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# Une vie d'animatrice de quartier
Toute jeune diplômée d’un master en “communication et développement des territoires”, après avoir enchaîné stage et service civique doublé d’un contrat d’assistante d’éducation en collège (va vivre et te loger avec une indemnité de service civique à Paris), je trouve la perle rare : mon premier vrai boulot dans une ville du 93.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 14 octobre 2024 10 min de lecture
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Une vie d’animatrice de quartier

Toute jeune diplômée d’un master en “communication et développement des territoires”, après avoir enchaîné stage et service civique doublé d’un contrat d’assistante d’éducation en collège (va vivre et te loger avec une indemnité de service civique à Paris), je trouve la perle rare : mon premier vrai boulot dans une ville du 93. J’ai en charge l’animation des démarches de démocratie locale et le développement des initiatives associatives et habitantes sur deux quartiers de la ville. Je suis grosso modo une “courroie de distribution” entre les habitant·es et les élu·es : je fais remonter les envies et les besoins des premiers aux seconds et les fais parler entre eux entre deux élections. Plus concrètement, une partie de cette mission consiste à : 

  • me faire crier dessus à la place des élu·es lors de réunions publiques, 
  • tenter d’esquiver les lancers de chaises d’un habitant mécontent d’avoir été berné par mon élu de quartier lors des dernières élections, 
  • retarder le plus possible le moment où seront évoquées les crottes de chien et l’insécurité dans le square mal éclairé, 
  • instaurer un minimum de mixité dans les prises de paroles de l’assemblée,
  • faire venir les personnes dont on parle le plus en leur absence : les “jeunes”. 

J’aurais déjà dû flairer l’embrouille mais la deuxième partie du boulot était quand même nettement plus réjouissante. Chaque mois a son occasion d’organiser une fête : janvier la galette intergénérationnelle pour recréer du lien entre les “jeunes” et le reste du quartier c’est Nicole qu’a eu l’idée, février mardi gras défilé de haute couture du lycée pro du quartier, mars journée internationale des droits des femmes restitution de la pièce de théâtre du centre social, avril chasse aux œufs évidemment, mai premier repas de quartier, juin fête des voisins, juillet sortie à la mer, août animations en pieds d’immeuble, septembre fête de quartier, octobre l’halloween comme dirait Jacqueline, novembre on prépare la fête de l’hiver et décembre des poneys dans le square et les polaroïd avec le père noël. Chaque mois est une occasion de mettre des paillettes sur un quotidien gris et de me dire que, quand même, si le service public c’est ne pas pouvoir sortir un samedi soir par mois parce que le lendemain c’est la buvette du marché, alors allons-y.

Forte de cette épiphanie, je mets donc ma vie sociale entre parenthèses pour passer le concours de la fonction publique territoriale. Au milieu des fiches dont j’ai aujourd’hui oublié la moitié, j’essaie de ne pas penser à cette fois-là où je me suis faite agresser publiquement par un habitant pendant un conseil de quartier sans que personne ne bronche, pas même l’adjoint à qui les critiques auraient pourtant dû être adressées. Et puis cette fois où j’ai découvert sur les réseaux sociaux qu’un autre adjoint me dézingue parce qu’“elle ne vient pas d’ici alors elle n’est pas légitime”. 

Présente sur le quartier, j’ai écouté les habitant·es se plaindre du manque d’activités pour les enfants et les jeunes et les éduc’ de rue regretter que rien ne soit fait pour cette partie de la population. J’ai écrit une demande de subvention à la politique de la ville pour aller chercher l’argent qu’il manquait, rassemblé des associations volontaires pour bricoler avec moi un programme d’animations estivales en bas des tours et tenter de répondre à ce besoin. Je me suis heurtée aux refus des animateurs jeunesse de sortir de leurs murs, aux déceptions des habitant·es et des éduc’, pris en pleine face les accusations du conseil de quartier. Parce que ce que Yaya, Madame S, Monsieur R espéraient, c’était une maison de jeunes avec des animateurs dedans. Forcément, mes barnums 3 par 3 et mes ateliers sérigraphie, c’était rien en comparaison. Mais c’était la seule chose que je pouvais faire à mon niveau : on ne construit pas une maison de jeunes avec des bouts de ficelle. Pour construire une maison de jeunes, il faut que ce soit inscrit au budget d’investissement, puis voté en conseil municipal. C’est dans la même rubrique que la rénovation de l’école dont le toit fuit et/ou les fenêtres sont en simple vitrage. Dans une ville du 93, on ne sait que trop bien que choisir c’est renoncer. Si on choisit la rénovation de l’école, on renonce à la maison de jeunes, même si on a bien entendu que c’était un vrai manque, une demande légitime des habitant·es. Et ça s’explique, comme je viens de le faire, et je pense que ça se comprend, mais quand on a promis des choses pendant les élections, c’est difficile de revenir dessus une fois élus. Alors on envoie l’administration au charbon, bricoler un programme d’animations et recevoir la frustration.

Mais au lieu de mettre mes chers élus face à leur manque de courage politique et mes collègues face à leur (ir)responsabilités, je répète en boucle les droits et devoirs du fonctionnaire et je scotche la loi MAPTAM dans mes toilettes.  

Après des semaines de dur labeur, me voilà heureuse lauréate du concours, et donc fonctionnaire À VIE, si c’est pas merveilleux ! Le fameux sésame en poche me permet de prendre la direction d’une maison de quartier d’une grande ville française « socialiste » au cœur d’un quartier qu’on dit populaire. Le cœur lourd de quitter Nicole, Fanfan, Jaja et les autres, il me tarde néanmoins de découvrir cette ville encensée pour sa démocratie participative et l’innovation dont elle se targue dans notre bien nommée Gazette des Communes : peut-être que là-bas les habitant·es seront véritablement entendu·es et qu’un budget sera alloué à la réalisation de leurs projets ? 

J’y découvre une maison de quartier aux allures de maison d’arrêt : partout des grilles, partout du gris, des habitant·es nulle part, à peine une chaise pour s’asseoir. Une équipe réduite à peau de chagrin qui me reproche ma jeunesse et de ne pas venir d’ici. Des associations tellement biberonnées aux subventions qu’il est impossible de parler de projets communs pour le quartier. Des élu·es qui, les rares fois où ils m’adressent la parole et font mine de m’écouter, confirment qu’il n’y a pas réellement de projet derrière cette maison de quartier, si ce n’est offrir des bureaux aux associations de l’époque. Une page blanche qu’ils disaient en me confiant le poste ! Une page grise oui ! Grise comme les murs, grise comme de plus en plus de mes cheveux face aux décisions prises d’en-haut où je n’ai pas mon mot à dire. Après 6 ans de fonction publique territoriale, à peine 6 mois après avoir pris mon poste, mon corps refuse de se lever pour une nouvelle journée d’humiliations loin de chez moi et de mes proches restés en région parisienne : premier arrêt maladie d’une longue série. Impression de ne plus savoir travailler, doutes sur mes compétences, absence de prise en considération de mes expériences, équipe démotivée, aucun budget à gérer, marges de manoeuvre inexistantes. Mon dynamisme se heurte aux mauvaises volontés et à la machine administrative lourde et alambiquée où tout le monde a la mission de coordonner, mais personne ne doit faire. Me voilà un engrenage dans cette machine infernale où les collègues partent en arrêt les uns après les autres, et reviennent, plein de bonnes résolutions “cette fois je prends du recul, je lâche prise, je prends soin de moi”. Mon bureau devient le bureau des pleurs et des colères qui ne s’expriment pas ailleurs, on alimente nos rancoeurs, la boule d’angoisse grandit dans l’estomac. 

On me dit d’écrire des notes, alors j’écris de longues notes en plusieurs points comme on m’a appris à le faire en note de synthèse au concours. J’y partage des observations de terrain, des retours d’enquête, j’argumente, je propose des stratégies étayées, des pistes de solutions au problème évoqué. Les conclusions ne sont pas suivies, les points d’alerte ne sont pas pris en considération, les décisions ont déjà été prises de toute façon.

On me dit d’écrire un projet, alors j’écris un projet pour cette maison de quartier dans un contexte plus général, proposant des modes d’action et de gouvernance. Jamais ce projet n’est partagé, débattu, validé, jamais on ne m’accorde des moyens pour sa mise en œuvre. 

J’apprends ce qu’est un bullshit job, alors que je pensais que le service public était épargné. Mon engagement et mes convictions entrent en contradiction avec mon quotidien, le sentiment d’impuissance se transforme en frustration, les trapèzes se tendent, les rendez-vous chez l’ostéo s’enchaînent, chez la psy du travail aussi. Tous les soirs je rentre avec de l’amertume, de la colère inutile que je déverse entre deux gorgées de bière. Toutes les semaines sur le divan ma psychanalyste me rassure : ce n’est pas moi le problème, c’est le système dans lequel j’évolue. Trop impliquée, je suis incapable de lâcher prise et de prendre de la distance. Si je ne peux pas mettre mon engagement au service (du) public, alors je dois trouver une autre manière de faire. 

Jamais je ne me suis sentie aussi légère que le jour où j’ai déposé ma demande de disponibilité de la fonction publique à mon supérieur. Rarement je n’ai été aussi fière que le jour où la personne qui m’a recrutée m’a félicitée pour mon départ en me souhaitant de garder mon impertinence. Et aujourd’hui, un an après, alors que mon projet peine à se concrétiser pour pouvoir me salarier, la seule perspective de retourner dans cette machine infernale me donne la nausée. Je ne veux plus me bagarrer pour obtenir les moyens de bien travailler, qu’il s’agisse d’argent, de budget, d’équipe ou de légitimité. 

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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