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# Une vie de livreur chez Domino's pizza
Je suis étudiant aux Beaux-Arts. J'avais déjà fait un master en Direction Artistique, mais je m'ennuyais trop, beaucoup trop de com', de travaux peu qualitatifs. Je m'étais juré que si je rentrais dans ce milieu, ce serait avant tout pour faire des choses dont je suis fier, pas pour recopier bêtement la dernière tendance Instagram.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 17 septembre 2024 29 min de lecture
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Une vie de livreur chez Domino’s pizza

Je suis étudiant aux Beaux-Arts. J’avais déjà fait un master en Direction Artistique, mais je m’ennuyais trop, beaucoup trop de com’, de travaux peu qualitatifs. Je m’étais juré que si je rentrais dans ce milieu, ce serait avant tout pour faire des choses dont je suis fier, pas pour recopier bêtement la dernière tendance Instagram. J’ai été accepté aux Beaux-Arts en mai 2022. Cela nécessitait que j’emménage dans une nouvelle ville, je sortais enfin du cocon familial.

En septembre 2022, je fais ma rentrée. Les études se passent plutôt bien, les profs sont vraiment très accessibles, l’école nous met beaucoup de matériel à disposition et nous encourage à expérimenter le plus de méthodes possibles. Tout se passe plutôt bien, j’ai l’impression de m’épanouir de plus en plus. C’est mon père qui me verse une somme d’argent chaque mois. Il a 71 ans, il était censé prendre sa retraite il y a quelques années, mais finalement, il s’est mis en auto-entrepreneur et réalise toutes sortes de travaux comme la plomberie, l’électricité, la maçonnerie, le carrelage. C’était un gros sujet au moment de mon emménagement, j’avais l’impression de forcer mon père à travailler quelques années de plus pour mon propre intérêt. Il fait partie de cette génération d’immigrés italiens des années 1960, il a toujours été dans une logique hyper intégrationniste. Sa manière à lui de s’intégrer, c’était le travail, il accumulait plusieurs boulots depuis ses 15 ans et n’a jamais touché un seul jour de chômage. C’est le genre de travailleur qui fait ce que demande le patron avec toujours des extras en plus et toujours fier de son travail.

Bref, mon emménagement se passe bien, j’arrive à me débrouiller avec environ 200€/mois. J’ai découvert un Lidl pas loin et je suis en colocation, donc on amortit certains coûts. On se rapproche de plus en plus de l’hiver et évidemment, le froid s’installe dans tout l’appartement. À cette période, c’est aussi le moment de la guerre en Ukraine, le gaz coûtait une fortune ! Heureusement, ma chaudière marchait une fois sur deux, mais je me souviens encore du paiement refusé à la caisse de Lidl. Je jette un coup d’œil sur mes comptes en paniquant et je vois un gros chiffre rouge de -450€. On était au début du mois et j’étais déjà fauché. Avec 200€ mensuels, un trou pareil m’a entravé jusqu’en mai. J’arrivais à gratter un peu d’argent à mes parents par-ci par-là, mais ils ne pouvaient clairement pas m’aider plus que ça. Cela a beaucoup joué sur mon moral et mes études, il y a des jours où je ne venais pas en cours parce que je restais au téléphone avec le SAV des compagnies de gaz/électricité. Je me souviens avoir désinstallé mon application bancaire tellement l’idée de voir un retrait important sur mon compte me mettait mal.

Du coup, cet été, j’ai décidé d’arrêter d’être autant dépendant de mes parents et d’être un peu plus responsable. Un ami de ma classe, K., m’a proposé de le rejoindre dans la pizzeria où il travaillait depuis un an à côté de ses études. Je ne suis pas spécialement débrouillard pour ce type de métier, mais je me disais que ça pouvait m’aider à sortir de ma zone de confort. J’avais bêtement rempli un formulaire en y allant à reculons, mais je me disais qu’au moins la machine était lancée et que je n’aurais plus de galère d’argent. J’ai reçu un coup de fil assez rapidement qui me proposait de commencer d’ici 2-3 jours. J’ai accepté et je m’y suis mis.

Le jour J, j’étais dans mon appartement, complètement couché ; j’avais une énorme grippe. J’essayais de me convaincre que je pouvais le faire, que j’allais vite oublier ma maladie une fois que je serai dans le jus, mais rien n’y faisait. Je me suis résigné à envoyer un message au patron. Il m’a proposé de commencer deux jours plus tard. C’était la première fois que je posais un arrêt maladie. Je n’avais aucun moyen de voir mon médecin traitant dans ma ville natale avant une semaine, aucun médecin ne prenait de nouveaux patients dans les alentours. J’ai dû aller à l’hôpital de nuit pour un arrêt maladie de deux jours. Arrêt maladie qui ne m’a même pas été demandé puisque j’ai appris en regardant ma fiche de paie qu’ils n’avaient pas comptabilisé mes deux premiers jours. À ce moment, je n’avais travaillé que dans des entreprises de grande surface en tant que préparateur de commande. Ils étaient très procéduriers, ça m’a fait me dire qu’ils devaient être plutôt flexibles. C’était un bon point pour moi.

Arrivé à la première journée, on m’explique un peu le fonctionnement de la boîte. L. détient la boîte en franchise, il a formé deux jeunes qui seront mes managers : A. (22 ans) et E. (24 ans). Globalement, comme débutant, ils me mettaient sur des livraisons plutôt qu’au comptoir ou en préparation, sortie de four. L’ambiance est plutôt sympa, tout le monde est jeune, je dois être le plus vieux. L. passe de temps en temps mais il est surtout au bar à côté si jamais il y a un pépin pour venir nous prêter main-forte. En tout, à ce moment, on devait être huit. J’avais signé pour un contrat de 12 heures, mais c’était souvent le rush, globalement mes semaines tournaient à 20-22 heures/semaine. Mon travail consistait principalement à regarder un écran avec les prochaines livraisons prévues, recopier le numéro de téléphone sur mon portable, entrer l’adresse sur Google Maps, récupérer la commande (faire bien attention aux boissons qui sont notées sur le ticket !) puis partir sur un des vélos électriques de la boîte. Arrivé devant l’immeuble, un petit coup de fil : “Allô, oui bonsoir, [nom de l’entreprise], j’ai votre commande, je suis en bas.”. Je n’avais pas trop le temps de me poser, je faisais surtout des aller-retours. C’était l’été, je roulais à 30 km/h après une journée caniculaire en plein centre-ville. Je trouvais ça presque sympa ce travail. J’étais quand même souvent stressé de voir que je mettais plus de temps que telle ou telle personne. Il y avait T. qui m’avait formé, capable d’aller à l’autre bout de la ville en sept minutes, là où j’en mettais 15. Lui était là depuis un an et à temps plein, ça ne me mettait pas trop de pression, on était plusieurs nouveaux à être assez lents. Souvent, A., le manager, nous lançait des “Ah, vous voyez, T. est allé jusqu’à Fontbarlettes en 5 minutes, prenez-en de la graine !”. Je voyais surtout ça comme un moyen de nous motiver. Je préférais me comparer à mes collègues nouveaux arrivants et mettre ma lenteur sur le compte de ma formation.

Un jour, dans les premières semaines, j’ai livré un gars. Il avait une mine déterrée. Au moment de lui tendre la pizza, il s’est justifié : “Je ne bois pas d’habitude… mais là, je viens de perdre mon père, je rentre tout juste de la morgue.”. J’étais désolé pour lui. Ça brise le cœur de voir un homme d’une quarantaine d’années dans un état aussi piteux qui cherche un peu de compassion. Je n’ai pas réussi à lui répondre grand-chose, j’étais pris de court et je devais vite rentrer au magasin. Je savais que les livraisons allaient s’accumuler. En partant, il m’a dit “Moi aussi, j’ai travaillé dans la restauration, 10 ans. Je sais ce que c’est, courage !”. En fait, je ne savais pas trop quoi en penser. Ça ne faisait que quelques semaines que j’étais là, ils me ménageaient encore, je faisais assez peu d’heures supplémentaires.

Un soir début août, après une semaine de canicule, un orage éclate. C’était une pluie torrentielle, il pleuvait tellement que je ne voyais pas à 15 mètres devant moi. Certaines voies étaient impraticables parce qu’inondées, l’eau arrivant au niveau de la ceinture… J’étais quand même tenu de livrer ce soir-là. Qui plus est, je devais livrer plusieurs commandes à la fois puisque nous mettions trop de temps à faire une seule livraison. Bon gré mal gré, j’enfile une veste et un pantalon de pluie de la boîte et je continue mes courses. J’essayais tant que possible de protéger mon téléphone de la pluie, mais je devais quand même le regarder pour m’orienter. Après la première des trois commandes que je devais faire, j’ai décidé d’arrêter de protéger mon téléphone de la pluie, ça me ralentissait trop. J’avais juste envie de rentrer pour m’abriter. En rentrant au restaurant, mon téléphone et ma cigarette électronique ne s’allument plus. Il avait tellement plu qu’ils étaient totalement foutus. J’étais tellement frustré et en colère, mais tout ce que je voyais, c’était l’écran des livraisons accumuler des commandes avec le timing en rouge : “commandé il y a : 1:12:45, attente : 45:23”. C’était vraiment une sensation de pleine détresse à ce moment. J’avais bien voulu utiliser mon propre téléphone pour travailler, et le voilà foutu. Je ne connaissais personne dans cette ville, c’était mon moyen de rester en contact avec mes proches et voilà qu’on me l’enlève. Mon manager A., désolé pour moi, est allé me chercher une de ses clopes pour essayer de compenser la perte de ma cigarette avant de me dire d’y retourner. J’ai pris sur moi, je voyais bien qu’il était dans le même stress que moi. Il avait des commandes qui s’accumulaient, il devait retourner faire ses pizzas, sinon on ne s’en serait jamais débarrassés. La livraison que j’ai prise ensuite était totalement chaotique. J’avais attentivement regardé le plan, mais j’ai tout de même réussi à me perdre. J’ai demandé à une passante de m’indiquer la route pour ensuite arriver à un ensemble résidentiel d’une dizaine d’immeubles. Sans téléphone, impossible de contacter le client et son nom était introuvable sur les interphones. Moi, sous la pluie, sonnant à chaque nom en espérant que le client me réponde, sous une pluie diluvienne à attendre en me demandant depuis combien de temps je suis là et s’il ne valait pas mieux que je rentre. Finalement, c’est un homme qui m’a interpellé par la fenêtre, c’était sa commande. En rentrant, je glisse sur le sol à vélo, je reste une dizaine de secondes par terre, même pas choqué, juste totalement déprimé quant à la soirée de merde que je venais de passer.

Bien sûr, à la suite de ça, sans téléphone, je n’étais plus capable de livrer. J’ai appris sur le tas à prendre des commandes sur la borne pour les clients, bégayant à chaque fois qu’ils me posaient des questions sur telle ou telle promotion, pizza, extra, boisson, type de pâtes, etc. Je regardais attentivement le tableau des livraisons en espérant voir une adresse que je connais pour échapper au magasin. J’avais des crampes d’estomac avant d’aller au travail, en priant pour ne pas rencontrer de cas trop complexes à gérer parce qu’à part livrer à vélo, je ne me sentais pas trop capable de faire autre chose. C’était un peu humiliant de me rendre compte que j’étais le plus âgé dans cette boîte du haut de mes honorables 25 ans, mais que tous paraissaient plus vieux que moi. Ils avaient plus d’expérience et de conscience professionnelle que moi, ils semblaient mieux gérer les situations de crise, plus facilement apprendre des nouvelles règles.

Mais pour le coup, peut-être par optimisme, je percevais cela comme un entraînement. Je me voyais me confronter à des situations dans lesquelles je n’étais pas à l’aise et m’en remettre petit à petit. Peut-être que la maturité de mes collègues venait de ce passage obligé dans le monde du travail, et que, moi aussi, j’en sortirai plus mature.

J’ai finalement reçu mon nouveau téléphone et me suis remis à livrer. Un soir de grand rush, je devais livrer plusieurs clients à la fois. Les pizzas s’empilaient dans mon sac de livraison, avant d’appeler le client, je devais re-vérifier à chaque fois où se trouvait la commande de l’un et de l’autre. Arriva ce qui devait arriver, je donne la mauvaise commande. J’aurais pu m’en foutre, mais j’utilise mon téléphone et numéro personnel pour appeler le client. Celui-ci était particulièrement remonté. Il avait reçu une commande de pizza avec du jambon dessus et était musulman. Huit appels manqués en moins de 15 minutes pendant que je livre en stress de ne pas être trop en retard, je décide de lui répondre. Je sentais qu’il était en colère, je lui ai proposé de lui refaire sa commande, que j’allais voir avec mon chef, que le problème serait réglé. Mais lui était vraiment en colère, il voulait me garder au téléphone : “Je ne peux pas les manger, comment on fait nous ? Comment on fait ? En plus, il y a du porc dedans, c’est n’importe quoi !”. Je ne suis pas d’humeur impulsive, mais j’avais vraiment une colère qui montait en moi, je me faisais violence en serrant mon poing le plus fort possible, j’osais à peine répondre. L’affaire était déjà réglée pour moi. Je finis par lui dire que je suis en livraison et qu’il recevra ses pizzas, que je vais appeler mon manager, etc. Après l’échange, j’ai dû recevoir près d’une vingtaine de SMS de sa part me demandant de faire vite, qu’il avait faim, etc. En rentrant de ma livraison, paniqué, j’en parle à A., je lui dis qu’il a mon numéro et qu’il me harcèle. Il m’a tapé sur l’épaule, m’a demandé de dépointer et qu’il s’en chargeait. Mine de rien, c’est un événement où il a vraiment fait un geste pour moi. Il aurait pu m’engueuler, me dire de m’en charger, mais il m’a proposé de rentrer chez moi et s’en est chargé alors que lui-même avait fini son service. C’est une espèce de relation de reconnaissance qui s’est liée là-dedans. Je lui étais redevable de m’avoir défendu, de comprendre que j’étais stressé et d’avoir pris sur son temps pour s’occuper de mes problèmes. À partir de là, j’ai eu l’impression que ce n’était plus un simple échange contractuel. Il me dépannerait quand il le peut, et je me devais de faire pareil.

Parallèlement à cela, j’ai repris les cours. Les Beaux-Arts ne sont pas très exigeants en termes d’investissement et de présence. Ils nous laissent également une relative autonomie : nos cours sont placés le matin, et l’après-midi nous sommes libres de prendre rendez-vous avec un professeur pour discuter de l’avancée de nos projets. Tous ces rendez-vous sont optionnels mais à force de ne pas en prendre on finit par être désorientés. Avec le travail le soir, j’ai pris l’habitude de rentrer le midi et de me reposer l’après-midi avant de repartir tout donner pendant quelques heures. Cela faisait pourtant partie de mes résolutions, d’être plus présent, plus investi dans mon travail. Certes, j’ai des facilités qui ne me demandent pas énormément d’investissement pour réussir mes études, mais ce n’est pas le but. L’intérêt dans mes études, c’est avant tout de m’épanouir et de m’améliorer dans mon travail. Je suis à la bonne place, mais je manque constamment d’énergie pour le faire. Il est plus simple pour quelqu’un comme moi, qui a été habitué aux études scolaires, de dépenser mon énergie dans des tâches qui viennent d’une autorité plutôt que pour moi-même. J’en arrive à une situation où je me retrouve sans énergie pour des travaux qui ont pour but de me développer personnellement parce que j’en ai trop donné à une entreprise sans grand intérêt. C’est assez ironique en fin de compte, ce travail était censé me donner plus de marge de manœuvre pour mes études. Il devait me permettre d’étudier dans un domaine qui me plaît juste pour moi, juste pour m’améliorer. Mais j’ai l’impression de plus en plus que la seule rigueur dont je fais preuve, c’est mon investissement dans cette boîte. Il m’arrive souvent de me dire avant d’aller au travail que je serai désinvolte, pour m’économiser et ne pas avoir simplement envie de me reposer ou glander une fois sorti du travail. Évidemment, ça ne tient jamais, le rythme et les obligations sont gérés pour qu’on n’ait pas spécialement le temps de réfléchir et de faire lentement les choses. Même avec toute la mauvaise énergie du monde, si on s’en tient au strict minimum, on a déjà bien fait assez. En période de vacances, je finis par calquer mes journées en prévision de la soirée de travail. La charge mentale que celle-ci engage me pousse à me préserver le reste de la journée, à ne pas être très productif sur mes projets personnels, à ne pas m’engager dans une tâche trop longue si je compte être d’attaque pour 18h30…

C’est un environnement de travail avec beaucoup de proximité. Souvent, ils vont boire des verres ensemble après le travail, ils traînent presque tous ensemble, connaissent les potes de potes. E., la deuxième manager, était aux Beaux-Arts également. Elle connaît beaucoup de gens de mon école et il n’est pas rare que je la croise là-bas. Elle n’a pas eu son diplôme. Pendant sa deuxième année, elle était comme moi aujourd’hui. Étudiante et livreuse dans cette pizzeria. La pauvre a fini par faire un burn out, et a abandonné les études. À partir de là, elle s’est mise à temps plein dans cette pizzeria et est devenue manager. Je pense que ça l’a gratifiée de se dire qu’elle était efficace dans un domaine. Même si manager elle ne l’est que sur ses fonctions, elle n’a pas de certificat ni de paie différente de nous autres les N-1. Elle a juste une charge mentale supplémentaire, et doit gérer les erreurs des autres. Ça me rend triste de me dire que cette personne était dans le même milieu que moi, elle aurait pu devenir artiste, évoluer dans cette discipline qui est vraiment stimulante. Mais au lieu de ça, son accident de parcours la cantonne à rester dans cette pizzeria. Ses discussions en dehors de ce travail se concentrent autour de ça, ses amis bossent là-bas, elle va bientôt faire une formation pour être manager confirmée. À seulement 24 ans, elle a abandonné l’idée de bosser dans l’art pour juste être… manager dans une pizzeria, à ne parler que de pizza, des clients lourds, des nouvelles promos, des nouvelles recrues, des arrêts maladie des uns et des autres. J’ai sincèrement de la peine de voir des gens aussi jeunes consacrer autant d’énergie mentale à un travail aussi peu épanouissant, comme s’ils avaient déjà résigné leurs ambitions.

La situation semblait s’être améliorée en octobre. J’ai même le temps de m’ennuyer au magasin. On a fini par recruter plus de monde. Normalement, le nombre normal de salariés dans cette structure, c’est 18. Quand j’ai été recruté, on était huit. Le chiffre d’affaires n’a pas changé par contre. Ce que je trouve injuste au final, c’est de me dire qu’à trois fois moins, on abattait autant de boulot qu’aujourd’hui pour le même salaire. Un soir de Coupe du Monde de rugby, énormément de commandes, une Coréenne me fait la conversation pendant que je cherche sa commande : _ Vous devez être content, vous avez beaucoup de clients ce soir ! _ Ahaha (rire gêné) c’est plutôt ma boîte qui doit être contente, oui. _ Mais vous aussi, non ? Grâce à ça, votre entreprise doit gagner beaucoup d’argent. J’ai feint d’ignorer sa réponse, mais évidemment que non, je n’étais pas content. Tout ce que j’y gagne, c’est de livrer trois commandes à la fois au lieu d’une seule. Je ne serai pas mieux payé, je ferai probablement des heures supplémentaires dont je me serai bien passé. 9€ pour faire des allers-retours dans toute la ville, à un moment, tu ne penses plus qu’à aller te poser chez toi ! Les seuls qui étaient contents de tout ça, c’étaient les managers. Ils se sentaient responsables du chiffre d’affaires parce que c’était au propriétaire du magasin qu’ils devaient rendre des comptes. Ils ne sont pas mieux payés que moi, mais ils sont jeunes. La différence entre eux et moi, c’est que je sais que c’est un travail étudiant, ça n’ira pas plus loin que faire mes heures. Eux envoient des mèmes sur le groupe de conversation Instagram de l’équipe en rapport avec la pizza, font des démonstrations de façonnage de pâte à pizza, si bien qu’ils sont les premiers défenseurs du patron qui ne met plus les pieds dans le magasin depuis un moment. “Il a peut-être quatre magasins, mais crois-moi que tu n’aimerais pas faire ses journées, il fait du 11h-minuit tous les jours !” me disait A. Je pense qu’il oubliait que lui aussi avait les mêmes horaires pour une rétribution bien inférieure. Le patron, L., a fini par revendre le magasin, ne travaille plus, et traîne toujours au bar à côté dans lequel il a des parts.

Ces derniers temps, avec le froid et les pluies qui se multiplient de plus en plus, on a eu plusieurs arrêts maladie au travail. La livraison à vélo sur un sol glissant, c’est mine de rien assez dangereux. J’ai moi-même déjà glissé et manqué de me faire rouler dessus plus d’une fois. Depuis mi-novembre, on a quatre personnes en arrêt de travail, les chutes à vélo ont cassé la jambe de l’un, la clavicule de l’autre… L’une de nos collègues a une maladie respiratoire, une chute l’a mise en état de réanimation. Elle a décidé de faire jouer son droit de retrait et ne vient désormais plus travailler. Une autre l’a suivie. C’est samedi matin que A. m’a appelé en panique, il était seul pour gérer le magasin, il ne pouvait pas tout assurer tout seul. Bonne poire, j’accepte de venir lui filer un coup de main. En revenant bosser le soir, on était clairement en sous-effectif, le nouveau patron refuse de fermer, et on devait assurer le service. À quatre pour assurer un samedi soir au lieu de neuf… J’ai vu le lendemain qu’il m’avait appelé à 10h. Probablement parce qu’il avait encore besoin de quelqu’un pour l’aider. J’ai préféré ne pas répondre. Je n’ose pas lui répondre “non”, je sais que ça n’est pas mon affaire, que cela reste un travail étudiant qui me prend déjà trop d’énergie sur celle que j’aimerais mettre dans mes études, mais il est seul. Il a seulement 22 ans et il doit gérer un magasin seul. La collègue S. qui a utilisé son droit de retrait compte mener une action en justice par rapport à la mutuelle et aux conditions de travail, elle souhaite même faire une grève. Malgré toute l’affection que je porte aux luttes sociales, pouvoir y participer pour que, collectivement, on puisse améliorer nos conditions, je culpabilise. Je culpabilise de laisser A. se débrouiller seul, qui ne peut pas gérer tout seul, qui essaye de nous encourager à travailler mieux parce que c’est lui qui sert de tampon entre nous et le (nouveau) patron. Je vois bien son mépris pour ce genre de sujets sociaux, je ne pense pas qu’il soit très politisé. Je pense juste qu’il ne se rend pas compte qu’en acceptant sa fonction de manager, il accepte d’essuyer tous les accrochages de ses N-1 pour satisfaire son N+1. Aujourd’hui, j’ose à peine lui demander des congés pour mes vacances de Noël parce que j’ai peur qu’il fasse un burn out. Aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression que ses problèmes sont devenus les miens.

Il y avait une dernière partie que j’aurais aimé rajouter quelques mois après avoir écrit ce témoignage. Elle n’était pas encore très claire et précise dans mes idées au départ, mais je vois que ça commence à s’installer et s’accentuer. Dans cette entreprise, on a le droit à des menus pas chers, une pizza + boisson. Récemment, vu l’état du magasin, on ne paie même plus. On se sert et on prend ce qu’on veut. J’y prends même un certain plaisir à manger ce qui me plaît à l’œil. Surtout le fait de savoir que c’est sur le dos de l’entreprise. En postulant là-bas, je pensais que les livraisons à vélo allaient me faire faire un peu d’exercice, voire même perdre du poids. Je ne suis pas particulièrement en surpoids de base, juste pas très athlétique. À ma dernière pesée, j’ai remarqué que j’avais pris 10 kg en l’espace de trois mois de travail. Plusieurs facteurs sont à blâmer : mauvaise qualité de sommeil avec des horaires compliqués, stress, malnutrition avec des boissons à volonté. J’essaye de résister, mais c’est compliqué quand on vient de passer plusieurs heures de rush de refuser une canette. On le voit comme une forme de récompense et dans ce genre de moment, on en a besoin. Certains de mes collègues y sont moins sensibles que moi, et franchement, j’admire ça. Mais ces derniers temps, avec ma prise de poids et le rythme que je m’impose, j’avoue ne plus vraiment me reconnaître physiquement et ne plus trop m’apprécier. Les uniformes ne sont pas là pour améliorer cette sensation. Ils ont dû être conçus pour des gars taillés en V, assez moulants. Mais pour les gens comme moi, un peu « skinnyfat », cela fait ressortir toutes mes imperfections. À l’origine, je suis un homme blanc, sans trop d’imperfections. Dans le regard des autres, on m’a très peu fait sentir que je possédais un corps. Jamais une remarque sur ma couleur de peau, jamais non plus sur ma manière de me tenir, et c’est vrai qu’en tant qu’homme, on est bien moins soumis à des jugements directs sur notre physique. Mais en tant qu’employé, je commence à recevoir certaines remarques sur ma manière de me tenir, de tenir mes cheveux, de m’exprimer. C’est assez intéressant, j’ai beaucoup traîné avec des femmes féministes et elles parlaient souvent de dépossession de leur corps. C’est un parallèle hasardeux, j’en ai bien conscience, mais avec les récentes expériences qui me font vivre une objectification de mon corps, j’ai l’impression de mieux saisir la forme de violence dont elles parlent. Pour des raisons d’hygiène parfois, mais surtout pour des questions commerciales : pour « plaire » au client, on me demande de ne plus être moi-même, de maîtriser l’image que je renvoie et on me jugera là-dessus. On me demandera par exemple de rentrer mon ventre, de ne pas être trop dans la lune, de faire attention à mon intonation, etc. Ça reste, dans les faits, assez vivable. En fin de compte, c’est juste des petites remarques çà et là qui même, relèvent parfois du bon sens. Ce qui importe, c’est l’ambiance qui se crée et les complexes qui se développent. J’ai fini par ne plus m’apprécier physiquement, j’ai pris l’habitude de ne plus me mettre très en avant, d’éviter les contacts avec les clients pour ne pas me mettre en difficulté. En soi, ici comme dans le reste de la vie, j’aurais probablement fini par être confronté à ce type de sentiment un jour ou l’autre. Ce qui m’angoisse, c’est que ces sentiments très intimes et assez honteux sont imbriqués avec ma capacité à être employable, à valoir quelque chose aux yeux de ceux qui me donnent de l’argent. Il y a une dimension autrement plus vicieuse qui motive et acte ces jugements de valeur que je vis, où il ne s’agit plus simplement de faire ce boulot, mais aussi d’être ce boulot.

En fin de compte, ce qui n’était censé être qu’un moyen pour continuer mes études prend presque plus de place que mes études elles-mêmes. Moi qui voulais m’écarter le plus possible des métiers aliénants et déshumanisants que la com’ pouvait m’offrir, j’en reviens finalement à me conformer et apprendre à m’adapter à tout cela. Ne pas avoir les moyens, c’est, peu importe la branche d’étude par laquelle on passe, devoir un jour ou l’autre s’y frotter.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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