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Une vie de caissière en librairie
En 2017, j'obtiens ma licence LLCER[1] espagnol. J'avais dans l'idée de faire de la traduction littéraire et il fallait poursuivre en master. Sauf que ça me demandait d'aller dans une autre ville et je commençais à saturer des villes. En 2018, j'ai réussi à être embauchée dans une librairie qui me plaisait et l'environnement littéraire me permettait de rester proche de ma licence et de mes aspirations. La chute n'en a été que plus violente.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 22 septembre 2025 25 min de lecture
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            Une vie de caissière en librairie

En 2017, j’obtiens ma licence LLCER[1] espagnol. J’avais dans l’idée de faire de la traduction littéraire et il fallait poursuivre en master. Sauf que ça me demandait d’aller dans une autre ville et je commençais à saturer des villes. Et des études. Depuis mon bac, j’ai suivi deux parcours différents de deux ans chacun, ça faisait donc près de dix ans que j’étais dans le circuit universitaire. Poussée par certains de mes professeurs, j’ai tout de même tenté le master de ma fac – qui ne m’intéressait pas – pour espérer obtenir une équivalence dans l’autre fac qui prenait en priorité leurs étudiants de licence. Ça me permettait de « contourner » cette sélection. Sympa, quand on sait que les master traduction ne sont pas partout en France ! Ça me rajoutait donc un an alors que je tirais déjà la langue. J’ai craqué au bout de trois mois. Il me fallait du changement, respirer ailleurs : je voulais avoir mon indépendance, mon premier appartement, mon premier travail (en dehors des boulots saisonniers), « grandir » avec de gros guillemets.

            En 2018, j’ai réussi à être embauchée dans une librairie qui me plaisait et l’environnement littéraire me permettait de rester proche de ma licence et de mes aspirations. Tout commençait bien : j’ai eu un CDI à 30h du premier coup, j’ai pu prendre un appartement, je m’entendais bien avec tous mes collègues, avec ma cheffe aussi, qui me semblait très humaine. J’étais surprise de l’apparente ambiance familiale et bienveillante qui régnait, ça me plaisait et je me suis prise à y croire.

            La chute n’en a été que plus violente.

            J’occupais le poste d’hôtesse d’accueil/caisses. Nous étions sept dans l’équipe. Mon travail était d’encaisser les clients, de ranger chaque jour les bacs de réservations clients, de répondre au téléphone, de gérer les petites opérations liées aux maisons d’édition (pour tel livre/article acheté, il y avait un livre/article offert), de ranger les cartons de réserve de sacs papier et cabas, et une fois par mois, de faire l’inventaire du matériel de caisses (étiquettes, pochettes cadeaux, sacs carton, sacs cabas, rouleaux de ticket de caisse, etc.).

            Au début de ma prise de poste, nous étions toujours deux voire trois toute la journée. C’était aisé de se répartir les tâches et de faire en sorte que tout ne pèse pas toujours sur les mêmes personnes. Puis, il y a eu les premiers départs et avec, les premiers espoirs que ces départs soient remplacés. Et les premières déceptions de constater que ça ne serait jamais le cas. C’était encore tenable mais je commençais un petit peu à tourner en rond, à me sentir cantonnée à la caisse. Alors j’ai proposé, encouragée par les discours de ma cheffe à mon arrivée, de créer une animation dans la librairie. Je pensais à un parcours d’énigmes qui pousserait les clients à aller de rayons en rayons, découvrir des livres et des thèmes vers lesquels ils ne seraient pas forcément allés d’instinct. Je pensais à des énigmes adultes. On m’a dit « ok pour des énigmes pour enfants ». Bon, j’ai pris. Je n’ai finalement pas de regrets car j’ai dû être en binôme avec la libraire du rayon jeunesse et notre duo fonctionnait super bien : je me chargeais d’écrire, d’illustrer et elle se chargeait de demander aux maisons d’édition des exemplaires gratuits pour faire les lots. Ça me faisait une sacrée bouffée d’air frais et me donnait la sensation d’être autre chose qu’un simple maillon du commerce, une force de travail à exploiter. J’avais l’illusion de garder le contrôle avec cette initiative. Il y a eu 3 éditions de ces parcours d’énigmes. Nous avons ensuite été contraintes de les arrêter. J’ai fini par travailler les énigmes chez moi car je n’avais plus le temps de le faire pendant mes heures de travail. De sept nous étions passés à quatre. J’ai essayé de me battre pour maintenir cette animation, autant pour que la librairie vive, que pour moi, pour ma santé mentale qui commençait à se dégrader. Hélas, ce n’était plus possible de m’éloigner de la caisse pour échanger avec ma collègue, ou préparer les lots.

            La réelle descente aux enfers commença. En tout cas, c’est là que je la positionne puisqu’avant je tenais encore trop sur les nerfs pour me rendre compte à quel point j’étais déjà atteinte. Aucun remplacement, sauf les nôtres pendant nos congés. Quelques aides ponctuelles pendant les vacances qui nous prenaient de l’énergie car c’était à nous de les former. Pourquoi pas à la cheffe ? Allez savoir ! On nous a aussi rajouté le Pass Culture à gérer alors qu’on était déjà sous l’eau et qu’on peinait horriblement à faire autre chose que de la caisse. Je me rappelle encore ces moments où les jeunes venaient récupérer leurs commandes. Ce n’était pas deux ou trois livres, non ! C’était en général des piles de mangas. Je n’ai rien contre les mangas en soi, j’en avais après cette foutue méthode à la con pour valider les commandes. J’en avais après ces foutus patrons à la con qui imposent des choses sans se préoccuper du terrain, de ce qui est faisable ou non et qui, en plus, nous rendent responsables quand ça se passe mal. Pour valider un Pass Culture, il fallait entrer un code pour chaque manga, sachant que certains codes ne fonctionnaient pas, qu’il fallait faire une autre manipulation pour créer un autre code quand on pouvait le faire, qu’il fallait faire attention à ce que le manga soit bien réservé dans notre librairie et pas dans une autre, etc. Et parfois cela arrivait que les clients réservent des livres qui ne soient plus disponibles en librairie à cause d’erreurs de stocks. Rien qu’à l’évoquer, j’ai une vague de colère qui remonte !

            Petite digression pour expliquer l’ambiance de la boîte. Il faut savoir que nous ne pouvions plus être trois toute la journée, ce qui influait sur la qualité de notre travail et notre qualité de service. Nous étions deux assez régulièrement, puis, être deux est devenu rare et pour finir, une véritable bataille. « Je fais comme je peux avec les effectifs que j’ai ! » me disait la cheffe. Je lui répondais qu’il serait peut-être bien de mettre la pression en haut pour avoir du remplacement. Mais pour cela, il fallait ne pas avoir peur de perdre son poste, il fallait du courage. La librairie avait été rachetée quelques mois avant mon arrivée, et les acheteurs – absolument pas du milieu littéraire – ne voulaient pas investir. Ils avaient déjà fait leur bonne action en rachetant, il ne fallait pas trop en demander. Leur but n’était pas de sauver l’entreprise, mais juste de la laisser à l’agonie, pas trop, juste ce qu’il faut pour avoir un retour sur investissement. Par exemple, on leur a demandé des filtres à mettre sur les vitres pour éviter le soleil dans les yeux et la chaleur monstre l’été en caisses. Refusé. Pas d’argent. On s’est retrouvés en rupture de pochettes cadeaux, de sacs papier et cabas pendant plusieurs semaines parce que des factures n’étaient pas payées et qu’il y avait des dettes. Pas d’argent. La clim était en panne. Pas d’argent. Quand j’ai osé parler à ma cheffe des différents problèmes qui nous empêchaient de travailler correctement, j’ai eu droit à un joli « vous n’êtes pas payée pour réfléchir » et un autre « si vous n’êtes pas contente, vous n’avez qu’à changer de travail ». Je ne voulais pas changer de travail, mais mes conditions de travail.

            Le Pass Culture était donc une procédure extrêmement longue et est arrivé dans un contexte de sous-effectif, ce qui fait que quand j’étais seule, j’avais une file d’attente qui s’allongeait. Et quand on était deux, il y en avait un qui voyait défiler des centaines de clients sous ses yeux : « Bonjour, vous avez la carte fidélité ? Au revoir. » pour la version courte. « Bonjour, vous avez la carte fidélité ? Non ? Vous voulez la faire ? », « Bonjour, vous avez la carte fidélité ? Vous avez une commande ? À quel nom ? Vous ne savez pas ? ». Je ne vous les fais pas toutes, mais quand, à la fin de la journée, on a eu 300 clients (vrai chiffre, on faisait des compétitions de chiffres par désespoir de survivre à ces marathons), on a l’impression d’avoir été lobotomisé. Et j’omets les clients malpolis qui finissaient de nous plomber le moral.

            Quand on ne pouvait plus absorber la file d’attente, on devait appeler la cheffe pour qu’elle vienne aider mais parfois on se faisait taper sur les doigts parce qu’on appelait, parce qu’on n’allait pas assez vite mais surtout parce qu’elle ne voulait pas être en caisse. Plus tard, elle a installé des caméras (une de ses demandes qu’elle a fini par obtenir quand il n’y a pas d’argent pour embaucher), et elle nous fliquait. On en bavait, elle le voyait et plutôt que de se déplacer pour nous aider, elle appelait : « Vous n’avez pas l’impression d’avoir du monde, là ? Vous attendez quoi pour m’appeler ? ». On levait le nez de notre tour de mangas Pass Culture, on constatait et on avait envie de lui hurler « Bah bouge ton cul pour nous aider alors si tu le vois ! ». Mais on se ravisait et on disait « Ah oui oui, en effet, j’ai pas vu ». Il s’agissait de choisir où mettre l’énergie quand il n’y en avait déjà plus beaucoup. Ça ne bouillait pas moins à l’intérieur.

            Puisque je parle d’elle, allons-y. J’ai évoqué au début une apparente bienveillance. Le mot important était « apparente ». J’ai passé des heures à essayer de comprendre son comportement, à lui chercher des excuses, à m’énerver, à jeter l’éponge. Elle m’a « mal parlé » une première fois quand j’étais en période d’essai. J’avais fini en pleurs mais je me suis dit que c’était moi qui étais fragilisée à ce moment-là. Elle m’a de nouveau « mal parlé » plus tard (c’est un euphémisme), et elle est partie. Le lendemain, je l’attendais dans son bureau pour lui dire de ne plus jamais s’adresse à moi comme elle l’avait fait. Elle me répondit que c’était sa façon de « pousser son équipe à donner le meilleur ». Médusée, j’avais tout de même réussi à rétorquer que tout ce qu’elle réussissait à faire, en tout cas avec moi, c’était de me braquer et ne rien tirer de bon. Elle ne fit plus. Plus comme ça. Plus aussi frontalement. C’était plus difficile de lui reprocher car elle était toujours sur un fil : des petites remarques négatives balancées pendant que j’étais avec un client ou pendant que j’étais occupée. Elle était capable de dire qu’elle nous faisait confiance pour gérer, et quand on gérait elle remettait tout en cause et se plaignait qu’on ne l’avait pas consultée. Elle était capable de faire un compliment pour ensuite nous faire sentir comme des moins que rien. Elle nous obligeait à travailler debout parce que « ça ne donne pas une bonne image d’être assis ». Soit dit en passant, les sièges qu’on avait étaient plus des repose-fesses que de vrais sièges. Logique vous me direz, si le but n’était pas d’être assis. Pendant la période des fêtes de fin d’année, il y a trois ou quatre dimanches où la librairie est ouverte. J’ai toujours été volontaire pour faire tous les dimanches, sauf la dernière année. J’avais le droit, je le savais, elle le savait. Elle a essayé de me mettre la pression et de m’intimider. Je n’ai pas cédé. J’avais déjà passé un deal avec moi-même : cette boîte était en train de me bousiller la santé mais elle n’aurait pas raison de mon caractère ni de mes convictions. Elle a joué à un jeu malsain avec les emplois du temps aussi dans les derniers mois. C’était le moment où la loi passait pour que les heures supplémentaires ne soient plus payées mais récupérées la semaine d’après, ce qui créait des plannings chargés à plus de 30h pour moi et, il ne faut pas se mentir, les heures étaient rarement récupérées mais couplées aux congés que je posais. En février 2021, nous n’étions plus que trois. Elle nous faisait travailler plus de 7h avec seulement 20 minutes de pause. Rien d’autre. C’était la pause pour manger. On a essayé de se battre pour changer ça, de faire nous-mêmes des emplois du temps qui pouvaient nous correspondre à tous les trois. Rejeté. On a essayé de passer par la DRH. Rien. Une petite tape sur ses doigts, sans qu’elle ne change pour autant. J’en ai parlé aussi à la médecine du travail. Aucune conséquence.

            À ce stade là (quelques mois avant mon départ), il n’y avait plus seulement ma santé mentale qui s’était dégradée. Ma santé physique aussi. J’avais très souvent des migraines, des palpitations, les cervicales contractées, mes intestins qui me lâchaient souvent avant de partir travailler, mes premières crises d’angoisse, sans parler de l’état de mes nerfs. J’étais devenue une boule de négativité au point que mes amis ne me reconnaissaient plus – je me suis même fâchée avec certains qui ne comprenaient pas ce que je vivais. Je dépérissais. Pourquoi ne partais-je pas ? Eh bien, parce que j’avais entamé une relation amoureuse avec un collègue au même poste que moi. Une boule de négativité lui aussi, sauf que c’était son état naturel. Il me poussait à rester car on avait l’objectif de s’installer ensemble. Je n’avais plus la capacité de raisonner ni de prendre des décisions qui me correspondaient réellement. Et surtout, il a appuyé sur un bouton sensible chez moi : persévérer même si ça fait mal. Je me suis rendu compte trop tard qu’il ne comprenait absolument pas ce que je vivais et ce que je ressentais ; que son empathie n’était faite que de mots qui n’avaient pas de véritable sens pour lui. Il a exacerbé ma colère, ma douleur, ma négativité et au travail, où il aurait pu être un soutien, il a appuyé sur un autre bouton (avec l’aide de la cheffe) : l’absence de considération. Je dois préciser ici que cet homme (appelons-le « Tartuffe ») était dans l’entreprise depuis plus longtemps que moi. Pour s’extraire des caisses qui l’ennuyaient, il avait fini par prendre en charge la tenue de l’espace de travail (les différents rangements), ce que les autres collègues ne voulaient pas forcément faire mais qui m’intéressait. J’ai dû livrer bataille pour lui faire quitter son monopole du rangement et il m’a avoué lui-même qu’il avait vécu mon intérêt pour ces tâches comme une intrusion. C’était à lui, son domaine. Comme je suis têtue et que j’ai quand même mon caractère, je n’ai pas lâché et le fait qu’on ait été ensemble a aidé un tout petit peu. Disons que ça a permis d’éviter une véritable ambiance de guerre froide dans l’équipe. La cheffe a remarqué cette petite bataille et a appuyé là-dessus bien fort, en faisant exprès de solliciter Tartuffe plutôt que moi (un petit peu de misogynie au passage : les hommes portent les cartons, les femmes encaissent, dans tous les sens du terme). Sûrement encore une technique managériale pour maintenir la compétitionpardon – « l’émulation » dans l’équipe. Compétition pour ? Porter des cartons ? Faire une liste de ce qu’il manquait ? Ça en devenait pathétique et je passais pour la nana qui courait après la reconnaissance. Je me suis donc sentie, en plus de tout le reste, rabaissée, minimisée, inconsidérée malgré le fait que je ne me laissais pas démonter et que je me battais pour… je ne savais même plus pour quoi au final. Aller ranger des cartons de sacs cabas plutôt que d’encaisser ? M’évader de ces caisses de plus en plus infernales avec des clients de plus en plus malpolis et « rois » (comme dit l’expression) à qui il suffisait de crier pour obtenir ce qu’ils voulaient alors que je me contentais de faire respecter les règles de l’entreprise ? (sans aucun soutient de ma hiérarchie) En réalité, je me battais pour survivre, pour ne pas couler, pour trouver une issue à mon cauchemar.

Et il y a eu la goutte de trop. Ou plutôt trois grosses gouttes de trop :

  • L’installation des caisses automatiques. Il n’y avait pas d’argent pour embaucher des caissiers/caissières, mais il y en avait pour un tel investissement ! Nous étions donc toujours 3 dans l’équipe, plus un contrat étudiant de 15h par semaine et il fallait en plus aller sur les caisses automatiques ! Elles sont restées à prendre la poussière pendant un an car elles ne fonctionnaient pas (problème obscur de compatibilité de logiciel). Il fallait quelqu’un pour les surveiller une fois mises en marche sauf qu’ils avaient aussi réduit les effectifs d’agents de sécurité. « C’est étrange, on constate une augmentation des vols, on ne comprend pas ! ».
  • L’arrivée d’un piano. Oui, un piano. Pire idée du monde ! Évidemment, on a eu droit à « La lettre à Élise » en boucle et très souvent massacrée, à des enfants qui tapent sur n’importe quelle touche et parfois – rarement – à des jolis morceaux. Sauf que dans une librairie, un piano n’a rien d’agréable. Rien. Ce n’est pas comme dans une gare où il y a du passage, nous on était là toute la journée ! Je n’étais pas la seule à le penser, mais j’étais la seule à tenter d’agir. J’ai essayé de me servir de ce prétexte pour bouger un peu tout le monde. D’habitude, ce qu’il se passait en caisses, tout le reste de la librairie s’en fichait. Chacun ses problèmes, et puis bon, être caissière ce n’est pas vraiment comme être libraire (petit mépris inconscient au passage). Mais là, ça faisait l’unanimité. J’ai espéré que les gens veuillent bien se mettre en grève avec ce prétexte pour aborder d’autres sujets brûlants. Quelle naïveté ! J’étais seule avec ma souffrance. J’ai souffert de ce piano notamment en raison d’une hypersensibilité au bruit. Un instrument à quelques mètres des caisses, c’était insupportable pour moi. Un jour, c’en était trop :  trop de monde, de bruit, d’ordres contradictoires, plus une migraine. Ça faisait trente minutes qu’une dame jouait. Elle jouait bien mais peu importait. J’avais prévenu que c’était en train de me faire vriller et qu’il fallait faire quelque chose. Toujours rien. Alors je suis sortie de caisses et en essayant au maximum de me maîtriser, j’ai demandé poliment à la dame de bien vouloir s’interrompre car cela faisait longtemps maintenant qu’elle était là. Oui, elle avait le droit de jouer puisque le piano était là. Oui, j’avais le droit d’aller la voir parce que mes plaintes en amont n’avaient rien donné (notamment les mails envoyés à la direction). Nous étions deux à trinquer à cause de décisions fantasques de gens qui ne mettaient pas un pied dans la librairie, qui ne connaissaient rien de nos conditions de travail et qui se montraient sourds à nos revendications. J’ai failli avoir un blâme parce que la dame a écrit à la direction en déformant la situation : je lui aurais crié dessus et aurais failli lui refermer le capot sur les mains. Merci à l’agent de sécurité présent à ce moment-là d’avoir contredit cette version. Je me suis fait remonter les bretelles par ma cheffe puis ai été convoquée par la DRH. Je me suis excusée en ravalant ma rage devant cette injustice. Celle de trop. Je n’ai pas été sanctionnée mais je m’en suis voulu de m’être écrasée. Je crois que j’aurais été fière d’avoir un blâme pour avoir résisté. Je n’y étais pour rien mais le « pauvre » piano a finalement été expulsé de la librairie. Longue vie à lui, ailleurs !
  • Le changement de direction. La directrice, que l’on ne voyait jamais, a décidé de s’en aller. Le nouveau directeur était, comment dire : déconnecté. Nul, incompétent et détestable. Un jour, il a eu le malheur de venir tout mielleux en caisses demander si tout allait bien. Manque de bol pour lui, il est tombé sur moi, excédée : « Vous voyez bien que non ! On est en rupture de sacs, de pochettes cadeau, on est en sous-effectifs depuis des mois ! Non ça ne va pas ! ». Il est reparti. Rien n’a changé. Puis, il y a eu cette réunion matinale. Je savais que tous les collègues étaient remontés parce que les conditions de travail ne s’étaient pas dégradées qu’en caisses, mais je ne m’attendais pas à ce que tout le monde monte au créneau quand il a osé dire : « Si l’entreprise va mal c’est de votre faute, vous n’êtes pas assez souriants et disponibles ». Tout le monde a parlé et s’est indigné. Je pensais qu’on tenait quelque chose. Naïveté encore ! Plutôt que de chercher à répondre à nos revendications, il a simplement annoncé que ceux qui voulaient partir le pouvaient. Pas de démission. Pas de licenciement. Mais une proposition de rupture conventionnelle. Comprenant que le combat était vain puisque j’étais seule, j’ai saisi cette chance. J’ai dit à Tartuffe que ce n’était plus possible, que lui ferait bien ce qu’il voulait mais que moi je tenais à ma vie et que je partais. Les plaintes exprimées ce jour-là sont restées lettres mortes. Il y a eu d’autres départs et la librairie a fermé en prévision d’un déménagement. On s’est transformé en libraire éphémère le temps des travaux. Depuis 2022, elle est toujours « éphémère » et aucune nouvelle du déménagement.

            Après avoir signé la rupture conventionnelle, il me restait trois mois à effectuer dont un mois de vacances à poser. Le premier mois a été douloureux puisque la cheffe s’est déchaînée sur les emplois du temps pour les rendre encore plus invivables que ce que j’ai déjà décrit (oui c’était possible). Je suis partie au début du deuxième mois, un 1er avril. J’étais suivie depuis peu par une psychiatre suite aux différentes crises d’angoisse que j’avais faites. Ce jour-là, j’ai senti que j’étais en train de lâcher qu’il me fallait un rendez-vous avec elle pour qu’elle m’arrête. Elle n’avait que deux créneaux : le jour-même ou la semaine d’après. J’ai senti l’angoisse monter et je l’ai transformée en crise d’angoisse pour pouvoir m’échapper et me rendre au rendez-vous (ça n’était pas glorieux mais je n’avais pas le choix). J’ai eu droit à la meilleure phrase de ma cheffe : « elle fait sa petite crise ». Je m’en foutais, je venais de l’obliger à passer le reste de la journée en caisses. La psychiatre m’a arrêtée jusqu’au début de mes vacances.

            Les trois ans que j’ai passés là-bas m’ont conduite au burn-out, qui s’est transformé en dépression début 2023. Les boutons sur lesquels la cheffe et Tartuffe ont appuyé ont réveillé des traumatismes que je suis encore en train d’apprendre à gérer. Je suis toujours en incapacité de travailler aujourd’hui. Je n’ai jamais pu reprendre mes études malgré une tentative en 2024. Même si j’arrive de nouveau à sortir de chez moi, que je me suis séparée de Tartuffe et que j’ai déménagé dans un environnement plus sain pour moi, les séquelles sont lourdes. D’autant qu’aujourd’hui, la prise en charge de la santé mentale est compliquée. Il y a d’autres facteurs qui entrent en compte et qui sont étroitement liés à cette période, mais ce n’est pas le sujet de cette chronique. Je fais au mieux, je ne lâche pas et j’ai l’espoir qu’un jour on renverse le capitalisme. Qu’ils s’en aillent tous !

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).


[1]Langues, Littératures et Civilisations Étrangères et Régionales


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