# Une vie de développeur informatique
Il facture, je livre, on est partenaires
Voilà bientôt un an que j’ai fini ma reconversion pour devenir développeur web et j’ai la gnaque. Je travaille loin de chez moi, dans cette ville où je veux déménager, ce qui me permet de passer mes soirées à étudier, à approfondir mon « art » en dormant sur des canapés de potes et de collègues. Sur un forum on se met à discuter lui et moi, il m’a repéré car il aime mes réponses, claires, didactiques – je prends de mon temps pour aider les autres – sans condescendance, juste avec l’envie de bien faire et de recevoir de l’aide en retour quand j’en ai besoin. On se parle, on se confronte sur des sujets de notre domaine, puis sur des sujets plus persos, on se raconte nos ambitions et le courant passe bien. J’aime la confrontation d’idées, et lui, en bon capitaliste, se voit comme le futur Musk quand j’envisage le web comme le parfait terrain pour améliorer la vie de tout le monde. Je suis bien dans mon CDI, lui galère en indépendant mais ne se voit que comme patron, alors je lui file des coups de main, des conseils, des reviews, etc. Qu’est-ce que ça me coûte ? Du temps. Qu’est-ce que ça m’apporte ? De la reconnaissance. J’ai de l’un et je manque de l’autre, c’est un bon deal.
Puis le Covid arrive. J’ai changé de boîte, et comme je suis le petit dernier arrivé, je suis mis en chômage partiel, mais on me demande d’assister à quelques réunions. Moi ça me va, j’ai du temps pour mes enfants, mais je commence à m’ennuyer. Lui vient de chopper un gros client mais ne se sent pas de le faire tout seul. Il me propose de le rejoindre. J’hésite, puis refuse, un CDI c’est trop important pour moi, seul revenu de la famille. Je ne peux pas me lancer dans l’inconnu, même si je ne fais pas grand-chose en ce moment. Il monte quand même sa boîte et prend un prestataire, ça se passe bien au début. L’été passe, mais ils ne s’en sortent pas, et ne livreront pas à temps. En plus, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur l’architecture technique des prochaines features. Moi je viens de déménager et ça m’a coûté un bras, alors quand il me relance, j’accepte. Je vais venir filer un coup de main, soir et week-end, mais pas gratuitement. Au moment de décider d’un prix, j’hésite. J’ai un salaire confortable, avec quelques aides sociales, c’est pas mal. Je crée mon auto-entreprise et accepte un taux horaire à la moitié de ma valeur sur le marché. Pour moi, c’est la possibilité de continuer à apprendre, de mettre du beurre dans les épinards et d’aider un ami qui se lance plutôt qu’un vrai taf. Bon deal.
Les années passent. Il embauche des alternants, en garde certains en CDI ou prestataires, et prend de plus en plus de projets, ça roule pour lui. De mon côté, j’ai aussi bougé de boîte, mais, avec mon salaire en plus des à-côtés avec lui, je dépasse des plafonds : plus d’APL, plus d’aides pour la cantine, etc. Je deviens donc dépendant de mon supplément de salaire car les petits grandissent et les dépenses suivent : voyages scolaires, sorties, portables, forfaits, matériel… Bien que je me sois habitué à ce supplément dans mon budget, je comprends qu’il faut que je négocie. Je pense à stopper avec lui et à prendre mes propres clients en dehors de mon taf pour que ce temps soit véritablement rentable. Du coup, il me propose une augmentation, toujours sous le prix du marché, mais c’est déjà mieux et je n’ai pas besoin de faire du commercial, lui se charge de tout, il aura toujours du taf pour moi. Bon deal.
2024, c’est le feu. Il décroche un gros client pour un contrat à six chiffres qu’il faut livrer vite, moins de six mois pour envoyer le projet en production. Alors il insiste, car il sait que je viens d’être déçu par ma boîte. Bien que j’aie reçu les félicitations à la convention annuelle, que j’aie obtenu une prime pour la très bonne année, que j’aie été ambassadeur auprès d’un client devenu stratégique pour cette boîte, que j’aie pris de mon temps personnel pour préparer des formations et animations, quand j’ai demandé une augmentation, on me l’a refusée. Il me console et me dit que j’ai une place à prendre, que je serai là pour que ça n’arrive à aucun dev dans sa boîte, etc. Alors c’est d’accord, je démissionne, avant même d’avoir fini de négocier mes conditions. Je ne peux pas accepter un salaire qui ne serait pas au moins au-dessus de ce que je fais actuellement avec un supplément d’au moins la moitié de ce que je lui facture chaque mois, sinon mon budget risquerait de s’effondrer. De son côté, lui ne peut pas m’embaucher en CDI à ce tarif-là. Je reste donc prestataire pour avoir un net « correct », mais vu le rôle que je vais prendre, je suis encore à la moitié du prix du marché, même après l’augmentation de l’an dernier. Bon, pour l’instant, je n’y perds pas grand-chose, et on doit renégocier mes honoraires quand on aura livré ce gros client. Et puis on peut toujours s’arranger sur les heures effectuées. Bon deal.
L’année est déjà presque passée et tous les projets ont été livrés en temps et en heure. Mais le marché du dev n’est plus le même depuis que l’IA s’est généralisée dans le métier. Alors, il faut bien comprendre : il pourrait m’augmenter, mais ça mettrait la boîte en péril ; il pourrait me laisser plus de temps libre, mais ça serait contre-productif, et il reste quand même quelques clients à satisfaire. Mais moi je suis épuisé, à la limite du burn-out. Pourtant, je fais plus d’heures pour essayer de compenser ce que j’ai mal dépensé mais que j’aurais plutôt dû économiser, même si je ne vis pas au-dessus de mes moyens, j’aime quand même faire plaisir aux enfants pour m’excuser de mon absence. Mais maintenant, je suis réellement dépendant de qu’il me verse. Mes droits au chômage ne sont plus valables du fait de la durée de mon statut d’auto-entrepreneur, je vois d’anciens collègues galérer à changer de travail car toutes les équipes dans les entreprises du coin se réduisent. Mes choix m’ont enfermé dans ce travail où je n’ai plus de levier pour négocier. Mauvais deal.
Vous me direz… Ne galère-t-il pas lui-même ? Pas de bureaux, que des employés en télétravail, la Tesla dans le parking (achetée après les saluts nazis de Musk) passée en « frais professionnels, parce que tu comprends, l’image de l’entreprise… Puis hein, si on arrête de consommer parce que le patron n’est pas bon en politique, où on va ? » Les travaux et le loyer de sa baraque : « Le bureau à domicile, c’est déductible, tu devrais regarder pour toi aussi. » Les voyages : « Prospection commerciale. » Tout passe en frais, tout est optimisé, c’est à peine légal. Je ne lui parle même plus de morale vu qu’il s’en sert pour se moquer de mes idéaux. Pendant ce temps, moi je calcule. Je m’isole. Je m’endette pour payer les frais scolaires et offrir des cadeaux de Noël à la hauteur, pour faire illusion puisque ce job devait être une belle opportunité.
Le pire dans tout ça ? C’est que je continue à bosser comme si on était associés. Je donne tout. Les nuits sur les bugs critiques. Les week-ends sur les urgences client. Les idées, les solutions, l’architecture. Je porte les projets à bout de bras avec l’équipe qui reste. De son côté, il manage, il fait le commercial, il gère la stratégie, et pourtant aucun nouveau client ne rentre et seules nos prestations de dev, de bonne qualité par rapport au prix, permettent de garder les clients historiques.
L’arnaque parfaite : il m’a transformé en employé sous-payé tout en me gardant dans l’illusion du partenariat : « On est une équipe », « Sans toi, rien ne serait possible », « Bientôt on sera au top et je pourrai partager. » Des mots pour me garder. Des actes pour m’exploiter.
Qu’est-ce qui me retient ? Un mélange toxique. La peur de tout perdre : les années investies ; l’expertise sur les projets, qui pour certains m’intéressent encore ; l’espoir débile que les promesses finissent par se concrétiser ; la peur de me retrouver à la rue si je commence à chercher un autre taf et que ça ne lui plaise pas. Et aussi, quelque part, cette culpabilité de lâcher un « ami », parce que oui, je continue à voir en lui le mec qui galérait au début, celui que j’ai aidé à grandir. On se doit beaucoup et j’espère encore l’influencer, le tirer vers le haut. Sauf qu’aujourd’hui c’est lui le patron, et légalement il ne me doit rien et je ne peux rien réclamer. Le métier passion est une prison en plaqué-or, avec un geôlier qui me tutoie et me fait croire qu’il partage ma sentence.
Quelle est la morale de cette histoire ? L’exploitation entre « amis » est la pire, parce qu’elle joue sur des cordes que les autres patrons ne peuvent pas toucher : la loyauté, l’histoire commune, la culpabilité. Et toi, comme un con, tu continues à donner, à espérer et à te faire avoir.
Aujourd’hui encore, je vais ouvrir mon éditeur de code, répondre à ses messages, faire avancer les projets de « ses » clients, pendant qu’il calcule son prochain achat à passer en frais, son prochain investissement, sa prochaine belle affaire. L’exploitation continue. Et moi avec.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).
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