# Une vie de pigiste
Dans le journalisme, il y a ce mode de rémunération ingrat que l’on nomme « la pige », où l’on est payé à la tâche. Qu’elle soit subie ou voulue, cette condition rime généralement avec précarité, et la variabilité des revenus selon les mois pousse souvent celles et ceux qui pratiquent la pige à rester inscrits à France Travail afin de pouvoir cumuler activité et droits au chômage. Quitte à faire péter les plombs à son conseiller, ou sa conseillère, perdu·e devant la complexité d’un système que les pigistes eux-mêmes ont souvent du mal à comprendre
« Allo ? Bonjour monsieur, ici votre conseillère France Travail. Ecoutez, je ne comprends pas, j’ai bien reçu vos feuilles de paie pour ce mois-ci, mais pourquoi elles ne font pas mention du nombre d’heures réalisées pour l’entreprise ? » « Eh merde », me dis-je, il va falloir tout lui expliquer… Mais je ne lui en veux pas, la pige, c’est une galère sans nom. Alors je prends mon mal en patience et je tente de faire de la pédagogie. « En fait, je suis journaliste pigiste en presse écrite, c’est-à-dire que je suis payé au papier, plus précisément au feuillet, c’est-à-dire 1500 caractères espaces compris. Donc que je passe deux ou dix heures dessus, un feuillet, c’est toujours un feuillet. Vous verrez, le prix du feuillet dépend du type de média, ça va de 50 à 120 euros. L’une des rédactions avec qui je bossais a fermé, j’ai une baisse d’activité, donc France Travail doit me verser un peu d’argent au titre de l’allocation de retour à l’emploi pour compenser cette baisse de production. »
Le léger blanc au téléphone m’indique que mon interlocutrice, elle, ne pige rien du tout. « Mais du coup, vous êtes intermittent du spectacle ? » Non, toujours pas. « Mais moi j’ai besoin de savoir combien d’heure ça vous a pris. Tenez, cette fiche de paye là… ». « Ah oui, c’est une enquête, ça m’a pris quatre mois. » « Quoi, vous avez bossé quatre mois pour 800 euros ? », me répond-elle. L’échange se poursuit, puis elle finit par me lâcher : « Et sinon, Burger King recrute hein… »
Bienvenue dans ma vie de mercenaire de la plume. En France, nous sommes environ 4 500 pigistes à avoir une carte de presse sur les 35 000 journalistes possédant ce bout de plastique jaune, qui n’est pourtant pas nécessaire pour exercer (en réalité, nous sommes sans doute plus nombreux, j’y reviendrai). Quand j’ai commencé le journalisme, je voulais faire de l’enquête au long cours, aller sur le terrain pour sortir des révélations qui puissent faire bouger les lignes. Mais aujourd’hui, le tâcheron gratte-papier que je suis sait pertinemment que s’il s’engage à plein-temps sur une enquête qui peut durer plusieurs mois, son frigo restera vide jusqu’à la publication de celle-ci. Exit donc les investigations, et bonjour les sujets vite-fait bien faits à la chaîne qui ne nécessitent que des coups de téléphone. En cela, je suis persuadé que la pige nuit à la qualité de l’information.
Pour compléter leurs fins de mois, certain·es pigistes acceptent des missions de communication institutionnelle, bien que cela soit normalement interdit (la charte de Munich, qui régit nos droits et devoirs, précise bien que le journaliste n’est pas communicant…) Ces missions ne comptant pas pour le renouvellement annuel de la carte de presse (qui permet d’accéder à des évènements précis et de faciliter les accréditations) sur présentation des bulletins de salaire prouvant que le journalisme est notre activité principale, certains se retrouvent sans, et ont du coup, encore plus de difficulté à travailler dans le journalisme (alors qu’on ne le rappellera jamais assez, mais la carte n’est pas obligatoire pour exercer).
Salarié, et rien que salarié
Être journaliste pigiste confronté au Pôle Emploi de la Start-Up nation, c’est devoir connaître le Code du Travail sur le bout des doigts, et ne pas hésiter à ramener une copie de notre convention collective lors des entretiens avec son ou sa conseillère. En France, le statut de pigiste est officialisé par la loi Cressard de 1974. Celle-ci dispose que « Toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel, est présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties. »
Ce texte indigeste sous-entend deux choses essentielles à faire valoir aussi bien aux rédactions qu’aux sbires de France-Flicage. Premièrement : Un journaliste professionnel, y compris pigiste, ne peut être QUE salarié, donc avec tous les droits et les cotisations qui vont avec, bien que des rédactions essaient de gruger en payant des pigistes en facture d’auto-entrepreneur pour ne pas payer les charges. Ce qui veut dire que ma feuille de paie pour un article comprend bien des lignes dédiées au chômage, au treizième mois etc.
Deuxièmement, et c’est là qu’il faut s’accrocher : commencer à piger pour une rédaction, est considéré comme un CDI présumé, bien que ce « contrat » se résume souvent à un échange de mails avec une rédaction afin de fixer un nombre de feuillets pour un article commandé par celle-ci. Oui, vous avez bien lu, un pigiste ne signe pas de « contrat de travail » officiel en tant que tel, comme on les connaît partout ailleurs. Encore un truc qui fait halluciner France Travail. Comble du comble, les pigistes ont la plupart du temps plusieurs employeurs, donc pas UN, mais PLUSIEURS patrons…
Une condition précaire
Être pigiste, c’est, la grande majorité du temps, être seul, devant son ordinateur, bien que certain·es se réunissent en collectif pour rompre l’isolement. J’évoquais plus haut les échanges de mails avec les rédactions. Cette activité est extrêmement chronophage dans la vie d’un pigiste, car proposer un papier, c’est se vendre et vendre son sujet à un canard qui reçoit des dizaines de propositions par jour. Il ne faut donc pas hésiter à relancer car votre premier mail ne sera généralement pas lu, ou alors, il ne faut pas être pressé. Je me rappelle avoir proposé un article un 8 janvier, avec un mail de relance la semaine d’après, puis la semaine encore après, pour me faire répondre mi-mars que… le sujet n’était plus d’actualité…
Et quand un rédac’ chef a mordu à l’hameçon, il faut encore négocier (par le haut) le nombre de feuillets (pour pouvoir bouffer) en expliquant oh combien le sujet est important et que vous avez déjà des tonnes de matière dessus. Le tout en alternant avec des coups de fil avec des sources, une lessive (je le rappelle, je bosse depuis chez moi), quelques recherches sur Internet, un coup de balais dans ma chambre… Et ce, jusqu’à souvent tard le soir, avec ce que cela implique en termes de non-séparation entre le travail et la vie privée (les sources ne vous appellent pas aux horaires de votre rédaction, puisque vous n’êtes PAS dans une rédaction).
Les rédactions, justement, peuvent aussi être une source de galère qui conduisent à des péripéties avec France Travail. Normalement, un papier doit être payé le mois où il est publié, mais souvent, les rédactions oublient ou retardent volontairement le paiement. Petit exemple : un de mes papiers est publié fin janvier. Pour être dans les clous légalement, la rédaction déclare à France Travail une activité pour ma pomme en janvier, mais je ne vois mon salaire tomber que fin février, donc moi, je déclare ma paie fin février. En janvier, France Travail m’a filé une somme d’argent équivalente à ce que MOI j’ai déclaré, et voilà que le mois suivant, la conseillère m’appelle pour me faire part d’un « trop-perçu » à rembourser, car la même activité a été déclarée deux fois. Cette anecdote est arrivée à bon nombre de pigistes, souvent démunis face à cette problématique.
Autre galère : les pigistes sont considérés en CDI. Donc en cas de rupture de collaboration, il faut que les employeurs vous fournissent votre solde de tout compte et une attestation employeur à présenter à France Travail pour toucher des indemnités chomages. Sauf que soit ça prend des plombes à obtenir, soit les rédactions baissent juste votre volume de pige à une commande par an, pour éviter de vous filer votre solde de tout compte.
Un sujet qui revient souvent sur le groupe Facebook « profession pigiste », une association constituée pour faire valoir nos droits et rompre l’isolement qui caractérise nos vies. Celle-ci n’hésite pas à afficher les rédactions aux pratiques illégales sur les réseaux sociaux et travaille de concert avec les syndicats pour tenter d’obtenir des avancées. Beaucoup de pigistes se réunissent également en collectif pour s’entraider face à la machine à broyer qu’est France Travail. En décembre dernier, le gouvernement a annoncé l’ouverture d’une agence spécialisée pour les pigistes à Saint-Denis, mais les premiers retours indiquent que les délais pour avoir un conseiller au téléphone sont extrêmement longs. Une avancée saluée par les syndicats, mais qui se heurte aux manques de moyens alloués pour la rendre pleinement efficiente.
Une intermittence de la pige ?
Récemment constitué, le Syndicat de la Presse pas Pareille (S.P.P.P.), qui réunit des petits médias indépendants,qu’ils soient professionnels ou bénévoles, porte une revendication aussi novatrice que sujette à débat : calquer la pige sur le modèle des intermittents du spectacle. Un changement qui permettrait d’assurer une stabilité financière qui prennent en compte le travail non-payé par la paie au feuillet (le temps de recherches de sources, d’enquête, de démarchage des rédactions), mais qui nécessiterait à minima une ouverture de caisse de cotisation dédiée, et de rentrer en négociation avec l’État pour savoir combien de feuillets annuels ouvriraient le droit à ce statut. (A l’heure où le gouvernement saborde les budgets de la culture et attaque le régime des intermittents, a—on vraiment le rapport de forces pour cela ?).
Si la proposition séduit beaucoup de pigistes, qui en parlent de manière informelle depuis des années, les syndicats de la profession, eux, y voient un recul sur les conquis sociaux, notamment la reconnaissance du statut de salarié. En effet, les cachets d’intermittents sont des CCD d’usage, ce qui est illégal dans le journalisme (mais déjà pratiqué dans les faits par certaines grandes rédactions). Pour les détracteurs de cette proposition, l’intermittence de la pige reviendrait à légaliser l’usage du CDD d’usage dans la presse. Enfin, on peut s’interroger : au lieu de vouloir passer d’un statut précaire à un autre, ne vaudrait-il pas mieux se battre pour abolir la pige au profit d’emplois stables et bien rémunérés ? Voire, encore mieux, de penser un monde ou la production de l’information ne serait plus assurée uniquement par des professionnel·les rémunérées pour cette tâche ?