’eau courante, pas d’électricité. J’ai une batterie externe que j’emporte pour avoir mon téléphone pendant la nuit, mais pas de quoi me faire un café ou quoi que ce soit de chaud. Ce sera comme tous les matins : une brique de jus d’orange tiédasse cul sec, et des petits gâteaux à l’avoine. Ma paye du mois, pour des œufs brouillés. Je prépare mon sac, toujours bien lourd. N’ai-je rien oublié ? Un petit billet pour me prendre un sandwich à la boulangerie ce midi, mon PC portable déchargé que je brancherai dans la réserve du boulot (je regarde toujours un épisode de Dr House pour m’endormir), mon téléphone et sa batterie externe, une serviette, mes affaires de toilette, du rechange, et surtout la caisse de la veille, que je dois déposer au patron en passant.

            Ça me stresse toujours. À chaque fermeture, le patron est déjà parti, alors je dois faire la caisse et la garder avec moi. Drôle de sensation : dormir dans une tente à côté d’une enveloppe contenant 5 000 balles en cash. J’ai une boule au ventre chaque jour. Imagine si je la perds ? Si on me la vole ? Si elle prend feu ? C’est pas plus mal que je n’aie pas d’électricité — ça fait un risque de moins.

            Je parle, je parle… mais je vais être en retard. Je ferme le cadenas qui protège symboliquement mon intimité, plus par acquis de conscience que par réelle efficacité. Le toit est troué, et une vitre est posée dessus pour assurer l’étanchéité… sauf que si je la laisse, la caravane devient un four solaire géant. J’espère qu’il ne pleuvra pas. Sinon, comme la semaine dernière, je devrai quitter mon taf et faire un aller-retour en urgence pour remettre le couvercle sur la marmite dans laquelle je vis. Sac, clés, téléphone, caisse : j’ai tout, on dirait.

            Allez hop, je grimpe sur mon vélo, et c’est parti pour vingt minutes de pédalage intensif. Ça grimpe un peu, mais je me dis chaque matin que je préfère que ça grimpe à l’aller qu’au retour — et je me le confirme chaque soir. La sensation de rentrer dormir tout en descente, après quelques bières quotidiennes, c’est si agréable. Le vent qui siffle, les températures qui redescendent… D’ailleurs, faut que je pense à rebrancher la lampe de mon vélo. Elle faiblissait hier, et je ne peux pas me permettre de pédaler dans le noir, sans gilet jaune, sur la nationale — surtout après quatre bières.

            Petit arrêt à mi-parcours à la boulangerie. Ce sera comme tous les jours : un sandwich végétarien et un fromage-crudités. Y a rien de kasher dans leurs viandes de toute façon. La boulangère me connaît — c’est la fille de la collègue de travail de ma grand-mère. Elle m’accueille toujours avec un grand sourire, et des fois, elle me glisse même une petite brioche pour me souhaiter bon courage. Elle me connaît. Elle sait que je bosse dur, que j’ai besoin de manger. Deux sandwichs, ça suffit pas toujours.

            On reprend le vélo, on pédale, et arrivée à l’embarcadère. J’ai de la chance de bosser dans cette boîte. De tous les loueurs de canoë de l’Ardèche, celui-là est un des rares à avoir son propre embarcadère. Pas besoin de s’entasser à l’embarcadère municipal et de s’engueuler avec les saisonniers des autres boîtes pour savoir qui mettra son lapin à l’eau en premier. Ah oui, les lapins. Faut que je vous explique. Entre saisonniers, on a un langage. Une manière de parler, un jargon. C’est à la fois un truc qui naît du fait qu’on vit tous les uns sur les autres en permanence, et en même temps, ça nous permet de nous échanger des messages sans que les clients comprennent.
Et aussi, parfois, de nous foutre un peu de leur gueule. Les lapins, donc. Pour faire simple, c’est les clients casse-couilles. Souvent les Hollandais — mais pas que. C’est ceux qui négocient le prix, qui posent des questions cons à rallonge, qui écoutent pas le briefing, qui chipotent sur le gilet de sauvetage… voire qui nous insultent. On les appelle les lapins parce que, sur les bateaux, les lapins portent malheur : ça ronge les cordages. Et crois-moi, quand t’as quinze lapins dans ton minivan, t’as qu’une seule envie : les mettre à l’eau le plus vite possible pour t’en débarrasser. Et prier pour qu’ils comprennent dans quel sens va le courant. C’est pas toujours gagné.

            J’arrive donc à l’embarcadère, il est environ 8h. On est cinq ou six à être déjà là. Le patron arrivera sûrement vers 10-11h. Je rentre dans son bureau (la clé est planquée dans le frigo à boissons, dans une canette de Pepsi découpée au fond). Je fais attention à ne toucher à rien : il déteste qu’on touche à ses trucs. J’ouvre le deuxième tiroir de son bureau, je pose la caisse de la veille dedans, sur un tas d’enveloppes kraft. Il a sept points de vente en plus des deux embarcadères, donc ça fait neuf caisses par jour à compter et à vérifier. Il y passe toutes ses matinées, tous les jours. En général, s’il y a un souci, on le sait vers midi-13h. Ça m’arrive assez souvent de faire des soucis. Je suis en L, moi, pas en S — et les très, très longues additions et soustractions, sans machine, juste à la calculette… ben ça laisse vite passer une erreur. Surtout avec autant de gens qui paient en cash. Ah oui, on prend pas les chèques. Et la carte, le moins possible. Je suis pas bête : je sais très bien que c’est pour limiter la traçabilité de la boîte. Il déclare ce qu’il veut, mais c’est pas mon problème. Moi, j’ai mon SMIC déclaré, et le reste des heures au black. Tous les mois, j’ai mon chèque… et une jolie enveloppe molletonnée pleine de billets de 5, 10 et 20. Et ça me va très bien. Je pose donc la caisse, en faisant toujours en sorte d’être dans le champ de vision de quelqu’un (toujours avoir un témoin au cas où, ça m’a déjà sauvée), et je referme le bureau. Je range la clé, et me prends un Pepsi pour moi, un peu de caféine, ça fait du bien. On oublie pas de mettre une petite croix à côté de son nom sur le papier scotché au frigo, pour que le patron nous soustraie ça à notre black de fin de mois. On a de la chance, il nous les fait hors taxe.

            La douche vient de se libérer, je saute sur l’occasion. Pas d’eau courante à la caravane, ça veut dire que je marine dans ma sueur toute la nuit. Je vous laisse imaginer l’odeur de mon sac de couchage. J’ai hâte de me débarrasser de cette crasse qui me colle à la peau tous les jours — mélange d’eau de rivière vaseuse, de sueur, de poussière de la route et d’éclaboussures du produit pour laver les gilets. Douche prise, il est 8h30. Je remonte sur mon vélo et je file à la boutique, celle où je bosse aujourd’hui. On est lundi, donc je suis au point de vente de bord de route. J’aime bien, parce qu’il y a toujours beaucoup de monde, et je déteste m’ennuyer. Point négatif : on n’a pas la clim là-dedans. Pas grave, je cours trop pour en profiter de toute façon. Mon collègue est déjà là, il semble être arrivé depuis peu, il est encore en train de se faire son café. Je pose mes affaires, je le salue et vais poser mon sac dans la réserve. Je branche mon PC et ma batterie externe, puis je reviens papoter un peu avant qu’on ouvre. Il est 8h35, on ouvre dans 20 minutes, juste ce qu’il faut pour que je lui débriefe la journée d’hier où il était en congé. Ensuite, on passe un coup de serpillière en discutant jeux-vidéos et on ouvre.

            Y a pas grand monde à 9h pile, mais pas d’inquiétude, 20 minutes plus tard voilà déjà trois voitures garées sur le parking. Consigne du boss : je dois aller les voir individuellement pour vérifier que ce sont bien des clients à nous. La guerre des parkings entre loueurs bat toujours son plein, et les petits resquilleurs d’en face envoient parfois des clients se garer chez nous. Je déteste faire ça, mais à ce qu’on dit j’ai un « bon relationnel », donc je suis celle qui doit le faire. J’aurais dû être cassante et cynique comme mon collègue, ça aurait été plus simple. Tant pis pour moi.

La matinée se passe, les clients se suivent, avec les mêmes questions, les mêmes inquiétudes, les mêmes désirs. J’adore ce métier. Je suis dans mon élément. J’ai grandi ici, dans un village à moins d’une demi-heure de route, j’ai grandi dans ces Cévennes, j’ai appris à nager dans cette rivière, mon grand-père était maire du village, et tout le monde ici sait qui je suis dès qu’ils voient mon nom de famille. C’est comme ça que j’ai eu ce boulot si facilement. Je me suis présentée, on m’a dit : « Ah mais attends, t’es pas la petite-fille de ***** toi ? » Et j’étais embauchée. Facile. Quel meilleur taf que bosser sur ou autour de la rivière ? Moi qui ai fait du kayak en club pendant 10 ans, qui peux expliquer la différence réelle entre une barque, une pirogue et un canot, qui connais par cœur chaque virage et chaque rapide de ce tronçon de rivière. Je me sens bien, je suis heureuse de faire ce taf, d’être ici. Vaut mieux ça que de bosser au tri des déchets comme ma camarade de classe, la pauvre.

            Une famille arrive, qui s’angoisse. Je les rassure, les embobine, leur vends une formule journée, leur mens, leur fais croire que je leur fais un prix, puis les fais raquer au prix fort. J’ai toujours un pincement au cœur, ils n’ont pas l’air bien riches et leur soutirer 250 balles comme ça, c’est pas ce que je préfère, mais j’ai déjà été pincée à donner des ristournes non justifiées et j’ai pris une danse, je m’en souviens encore. Quand c’est des gens qui me touchent ou qui sont particulièrement gentils avec moi, parfois je leur fais 10 % et je dis au patron qu’ils venaient d’un camping partenaire. Le camping ne va pas se plaindre, ça augmente ses chiffres, et ils peuvent négocier une commission en fin de saison. Tout le monde est content. Mais faut pas que je me fasse choper. Famille embobinée et encaissée, contrat signé, ils sont à moi. Je leur explique la marche à suivre, leur dis quoi emmener avec eux, les rassure sur leurs questions bêtes (si vous saviez ce que j’entends comme questions bêtes, vous relativiseriez la stupidité des vôtres), et les envoie à leur voiture pour qu’ils se changent avec un bidon étanche pour y mettre leurs affaires. Famille suivante, et ainsi de suite.

Quand la famille revient, je les fais patienter, en général pas plus de 10 minutes, le temps que j’aie un groupe d’une dizaine de personnes qui soient au même point. Puis je tape sur l’épaule de mon collègue, qui se bat avec un talon de carnet de chèques vacances, et lui dis : « Je pars en briefing, garde un œil sur ma caisse. ». J’adore faire les briefs. C’est le moment où tout le monde m’écoute, où y a plus de logique monétaire, où tout ça est mis derrière, où il ne me reste plus qu’à brûler de passion pour les eaux vives. Je jette un œil en arrière, y a pas tant de monde que ça, mon collègue gèrera sans souci, je peux faire un briefing long. On a 3 types de briefs avec mon collègue : le briefing court, où on donne que les éléments importants ; le briefing éclair, où on dit à peine les consignes de sécurité pour les envoyer le plus vite possible, c’est quand on est débordés par le monde ; et le briefing long. Le briefing long, celui que je vais faire, quand on a le temps, où en plus des mesures de sécurité, on prend le temps de répondre aux questions, on donne des tips sur comment pagayer efficacement, des conseils d’endroits sympas pour leur pause casse-croûte, et on prend même le temps de faire de la prévention sur l’écologie et le respect de la nature environnante. Si ça ne tenait qu’à moi, je ferais ça tout le temps : passer 2 minutes de plus au brief pour éviter de saloper la réserve naturelle dans laquelle y a des espèces d’oiseaux qui ne vivent nulle part ailleurs dans le monde, c’est quand même le minimum. Et leur expliquer pour qu’ils puissent apprécier la beauté des paysages, ce serait bien aussi. J’aimerais prendre 30 secondes de plus pour leur expliquer pourquoi la rivière est en lacets, le phénomène d’érosion… Allez, tant pis, je le fais. Comme prévu, des étoiles dans les yeux, tout le monde est conquis. Faut dire que je parle bien (avantage de faire L). J’insiste sur les déchets, sur le respect de la nature. Je sais que la réserve sera dégueulasse et qu’on devra encore bénévolement faire le taf de nettoyage en septembre pendant des semaines, sur notre temps libre, pour pouvoir juste vivre dans des conditions propres et saines (on y vit le reste de l’année, nous, autour de la rivière). Mais au moins, les bouteilles en plastique qu’on récupérera, elles ne viendront pas de ces clients- là. C’est déjà ça.

            Je les envoie à l’embarcadère, je les entends être très heureux de ma prestation, de mes explications. Je sais que ça peut changer une descente, je suis fière de moi. Mon collègue me regarde en coin avec un sourire, je sais qu’il l’est aussi. Je me sens bien, heureuse de ce petit acte de résistance. Pause repas, qu’on prend à tour de rôle. D’abord lui, puis moi. Il avale une gamelle en 5 minutes, debout dans la réserve, pendant que je gère un moniteur de centre aéré qui vient demander des devis à tous les loueurs. Eux, je sais les gérer, ils veulent juste un prix bas, donc je casse les marges, je leur fais quasi 20 %, mais je sais que pour plus de 30 enfants, ça sera pas un souci avec le patron. Ce qui serait un souci, c’est que je laisse filer plusieurs centaines d’euros. Devis fait, je le sens pas convaincu, mais c’est hors de mon contrôle. À mon tour de manger. Un sandwich, deux sandwichs, même pas 10 minutes et les voilà engloutis. Je contemple la brioche, mais je la repose dans mon sac. Elle sera bien plus savoureuse juste après la fermeture, avec la bière du soir.

On reprend le travail, et les tout premiers clients du matin commencent à revenir, ayant fini leur descente. Ça commence toujours doucement, les premiers retours se font en général vers 13 h, ceux qui sont partis tôt pour éviter le monde. Ce sont les plus futés, et la rivière est si belle à 9 h du matin, si calme, si paisible. J’ai envie de faire une descente moi aussi, c’est prévu avec des amis, on partira un samedi soir et on la fera de nuit. On n’a pas le droit normalement, mais quand on est potes avec tous ceux qui bossent là-dedans, on se fout des arrêtés municipaux. Je pense à cette descente, j’ai envie de pagayer moi aussi, de prendre tous les rapides le plus vite possible, la rivière me manque. Les retours arrivent, dans le mini-van, ils sont épuisés les pauvres, y a même un enfant qui s’est endormi et qui bave contre la vitre du bus. Ils se secouent et descendent, on leur explique que leurs bateaux et pagaies dans la remorque filent directement à l’embarcadère pour être réutilisés. Un des enfants me demande s’il peut remonter sur le bateau une dernière fois pour une photo. J’ai pas le choix, je refuse. On bloque la route là. Ils descendent du van avec leurs gilets et leurs bidons, dans lesquels sont rangées leurs affaires. Je récupère les gilets, les envoie à leur voiture pour décharger leurs affaires, et leur dis de revenir ensuite pour me débriefer leur descente. En théorie, je dis ça pour m’assurer qu’ils me ramènent leurs bidons, en réalité j’essaie vraiment de recueillir des retours. Je dis au patron que c’est pour m’améliorer et l’excuse lui convient. En réalité, je veux encore parler de rivière, voir s’ils ont apprécié, recueillir leur émerveillement et leur bonheur. C’est ma drogue, c’est à ça que je carbure. C’est pour ça que je tourne à 5 heures de sommeil par nuit depuis 6 semaines, c’est ce qui m’empêche de craquer.

            Pendant qu’ils déchargent leurs affaires, voilà le début du coup de feu. Énormément de gens font leur descente juste après avoir mangé, pensant faire des économies en pique-niquant chez eux. Erreur de débutant, mais erreur qui nous met dans la panade. Entre 13 h et 14 h, le parking se remplit soudainement et les clients d’en face commencent à venir tenter de se garer chez nous. On est repartis pour un round de faire la police. Je déteste ça. Aux clients d’autres loueurs s’ajoutent les camping-cars qui fuient l’aire qui leur est dédiée, en plein cagnard sans ombre. Notre parking a de l’herbe et des grands arbres qui le bordent, c’est leur spot rêvé. Et ils peuvent y rester, le temps de faire une descente. Pas plus. Et s’ils n’en font pas, c’est hors de question. J’aime pas faire ça. Je sais que leur aire est terrible, c’est normal, c’est la même que celle des gens du voyage. On voudrait quand même pas être accueillant pour les Roms ? Non, on va plutôt leur mettre un gigantesque carré de béton en plein soleil avec des grilles autour et un seul point d’eau pour 150 places, bien sûr.

Allez, on n’y pense plus, retour à la boutique. Les retours commencent à se faire de plus en plus nombreux. Je laisse mon collègue au comptoir et je passe en arrière-boutique pour laver des gilets. On lave toujours tous les gilets de sauvetage entre chaque client. Ça peut paraître évident, mais c’était pas le cas avant. Y a 15 ans, un loueur a commencé à faire ça et à le mettre sur ses dépliants comme argument commercial. Les autres se sont bien moqués pendant un an, le traitant de débile, de fou, de chochotte, mais ça a eu un effet radical : les clients ont commencé à se poser la question de savoir si leurs gilets étaient lavés ou pas. Et croyez-moi, en 3 ans, tout le monde a dû s’y mettre. On prend deux gilets, on les pose au sol ouverts, on y passe le karcher pour enlever les traces visibles de crème solaire, des deux côtés, on les balance dans le bain désinfectant qui stagne derrière le bâtiment, et on recommence. Quand y a 15 gilets dans le bain désinfectant, on se retrousse les manches (façon de parler, il fait 40°, je suis en débardeur), on plonge les mains dedans et on brasse les gilets, pour bien les laver. Ensuite, on les sort et on les étend en position de séchage. On les rince pas, on a pas le temps, et comme ça le produit a bien le temps de s’incruster dans la mousse, c’est plus propre, non ? Pas vraiment. Le gros souci avec ça, c’est pas tellement d’avoir les bras dans l’eau fraîche, non ça je m’en accommode très bien. Le gros souci, c’est que l’eau contient un antibactérien assez virulent, et que chaque fois ma peau me brûle après y avoir passé trop de temps. Alors, je devrais me rincer, j’ai de l’eau à disposition au karcher, sauf que cette eau, elle est à 70°, et sous pression, donc si je me rince les mains, je m’arrache et me cuis la peau. Du coup, ce que je fais, c’est qu’au lieu de faire une grosse session gilets, j’en fais un petit peu de temps en temps, toutes les 30-40 minutes je fais une ou deux fournées. C’est pas le plus intelligent, pas le plus optimal, mais je préfère ça, quitte à courir encore plus le reste de la journée, à perdre ma peau sur tous mes avant-bras. L’autre inconvénient, dont je ne me suis pas rendu compte sur le moment, c’est que pour accéder à la cuve en fin de journée, faut passer sous les fils sur lesquels sont suspendus les gilets qui sèchent, et qui gouttent parfois. Alors c’est rien, des p’tites gouttes, c’est pas grave, mais vu que ça goutte du produit, ben sur mon crâne ça fait parfois des réactions. Mon crâne allait bien à l’époque, mais depuis ces années-là j’ai des poussées de psoriasis régulières, et je peux pas prouver que  ça vient de là, mais je le suspecte fortement.

            Revenons à nos moutons. Les retours arrivent, et parmi eux la famille dont je vous parlais en début de texte, ceux à qui j’ai fait le briefing long. Eux je les aime bien, ils avaient l’air de m’écouter, et la fille a sur sa casquette un petit pin’s avec un drapeau LGBT, faisant moi-même partie du lobby, je lui lance un regard souriant et elle comprend et me le renvoie. On a le droit de filer aux gens qui reviennent du café et du sirop à volonté, mais on le fait rarement par manque de temps. Je prends ce temps-là pour eux. Une fois qu’ils ont ramené leurs bidons, qu’on a passé la grosse vague du retour de 16 h 30, je leur sers un truc à boire, avec de l’eau fraîche qu’on garde dans un bidon au frigo (c’est pas interdit mais on le cache au boss, on ne sait jamais, tant qu’il est pas au courant il peut pas nous en empêcher). Je discute un peu avec eux, je leur demande comment ça s’est passé, ils sont tous enchantés sauf le fils qui se plaint d’avoir mal aux bras. Il a l’air d’être au collège, 12-14 ans, normal à cet âge-là de râler, il a bien raison. Ils se posent dans l’herbe avec leur verre de sirop (je leur ai confié la bouteille, en leur disant bien de me la ramener quand ils auront fini), et ils se détendent dans l’herbe. La fin de la journée approche, on ne fait plus de départs, le parking se vide lentement, il y a de la place. Je suis contente de les voir passer ce moment en famille, les parents se font un câlin au pied d’un arbre, le fils est sur son téléphone et la fille bouquine, c’est doux comme vision. Quand ils décident de rentrer, on discute encore un peu, de leur vie, de la mienne, je leur raconte quelques anecdotes de saisonniers qui les font rire (que je ne dirai pas ici, je vais pas cramer mes meilleures histoires, elles se méritent), et ce moment de sympathie me redonne un coup de boost. Ils me proposent même de m’inviter à manger dans leur camping, je refuse poliment, j’aimerais vraiment bien, mais je connais mes horaires et ils dormiront quand j’aurai fini. Ils me quittent en me promettant de revenir l’année prochaine, et je leur promets que je serai là. Je les ai d’ailleurs revus l’année suivante, et ça m’a fait très plaisir, mais c’est une autre histoire.

            La fin de la journée approche pour la boutique, mais pas pour moi. J’entame la fermeture, passe un coup de balai, fais un tour du parking, lave les derniers gilets, pendant que mon collègue fait la caisse. C’est moi qui la récupérerai cependant, lui a déjà été pris en train de taper dedans. Je pense qu’il ne recommencera pas, et que s’il arrive à ne pas se faire prendre tant mieux pour lui, mais c’est pas moi le boss. On a un appel du moniteur de spéléologie qui vient comme tous les 3 jours se plaindre qu’on lui envoie des gens trop jeunes et pas assez intéressés par son activité. C’est moi qui décroche, je l’écoute patiemment, avant de lui répéter que c’est une initiation, qu’on ne peut pas attendre de gens qui font une initiation qu’ils aient la fibre des profondeurs, et que pour l’âge c’est pas moi qui fais le règlement et qu’il doit en parler au patron. Je sais qu’il ne le fera pas, il l’a jamais fait en 15 ans. Il finit par raccrocher en bougonnant. C’est ça, à dans 3 jours pour la même rengaine.

            Ça y est, il est 19h, on ferme. On clôture la caisse canoë, la caisse activité, et la caisse petites ventes (principalement boissons, mais aussi quelques accessoires de sport sur un présentoir). On ferme les grandes baies vitrées, on met bien visible le panneau avec toutes les infos, et on file à l’embarcadère. La grande majorité des gens de la boîte sont là, c’est l’heure de fermeture pour tout le monde. On se prend un café ensemble, on attend les chiffres de la journée. C’est souvent le moment où on sait si on a bien bossé ou pas. Le chiffre tombe : journée dans la moyenne haute, donc pas énorme pour un lundi. Dommage, y’a deux semaines on avait explosé notre record de descentes en une journée, c’était un beau bordel. Je fais remarquer qu’on aura bien l’occasion de se rattraper, la semaine prochaine c’est le week-end du 15 août. J’aurais peut-être dû la fermer, tout le monde me regarde avec un air du genre « pourquoi tu casses l’ambiance, toi ». Pas très grave.

            Je file à l’arrière du débarcadère, et je constate la « pile » de gilets pas encore lavés. Le mot « tas » serait plus exact, et il doit faire ma taille environ. On m’explique que le gars qui s’en occupait cet après-midi s’est fait emmerder par un client bourré, ils se sont battus, et il est parti à l’hosto pour un nez peut-être cassé. C’est pas si exceptionnel, moi-même je me suis déjà retrouvée agressée par un vieux gars qui avait trop bu après sa descente et qui était venu me faire chier sur ma queerness. Il avait commencé à me poser des questions lourdes avant de tenter des attouchements. J’avais été paralysée, je ne comprenais pas ce qui se passait. Heureusement, en moins de 2 minutes (qui m’ont semblé des heures), un collègue a surgi dans mon champ de vision, lui a attrapé la tête et l’a explosée contre le bord du bac. Faut pas faire chier les saisonniers en août, on est tous épuisés et à cran. On veut tous ne pas s’énerver entre nous, mais du coup on est des boules de nerfs sur le point d’exploser. À la moindre contrariété, certains peuvent devenir violents. J’ai dû convaincre ce gars-là d’arrêter d’essayer de noyer le client dans le bac à désinfectant — vous savez, celui qui brûle la peau. Drôle de journée. On n’est pas inquiets que le client porte plainte, déjà parce qu’il m’avait agressée en premier et que je suis mineure, et ensuite parce qu’en cas de problème, on se couvre tous les uns les autres. Fonctionnement mafieux, mais efficace. Et c’est aussi ça que j’ai tant aimé dans ce taf, et que j’ai retrouvé en cuisine : la solidarité forte face au monde extérieur. Personne nous touche. On est les rois. On travaille là, mais on mérite le respect, et on saura l’obtenir. Y a un rapport à la dignité là-dedans. On peut subir de l’humiliation du patron, mais de l’extérieur de nos milieux, jamais. On se laisse pas faire. De tous les tafs de vente que j’ai faits, c’est le seul milieu où y a ça. Le client n’est pas roi ici, on le cadre. Après, ce serait bien que ça ne se fasse pas via une quasi tentative de meurtre, mais sur le coup, me sentir autant protégée m’a fait un bien fou. Et malgré la violence de ce milieu, quand aujourd’hui des mecs me sifflent dans la rue ou tentent de prendre des libertés avec moi, je repense à ce collègue sorti de nulle part comme un héros qui a plongé la tête de ce mec dans un bain chimique juste parce qu’il m’embêtait. Ça me donne de la force, et envie d’avoir un collectif autour de moi. Ou au moins un sentiment. C’est aussi pour ça que je les laisserai jamais tomber, les collègues. Je les vois épuisés, je le suis moins qu’eux, je vois cette pile de gilets, je dis rien et j’en prends 3 sous le bras.

            On y va, y a du taf à faire. Qu’importe que je sois payée (je le serai) ou non, je le vis comme un service que je leur rends. Cette solidarité pas politisée, c’est un peu du pain béni pour le boss. Je passe deux heures à karcheriser des gilets, et à les tremper dans le bain chimique. Ça me fait du bien de faire ça de mon côté, sans parler à personne, avec juste le ronronnement du karcher, le bruit des cigales et les clapotis de la rivière. C’est reposant après une journée de bruits, discussions et négoces. Au bout de ces deux heures, le soleil commence à se coucher. Je reviens vers tout le monde, et je vois qu’ils sont cinq autour d’une des jeeps, avec le capot ouvert. Ça sent pas bon. Je m’approche, ça discute mécanique et réparations. Je comprends rien, c’est pas mon domaine, mais je comprends que ce 4×4 a l’air d’être mort. Ça fait chier, c’est avec ces véhicules qu’on remorque les bateaux le soir. Ça veut dire qu’on va devoir faire plus d’allers-retours avec les autres.
Une fois de plus, y’a besoin d’aide, donc je saute sur la banquette arrière et on part en aval de la rivière. Là nous attend un collègue du bas, comme on dit, celui qui est au débarcadère (à ne pas confondre avec l’embarcadère), et qui guide les gens dans les bus pour les ramener chez nous. Il passe sa journée à gesticuler au soleil et à charger des bateaux, il est extrêmement bronzé et blond aux bouclettes platines, il a une tête d’australien. Des gens l’appellent parfois comme ça, mais il déteste ça, alors pour nous c’est juste Fred. On saute du véhicule, et pendant que certains font des allers-retours pour charger les pagaies, nous, on s’occupe des bateaux. On grimpe sur la remorque, on chope chacun un bout et hop, un mouvement de bras, et on les hisse sur le dessus de la remorque, à quasi 4 mètres de hauteur. À bout de bras, et ils pèsent entre 50 et 75 kilos selon le nombre de places. Ça fait du sport. Je sue, je tousse, mais je tiens, je commence à m’habituer.

            Il est 23h30, la nuit est tombée, on a tous des frontales. Une fois qu’on a chargé 16 bateaux par remorque, deux colonnes de 8, et que toutes les pagaies sont à l’arrière des jeeps, y’a plus assez de place assise pour tout le monde. Moi et d’autres, on grimpe sur les remorques et on s’assied sur les bateaux sanglés. Les bateaux sont sanglés, pas nous. On a intérêt à bien se tenir, à 90 km/h sur des routes sinueuses, au bord de la falaise, à 4 mètres du sol, tout le vent dans la gueule, sans ceinture. Histoire d’être encore plus cons, c’est le moment où Fred me file une bière, une Leffe triple, et croyez-moi, je la bois avec plaisir. Je réalise aussi que c’est le premier moment où je m’assieds depuis que j’ai déposé mon vélo ce matin, et la fatigue me casse les jambes. Je savoure le vent qui rafraîchit, la bière du soir — première d’une longue série en général — et surtout ce moment assis où je peux enfin détendre mes muscles. Je réalise à ce moment qu’ils me font super mal. C’est normal, c’est le taf. On rentre enfin à l’embarcadère et on décide de décharger tout ça demain, tout le monde est épuisé. On saute hors de la remorque, personne n’est blessé, on se rend même pas compte du danger de faire ça tellement on s’y habitue.

            Là, on s’assied sur une table de pique-nique à côté du parking, et on sort des trucs à grignoter : chips, saucisson, fromage, pain, gâteaux, etc. J’essaie quand même de faire un peu gaffe : j’ai acheté pour la semaine un stock de barquettes de carottes râpées à l’Intermarché à côté, et j’en mange une tous les soirs. Les collègues font des blagues sur les carottes et les lapins, mais je sens que mon corps a besoin de vitamines. Je réalise aussi que j’ai pas mangé chaud depuis deux mois. Ça me manque, malgré la canicule. La brioche de la boulangère est particulièrement savoureuse.
            Après 4 bières pour ma part, et bien plus pour les autres, vient le tour des joints. C’est là que j’ai commencé à fumer, et le joint du soir, rempli de la weed que faisait pousser un collègue dans sa salle de bains, j’avoue que ça aide énormément à supporter la journée. Je reste sur alcool et cannabis, je refuse d’aller plus loin. Les collègues, eux, sniffent depuis ce matin pour certains. Je ne les blâme pas, je ne fais ça que 3 mois, eux y sont à l’année, avec un rythme infernal. L’été ici, l’hiver aux remontées mécaniques. Ce sont mes vacances, c’est leur quotidien.

            Quand la tête commence à me tourner, c’est le moment de rentrer. Il est minuit trente, je reprends mon vélo, récupère mon PC qui chargeait, reprends mon sac, et on se rentre. Là, je savoure encore le fait que la route soit en descente. Y’a personne sur la route, je roule au milieu, un peu en zigzaguant sous l’effet de ce que j’ai bu et fumé, et je finis enfin par rentrer. Je suis crevée. Il est une heure du matin. Je m’allonge direct en rentrant, j’ouvre mon PC, je branche mon téléphone sur la batterie externe, et je lance un épisode de série pour passer en mode repos. Aujourd’hui, j’ai un peu plus de mal à m’endormir, alors je lance un deuxième épisode. Je sens le sommeil qui approche, doucement. Le climax du deuxième épisode arrive, je sens que je vais m’endormir juste après. Seulement, mon PC, épuisé par la chaleur, s’éteint faute de batterie. Bordel de merde, je saurai pas ce qui se passe à la fin, je devrai attendre demain soir ! J’aurais dû me contenter d’un seul. Je m’endors à cette pensée, et me réveillerai 4h plus tard pour une nouvelle journée.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).


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