Une Décroissance Écosocialiste ?
Le Rejet de l’Opulence pour l’Abondance Communiste
Depuis quelques semaines, la gauche parlementaire et ses militants se réjouissent des résultats économiques de l’Espagne, dirigée par le PSOE. Les Echos parle du “miracle espagnol”, seul pays européen avec une croissance dynamique.1 “Comme quoi, une politique de gauche, ça marche !” Et, en effet, ça marche. Un témoignage – s’il en fallait encore un – de l’absorption de la gauche dans l’hégémonie capitaliste. En France aussi, l’horizon économique de La France Insoumise est celui de la croissance, par la relance keynésienne.2 Mélenchon s’était même essayé, en 2022, à une opération séduction auprès du président du MEDEF : avec un gouvernement LFI, la croissance sera soutenue par la consommation populaire et les carnets de commandes seront remplis. Tout roule, alors.
La croissance économique est l’une des composantes du caractère post-politique du capitalisme contemporain. Ce que Fisher avait appelé le réalisme capitaliste : “l’atmosphère politiquement claustrophobe du présent”3, dans laquelle les impératifs du capital semblent s’être édictés comme lois naturelles, bloquant toutes les autres issues possibles. Pour Gareth Dale, la croissance s’est imposée comme fétiche, prenant l’apparence d’une nécessité objective, en lieu et place d’une injonction de relations sociales historiquement spécifiques.4
Elle est devenue le poumon sacré de la société moderne, jouant le rôle d’un “lubrifiant narratif” en faisant de l’accumulation du capital un synonyme de l’amélioration des conditions de vie pour tous : l’élargissement des parts du gâteau, le ruissellement.
Pourtant, on accuse ceux-là mêmes qui font la critique de la croissance de faire le jeu de la “gestion néolibérale de la pénurie”. Parfois, cela transparaît clairement : dans un récent entretien sur BFMTV5, Jean-Marc Jancovici comparait les contraintes à se fixer dans le cadre d’une décroissance contrôlée… au montant d’un compte courant qui pose des “restrictions” à la consommation ! L’image est forte : il y aurait une sorte de continuum entre les limites sociales et les limites naturelles, une équivalence entre la rareté sociale imposée par le salariat et la rareté naturelle du substrat sur lequel se sont érigées nos sociétés. Pour contester le terme d’écologie punitive, il affirme : “on ne dépense pas plus que ce qu’il y a sur son compte en banque, sinon votre banquier vous tire les oreilles, et on ne dit pas à longueur de journée que la banque est punitive”. Comme souvent avec les écologistes bourgeois, leurs conclusions politiques conduisent à la naturalisation constante du capitalisme. Dans sa phase néolibérale, l’écologie serait un argument de plus pour contracter les conditions de vie du prolétariat.
Cependant, il ne s’agirait pas non plus de dénoncer le caractère capitaliste de la rareté sociale qui lui est imposée en niant l’objectivité de celle des ressources terrestres. Dans Austerity Ecology and the Collapse-Porn Addicts, l’auteur écomoderniste Leigh Phillips appelle les socialistes “à défendre la croissance économique, le productivisme, le prométhéisme… L’énergie, c’est la liberté. La croissance, c’est la liberté”6. S’inspirant de The Ultimate Resource (1981), de Julian Lincoln Simon, dans lequel on peut lire que les ressources terrestres sont infinies, Phillips annonce possible de mettre en œuvre “une croissance infinie sur une planète finie”.7 Dans leur dialogue avec la proposition de communisme décroissant de Kohei Saito, Phillips et son compère écomoderniste le géographe Matt Huber affirment, en fin de compte, que la crise écologique ne serait que d’ordre technique.8 L’anomie du marché ne permettrait pas les investissements nécessaires dans des innovations “vertes”, ce qui serait possible dans une économie socialiste, qui pourrait alors poursuivre une croissance matérielle vertueuse. Ils se retrouvent ainsi à défendre la voiture électrique, la viande de synthèse, les avions à hydrogène et… le minage spatial ! En fait, la critique légitime du focus de l’écologie bourgeoise sur les choix de consommation individuels les a amenés à célébrer les modes de vie imposés par le capitalisme. Leur horizon émancipateur est alors celui d’une profusion d’objets de consommation issue d’une production prétendument décarbonée, mais qui en oublie de fait toutes les autres dimensions de la crise écologique. A l’image, et c’est tout le paradoxe, d’un pan important de l’écologie bourgeoise.
Dans son livre Climate Change as Class War, Huber soutient la candidature de Bernie Sanders et fait du Green New Deal le projet directeur d’une politique socialiste. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il serait le moyen d’un nouveau compromis de classe aux Etats-Unis, à travers des investissements publics massifs dans les renouvelables et la création d’emplois qui pourrait s’ensuivre.9 Comme le New Deal de Roosevelt, il s’agirait pour le parti démocrate de faire débuter un nouveau cycle d’accumulation, cette fois dans les énergies vertes. Si Huber nous propose de verdir l’existant plutôt que de bifurquer, c’est aussi parce qu’il ne saurait en être autrement à partir de cette stratégie-là : un projet de relance éco-Keynésienne par le pillage des ressources des Suds – un impérialisme écologique. Ce qui est proche de la position de Mélenchon, qui se tire d’affaire en affirmant simplement : “si la France lance une transition écologique, elle donnera l’exemple aux autres”. En réalité, ce sera surtout la “décarbonation dans un seul pays”. Du côté états-unien, il s’agit d’un compromis de classe qui serait d’ailleurs beaucoup moins probable que dans les années 30. Les conséquences de la crise de 1929 n’ont rien à voir, en termes de menace existentielle pour la bourgeoisie, avec les ravages environnementaux présents et à venir. Si Huber met en avant un projet d’inspiration kautskyste10, le caractère global de la crise écologique appelle au contraire à la constitution d’une force internationaliste, celle d’un léninisme climatique, profondément anti-impérialiste.
En opposition à la perspective écomoderniste, il s’agira ici de développer la nouvelle occurrence écologique de la critique de l’économie politique, contre l’économie politique critique qui ne comprend le socialisme que comme la continuation du capitalisme par d’autres moyens.11 Il nous faut renouer, d’un point de vue écologique, avec “la critique impitoyable de tout l’ordre établi”12. Cela se traduit en partie par la critique de la vie quotidienne. C’est ce qu’avait esquissée Ágnes Heller dans La théorie des besoins chez Marx (1976), et qui nous servira de base pour cette critique. En France, l’un des premiers à avoir tenté de réunir l’écologie et le marxisme est le journaliste et philosophe André Gorz. A partir des travaux de l’économiste Georgescu-Roegen, il a défini un réalisme écologique dans la décroissance, proposant le terme pour la première fois en 1972. Pour “l’économie classique, les matières premières sont une variable dont la seule limite est le coût, à l’instar du capital et de la force de travail, Georgescu-Roegen montre qu’elles sont limitées et altérées ou détruites, de façon irréversible puisque même leur recyclage implique aussi une transformation et des pertes – donc leurs stocks s’épuisent nécessairement”.13 L’écologie marxiste, justement, repose en partie sur la théorie du métabolisme de Marx, qui implique que toute activité productive dépend des ressources limitées de la planète, qui constituent la base des objets du travail, ainsi que des échanges qu’elle met en place au sein d’un système complexe et fragile d’équilibres multiples.
Et précisément, le puzzle du XXIe siècle sera de “réduire le débit total de matière et d’énergie du métabolisme social mondial tout en satisfaisant les besoins sociaux universels”14 : une décroissance écosocialiste. Une perspective soutenue de longue date au sein du courant socialiste. En 1989, Paul Sweezy écrivait déjà :
Puisqu’il est impossible d’accroître la capacité de l’environnement à supporter les charges [économiques et démographiques] qui pèsent sur lui, il s’ensuit que l’ajustement doit provenir entièrement de l’autre côté de l’équation. Et puisque le déséquilibre a déjà atteint des proportions dangereuses, il s’ensuit également que la réussite est essentielle : un renversement, et non un simple ralentissement, des tendances sous-jacentes des derniers siècles.15
Cette décroissance devra être le résultat d’une politique écologique de classe, planifiant démocratiquement la production afin de garantir la satisfaction des besoins humains, tout en maintenant les conditions d’habitabilité de la planète. Entre les décroissants déconnectés du monde ouvrier et les écomodernistes qui promettent des avions verts et des mines sur la Lune, il nous faut définir une théorie des besoins à même de soutenir un projet de décroissance écosocialiste. Contre “l’opulent monde capitaliste”16, je défendrai ici l’abondance communiste par l’autogestion des besoins.
Ágnes Heller et la théorie marxiste des besoins
Il n’existe pas, en tant que telle, une théorie des besoins chez Marx. Il utilise d’ailleurs le terme sans jamais le définir. Néanmoins, on peut parvenir à en déterminer deux grandes conceptions distinctes : l’une est philosophico-anthropologique, l’autre, socio-économique. La première se réfère à des catégories abstraites et transhistoriques de besoins, la seconde à des catégories de besoin dans les sociétés de classe, et dans le capitalisme en particulier.
Dans la conception philosophico-anthropologique, on retrouve deux types de besoins. Les premiers sont les besoins naturels. Ils renvoient aux besoins primordiaux qui permettent le maintien des conditions vitales. C’est un concept physiologique. Il s’agit par exemple du besoin de se nourrir, d’être protégé du froid ou de la chaleur, etc. Ces besoins sont toujours-déjà socialisés : la manière d’y répondre varie selon des critères sociaux de culture, d’époque, de race, de genre et de classe. Les seconds sont les besoins engendrés socialement. Il s’agit cette fois de besoins historiquement spécifiques dans une société donnée. Dans le mode de production capitaliste, par exemple, la satisfaction des besoins naturels passe par la possession et l’échange de la monnaie. Il y a donc un besoin de gagner de l’argent, sans pour autant que ce besoin existe à d’autres époques, dans d’autres modes de production.
Voilà donc les catégories des “invariants” propres à toutes les sociétés humaines et qui permettent de décrire une certaine ontologie sociale. Elles s’accompagnent de déterminations corollaires, comme celle de l’usage d’outils. Pour les êtres humains, en effet, répondre à leurs besoins engendrent d’autres besoins. Contrairement aux animaux non-humains, ils ne trouvent pas leurs conditions d’existence réunies dans leur propre corps : ils utilisent aussi des outils extra-somatiques issus de la transformation de la nature, leur “corps inorganique”. C’est cette dimension de leur ontologie sociale qui rend possible la domination sociale par le contrôle sur les outils du travail. L’exemple bien connu d’Andreas Malm est celui du pic vert : son “outil” de subsistance, son bec, est contenu dans son propre corps, dont on ne peut le séparer.17 Dans le cas des humains, les outils sont extra-somatiques, et peuvent donc faire l’objet d’une appropriation privative. C’est à partir de là que nous pouvons déterminer l’existence de classes sociales : les humains disposent de besoins vitaux qu’ils doivent satisfaire pour survivre, or, leurs conditions de réalisation sont captées par un petit groupe, la classe dominante.18 Dans le cas du capitalisme, la satisfaction des besoins naturels passe nécessairement par la possession d’argent, qui n’est elle-même rendue possible que par l’obtention d’un emploi.
Cependant, cette deuxième condition – le salariat – n’est pas vraie pour tous. C’est là que nous pouvons faire entrer en scène la deuxième conception des besoins : la socio-économique. Pour Marx, le prix de la force de travail est déterminé par les coûts de consommation nécessaire pour la reproduction de celle-ci. Il s’agit de ce qu’il appelle les besoins nécessaires. Leur satisfaction moyenne est ce qui permet à un individu de se penser comme “normal” au sein de sa classe. Les facteurs amenant à la construction de cette normalité sont culturels, historiques et déterminés par un certain rapport de force entre les classes. Viennent ensuite les besoins de luxe, qui ne sont pas définis en fonction du contenu d’un produit particulier, mais d’un point de vue relatif : contrairement aux siècles précédents, le sucre est aujourd’hui accessible à tous. Ce sont en fait les besoins que la classe ouvrière ne peut pas satisfaire et qui sont réservés à la classe dominante. Avec le développement économique en Occident et l’augmentation du niveau de vie, Ernest Mandel a aussi parlé des besoins secondaires, qui se rapportent en fait aux besoins nécessaires de la petite bourgeoisie et des fractions de classe supérieures du prolétariat : des aliments, des boissons, des vêtements et des appareils électroménagers plus sophistiqués, les biens et services « culturels » et « de loisirs » plus élaborés, etc. Ainsi, à partir d’un substrat ontologique, l’étendue des besoins humains est déterminée socialement selon la place de chacun dans la division du travail. En d’autres termes, cette “hiérarchie des besoins humains a manifestement une base à la fois physiologique et historique”19. La classe objective détermine les besoins, la satisfaction de ces besoins, en retour, détermine l’identification subjective des classes.
La forme que prennent les besoins naturels socialisés et le contenu que prennent les besoins engendrés socialement, on l’aura compris, est avant tout déterminée par un mode de production spécifique. Des modes de production découle un système de besoins. En leur sein, l’immédiateté de cette structure de besoins tend à la naturaliser. Pourtant, c’est bien la production qui détermine la consommation : on ne peut pas consommer ce qui n’a pas été produit. Dans le mode de production capitaliste, deux phénomènes prennent place : d’abord, la production est régie par des lois sociales strictes, qui contraignent les décisions économiques ; ensuite, la validation sociale des produits du travail n’est réalisée qu’après la production, par l’intermédiaire du marché. Ce qui est consommé n’est donc que le choix des possesseurs des moyens de production, qui sont eux-mêmes contraints par un cadre supérieur des possibles. Comme on l’a vu avec les remous autour des PFAS, ou plus récemment avec la loi Duplomb, la critique de la forme de la consommation peut ouvrir la voie à la critique de la production et à son verrouillage socio-technique dans la société capitaliste. Sans ce second mouvement, la critique des besoins resterait lettre morte. C’est l’écueil de la théorie critique des besoins, développée par les néo-réformistes en occultant la théorie critique de la production. Par exemple, en lieu et place des soviets de travailleurs, Razmig Keucheyan évoque les “cybercommunautés de consommateurs” : ils “pourraient tenter à leur manière de prendre le contrôle de l’économie, empêcher les (pseudo-)lois de l’économie d’exploiter et d’aliéner”.20 Si des soviets de quartiers semblent nécessaires pour une planification démocratique, sans contrôle préalable sur la production, leur utilité ne saurait être qu’illusoire. Les besoins et les moyens d’y répondre doivent faire l’objet d’une critique impitoyable, de manière à les défétichiser, eux et le mode de production qui les a engendrés. Pour donner à voir un horizon alternatif à cette société dans laquelle cohabitent misère, consumérisme et grand luxe. C’est cette opulence capitaliste qu’il nous faut désormais passer au crible.
L’opulence capitaliste : l’accroissement illimité de la production
Le paradigme de la croissance sert de couverture idéologique au véritable objectif de la production capitaliste : la valorisation du capital. La course aux profits, un intérêt particulier, prend ici la forme de l’intérêt général. Cette dynamique fait entrer le métabolisme social dans une croissance structurelle : de par sa structure de classe et la dépendance généralisée au marché, les propriétaires capitalistes doivent toujours révolutionner le procès de production afin de produire plus vite et à moindre coût.
[Et] le même jeu recommence : plus grande division du travail, plus de machines, plus grande échelle à laquelle sont utilisées division du travail et machines. Et la concurrence produit de nouveau la même réaction contre ce résultat.
Nous voyons ainsi comment le mode de production, les moyens de production sont constamment bouleversés, révolutionnés ; comment la division du travail entraîne nécessairement une division du travail plus grande, l’emploi des machines, un plus grand emploi des machines, le travail à une grande échelle, le travail à une échelle plus grande.
Telle est la loi qui rejette constamment la production bourgeoise hors de son ancienne voie et qui contraint toujours le capital à tendre les forces de production du travail, une fois qu’il les a tendues, la loi qui ne lui accorde aucun repos et lui murmure continuellement à l’oreille : Marche ! Marche !21
Si une entreprise aux mauvais résultats risque la faillite, ce sont aujourd’hui les Etats eux-mêmes qui doivent favoriser la croissance de leur PIB, au risque d’être punis par les marchés obligataires et les institutions internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international.22 Si la spirale infernale de la production capitaliste s’est accompagnée d’une croissance accélérée des effets destructeurs sur la nature, elle pose également les bases d’une société d’abondance qu’elle ne pourra cependant jamais faire advenir. “À mesure que l’humanité a surmonté les contraintes naturelles dans une certaine mesure, celles-ci sont de plus en plus remplacées par des contraintes sociales”.23 Alors que la production humaine n’a jamais été aussi importante, l’accès aux produits du travail reste limité par la possession d’un équivalent universel:la monnaie. Comme le résume Gerald Cohen, le capitalisme “amène la société au seuil de l’abondance, puis ferme la porte”.24
Pourtant, dans les pays occidentaux, les paramètres des besoins nécessaires ont été largement étendus. Plus le capitalisme se développe, plus les entreprises ont besoin d’écouler des marchandises toujours plus nombreuses et donc de permettre aux travailleurs de consommer davantage. Comme l’expliquait ouvertement le consultant en marketing Victor Lebow dans les années 1950 : « Notre économie extrêmement productive exige que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous transformions l’achat et l’utilisation de biens en rituels, que nous recherchions nos satisfactions spirituelles, nos satisfactions égoïstes, dans la consommation… Nous avons besoin que les choses soient consommées, brûlées, usées, remplacées et jetées à un rythme toujours croissant ».25 Avec la baisse du coût de l’alimentation – notamment permise par les innovations techniques dans la production de fertilisants artificiels, par la généralisation des pesticides et de la mécanisation, l’expansion du revenu disponible des ménages après la Seconde Guerre mondiale ouvre la voie à l’ère du consumérisme. Celle-ci requiert l’engendrement de nouveaux besoins toujours entretenus grâce aux innovations et à des phénomènes de mode et d’obsolescence programmée. A nouveau, la consommation est le résultat de la production : ce qui conduit à retourner au supermarché est la mauvaise qualité des biens achetés auparavant, ou leur “péremption sociale”, également organisée par les industriels. Heller écrit ainsi que les prolétaires sont transformés en “prostituées des besoins”26. Ils doivent ingurgiter une production de biens et de services en constant élargissement.
L’engendrement capitaliste des besoins
Le bien qui symbolise cette nouvelle époque du capitalisme reste sans doute la voiture individuelle. Elle constitue, en plus du secteur automobile, un débouché pour un grand nombre d’industries (sidérurgique, verrière, pétrolière, etc.). Or sa généralisation n’a rien d’une évolution naturelle de la production humaine. Ce modèle a été imposé afin d’éviter les crises de surproduction en donnant accès à la classe ouvrière à une plus grande gamme de produits – ce qu’on a appelé le fordisme. Par ailleurs, il est issu de la structure de classes du capitalisme, dans laquelle la prépondérance du transport ferroviaire accordait à la classe ouvrière un pouvoir de nuisance trop important, que ce soit du côté des cheminots ou des mineurs.27 Il est aussi le fruit d’une volonté politique des capitalistes américains de remédier aux grandes villes – le “berceau des mouvements ouvriers”, comme l’écrit Engels28 – en tant que lieu de concentration et donc d’organisation du prolétariat.30 Avec le New Deal commence justement l’avènement du mode de vie américain dans les banlieues pavillonnaires et la conversion d’une partie du prolétariat industriel à la (fraction de) “classe managériale professionnelle”, un frein au développement du mouvement ouvrier américain. C’est dans ces espaces que la voiture devient un besoin essentiel, sans laquelle une vie “normale” n’est pas possible. Les industriels du fossile s’étant d’ailleurs historiquement chargés de démanteler les modes de transport alternatifs, comme les premiers tramways électriques au début du XXe siècle. 29Les besoins engendrés socialement dans un cadre capitaliste sont donc le produit des intérêts de la bourgeoisie.
Encore une fois, c’est bien la mainmise d’une classe sur la production qui détermine les besoins de l’ensemble de la société. Il ne s’agit donc aucunement, pour une critique écosocialiste, d’accabler les choix de consommation individuels, comme le ferait l’écologie bourgeoise. Celle-ci repose sur une fable libérale : la théorie de la souveraineté du consommateur.30 Selon cette dernière, le capitalisme serait un régime de production démocratique, en cela que les consommateurs pourraient décider de favoriser certains produits plutôt que d’autres, et donc mécaniquement d’orienter la production vers leurs besoins. Il s’agit évidemment d’un renversement du réel : avec une somme d’argent limitée, on achète ce qu’on nous propose de plus abordable. C’est toute l’entourloupe de la production bio : personne ne souhaite consommer de la nourriture issue de l’agriculture industrielle, pourtant la majeure partie d’entre nous n’avons pas le choix de le faire. Dans le scénario libéral, il s’agit d’un référendum quotidien en faveur des pesticides, des engrais de synthèse et des élevages industriels. La production bio est confinée à une existence marginale au sein de la production agricole et à ne pouvoir être consommée que par les secteurs les plus privilégiés.
Par ailleurs, les consommateurs n’ont pas de mot à dire sur ce qui devrait être produit et qui ne l’est pas. Si les marchandises doivent pouvoir trouver un acheteur et donc répondent à un “besoin”, d’autres besoins restent sans réponse. Et ce, parce que le capitalisme pose des conditions de possibilité à la production : en plus de pouvoir trouver acheteur, elle doit être profitable. L’espace entre la rentabilité et le prix plafond au-dessus duquel disparaissent les acheteurs potentiels détermine les possibilités de la production capitaliste, et donc de la consommation qui s’ensuit. Le capitalisme ne répond donc qu’à certains besoins, et toujours de façon difforme – à savoir, de façon disproportionnée, mutilée ou nuisible.
André Gorz et l’aliénation des besoins
Au sein de cet espace dynamique apparaissent constamment de nouveaux objets de besoins. Cette “abondance” de nouvelles valeurs d’usage n’est qu’une richesse aliénée, puisqu’elle sert simplement de moyen à une force étrangère : l’accumulation compulsive du capital. Les besoins des individus ne sont pas des fins en soi, mais les moyens d’une implacable machinerie. A tel point que les Etats appellent leur population à consommer toujours davantage pour faire tourner la boutique – peu importe si elle vit très bien sans le faire.
Cette société marche sur la tête : la consommation sert l’accumulation, alors que l’accumulation devrait servir la consommation. C’est, en somme, ce qu’André Gorz appelait l’aliénation des besoins : les individus ne décident pas de la manière d’y répondre et font face à une hétérorégulation standardisée de la production. De plus, le rapport des êtres humains à la consommation prend une forme quasi compulsive, faisant prendre à la sphère de la circulation une importance décisive. Pour Gorz, cette aliénation provient fondamentalement de celle du travail. C’est parce que le prolétariat ne contrôle pas la production qu’il se trouve aussi dépossédé de son pouvoir sur la consommation. Et le caractère consumériste de la consommation qui y répond en découle directement. En s’inspirant des Manuscrits de 184431, il écrit :
C’est parce que le travailleur n’est pas “chez lui” dans “son” travail, parce que ce travail, nié en tant qu’activité créatrice, est une calamité, un pur moyen pour satisfaire les besoins, que l’individu est amputé de ses besoins créateurs et actifs et ne trouve plus sa souveraineté que dans le non-travail, c’est-à-dire dans la satisfaction de besoins passifs, dans la consommation et la vie domestique.
C’est sur la base de ce premier préconditionnement que le capitalisme monopoliste peut jouer sur les besoins de consommation passive et individuelle, leur proposer des modes de satisfaction toujours plus compliqués et sophistiqués, développer le besoin d’évasion, vendre les moyens d’oublier, de se divertir des pressions de l’organisation industrielle, des moyens de se rêver humain – car il n’est pas question de se faire tel – par l’appropriation de symboles d’humanité préfabriqués.32
En étant dépossédé de sa liberté dans la production, le travailleur tente de la retrouver dans la consommation. C’est l’un des aspects de l’entourloupe capitaliste que Marx combat dans Le Capital : si les idéologues bourgeois présentent le capitalisme comme le règne de la liberté, c’est qu’ils en oublient le lieu de la production de la plus-value – le fameux “laboratoire secret de la production”. La situation décrite ici en découle : la sphère de la circulation octroie un semblant de “liberté” où chacun serait maître de ses choix – libre de vendre sa force de travail ou de ne pas le faire, libre d’acheter ce que l’on souhaite. En réalité, les besoins que chacun peut satisfaire sont déterminés par la classe dominante et par la place de l’individu dans la division du travail. L’aliénation du travail convoque le réconfort dans le prétendu “libre arbitre” du consommateur. Après avoir obéi à une hiérarchie sociale transparente sur le lieu de travail, le travailleur retrouve un semblant de liberté sur le marché des biens et des services. Si la sphère publique du travail est celle de la domination sociale, la sphère privée est enfin un lieu sans entraves de consommation. La sphère de la circulation devient alors le seul lieu d’expression des préférences et des opinions personnelles. D’où les vifs débats autour du “véganisme”, par exemple. Tandis que les uns appellent à une consommation “vertueuse” complètement alignée sur la théorie de la souveraineté du consommateur, les autres invoquent leur droit à consommer ce qui leur chante, car après tout, “j’ai gagné mon salaire à la sueur de mon front, je peux bien en faire ce que je veux !” La “liberté” dans la consommation devient un substitut à la liberté dans le travail. S’il n’a pas pu décider de quoique ce soit durant le travail, il peut désormais le faire au supermarché. Par leurs relais idéologiques comme la publicité, le cinéma et les réseaux sociaux, les industriels font naître des désirs d’individus qui se tuent à la tâche pour acheter telle voiture un peu spéciale ou tel smartphone de nouvelle génération. Ainsi, en développant des produits de consommation toujours plus sophistiqués, le capital renforce d’autant plus sa domination sur le travail vivant, lui donnant des objectifs de consommation après le travail, pour mieux l’y soumettre :
Il civilise la consommation et les loisirs pour n’avoir pas à civiliser les rapports sociaux, les rapports de production et de travail ; il aliène les individus dans leur travail, ce qui lui permet de mieux les aliéner dans la consommation ; et inversement, il les aliène dans la consommation pour mieux les aliéner dans leur travail.33
La perte de contrôle sur la définition des besoins
Aliénation des besoins et aliénation du travail sont donc les deux faces d’une même pièce. L’épuisement par le travail, qui poursuit les travailleurs après celui-ci, engendre des individus qui se trouvent un supplément d’âme dans la consommation facile. “[L]e producteur déconnecté de son activité et de son produit engendre un consommateur passif qui compense sa frustration par la distraction et l’évasion des loisirs”34. C’est ce que Marx appelle la démesure :
L’épuisement excessif de leurs forces… entraîne chez eux des habitudes de démesure et les empêche de penser et de réfléchir. Ils ne peuvent avoir aucun plaisir physique, intellectuel ou moral, si ce n’est du plus mauvais goût.35
En d’autres termes, en “dépossédant les sujets des moyens matériels de satisfaire leurs besoins, le capitalisme les dépossède aussi de l’expérience et des normes subjectives pour juger de leur adéquate satisfaction, notamment de ce qui leur semble suffisant”.36 Séparés du pouvoir sur leur activité créatrice et fondamentalement humaine, beaucoup tendent à ne plus vivre que pour consommer : “l’extension des produits et des besoins fait que le sujet devient l’esclave inventif et toujours calculateur d’appétits inhumains, raffinés, imaginaires”.37 C’est cette abondance matérielle au caractère opulent que favorisent d’ailleurs les instances internationales comme indicateur de réussite économique. La Banque mondiale mesure le développement économique à partir du revenu par habitant, plaçant historiquement les Etats d’inspiration marxistes au bas de l’échelle. Par exemple, avec la planification chinoise, l’alphabétisation et l’espérance de vie moyenne ont largement progressé, plaçant la Chine à égalité avec les pays à revenu intermédiaire en termes de facteurs de développement humain à la fin des années 1970, malgré son revenu par habitant encore extrêmement faible. Alors, que “la Banque mondiale choisisse de mettre l’accent sur l’opulence est une décision entièrement normative”38. Dans la même veine, certains arguments utilisés contre la planification chinoise ont reposé sur des recommandations élevées d’apport calorique, pour annoncer ensuite que la Chine ne les remplissait pas.39
Si le capitalisme repose sur le développement illimité des besoins humains, les besoins fondamentaux “comme la subsistance, la protection, la liberté ou l’identité suivent des seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace de vie pour être heureux, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. L’idée d’une consommation exponentielle pour répondre à des besoins finis est un discours capitaliste, créé précisément pour légitimer l’enrichissement d’une minorité à travers la surconsommation”40. Comme le décrit le paradoxe d’Easterlin, bien qu’il existe une corrélation positive entre la croissance du PIB et le bonheur, le lien s’estompe après un certain niveau de revenu par habitant. C’est cette idée de suffisance qu’on retrouve aussi chez des militants révolutionnaires de premier plan :
Trotsky a répondu […] en expliquant que le concept d’ “abondance” ne se réfère pas seulement mécaniquement au niveau de l’économie, mais est plus un concept sociopsychologique, déterminé évidemment par les préconditions matérielles. Une fois que l’habitude de distribuer les produits et les services fondamentaux en fonction des besoins est assimilée par tous les membres de la société, un point de saturation sera rapidement atteint, et la consommation effective pourra même diminuer (ou pour le moins se stabiliser). Il prend le simple exemple des habitudes des bourgeois et des petits-bourgeois cossus dans les restaurants, hôtels et pensions confortables où le sucre est mis gratuitement sur la table. Cela n’amène pas du tout à une augmentation aiguë de la consommation du sucre – au contraire.41
Après un certain niveau de développement économique, la croissance devient une sorte de boulimie servant uniquement les intérêts du capital. Mais, en développant les forces productives et en étendant les besoins nécessaires pour ses propres intérêts, le capital engendre aussi des aspirations supérieures : de nouveaux besoins, auxquels il ne pourra jamais répondre complètement.
Les besoins radicaux : la préfiguration de la société future
Des contradictions du capitalisme émergent ce que Marx appelle les “besoins radicaux”42. Ils proviennent de la structure de classes du capitalisme, mais ne pourront être réalisés qu’avec son renversement. Le besoin radical par excellence est celui du temps libre. “Marx indique fièrement que les travailleurs auxquels on demanda au cours d’une “enquête” sociologique s’ils souhaitaient un salaire plus élevé ou bien plus de loisirs, se décidèrent pour ces derniers à une grande majorité”43. C’est ce que le mouvement ouvrier a obtenu en occident ces deux derniers siècles : une baisse progressive du temps de travail et une expansion des loisirs. Au bout d’un certain point, cependant, il est de plus en plus difficile pour le capital d’accepter des baisses du temps de travail – celui-ci stagne d’ailleurs depuis des décennies : le besoin de temps libre devient alors définitivement un besoin d’ordre post-capitaliste. Marx consacre justement une longue partie du Capital aux luttes des travailleurs pour la baisse du temps de travail tout au long du XIXe siècle. C’est là que se cristallise la conflictualité de classes de la société capitaliste : d’un côté, les capitalistes cherchent à étendre (ou maintenir) la durée du travail pour accroître leur plus-value, de l’autre, les travailleurs tentent de limiter l’épuisement de leur corps et maximiser leur salaire horaire, faisant pression sur la plus-value.
Plus fondamentalement encore, la condition prolétarienne conduit au vol du temps de vie. Alors que dans d’autres circonstances sociales les individus pourraient déterminer eux-mêmes le temps qu’ils souhaitent consacrer à une activité productive, sous le joug du capital, ils sont contraints de dédier un temps abstrait à produire des biens ou des services dont on peut souvent questionner le caractère indispensable. C’est ici, semble-t-il, que réside le caractère tendanciellement décroissant (ou plutôt stationnaire) d’un mode de production communiste. Lorsque ce sont les travailleurs eux-mêmes qui déterminent la production et leur temps de travail, le superflu tend logiquement à disparaître. C’est là le point nodal de la présente démonstration écosocialiste : ce que Marx décrivait comme la limitation des besoins par d’autres besoins.
L’abondance communiste par l’autolimitation des besoins
Sur ces questions, l’héritage de Marx et Engels demeure ambivalent. Par exemple, certaines affirmations d’Engels dans l’Anti-Dühring semblent particulièrement dépassées. Il y écrit que le mode de production communiste sera le théâtre d’un “développement constamment accéléré des forces productives et… [d’]une augmentation pratiquement illimitée de la production elle-même”. D’un autre côté, dans L’idéologie allemande, Marx et Engels écrivent que les communistes “aspirent à cette organisation de la production et des échanges qui leur assure une satisfaction normale de tous les besoins, c’est-à-dire uniquement limitée par les besoins eux-mêmes”44. C’est cette dimension de l’esquisse d’une société future qui doit être portée à l’ère de la crise écologique, et non la promesse fantasmagorique d’une profusion de bidules et de choses.
[D]’après Marx, dans la société des “producteurs associés”, seuls d’autres besoins opposent des limites aux besoins humains. Là où cesse le règne des choses sur l’être humain, là où les relations interhumaines n’apparaissent pas comme des relations de choses, tout besoin régit le “besoin de développement de l’individu”, le besoin d’épanouissement de la personnalité.45
Dans cette perspective, le premier besoin qui limitera les autres besoins est celui du temps libre. Du temps pour vivre. Du temps pour s’occuper de ses enfants, pour prendre soin de ses aînés, pour organiser un tournoi de foot dans son quartier, pour se promener en forêt, pour apprendre à jouer d’un instrument de musique, pour lire un roman policier, pour prendre l’apéro avec des potes, pour cuisiner à midi, pour faire l’amour, ou pour ne rien faire du tout. Vivre, vivre au-delà de l’instrumental. C’est ce temps libre qui détermine le niveau de développement d’une société.
… le temps libre, le temps dont on dispose, constitue la richesse elle-même, étant consacré en partie à la jouissance des produits, en partie à l’exercice d’une libre activité, qui ne doit pas être accomplie, comme le travail, sous la contrainte d’une fin extérieure devant être réalisée, qu’il s’agisse ici d’une nécessité naturelle ou d’une obligation sociale, peu importe.49
Si le capitalisme a engendré la possibilité d’un développement inégalé de cette richesse, il impose des limites sociales à sa réalisation, par la contrainte du salariat. Marx note justement qu’au sein du capitalisme, c’est paradoxalement durant les périodes de crise que le temps libre et le développement de facultés individuelles peut avoir lieu. La crise du coton durant la Guerre de Sécession, par exemple, procure aux travailleuses britanniques des filatures du temps pour allaiter. La crise produit des avantages hygiéniques, puisqu’en temps normal, les mères utilisent alors le “Godfrey’s Cordial”, un opioïde qui sert de sédatif pour calmer les nourrissons et les enfants.46 Utilisé principalement par les mères travaillant dans des groupes agricoles ou dans l’industrie, il garantissait qu’elles puissent travailler le maximum d’heures sans être dérangées. Avec la crise, elles avaient également le temps d’apprendre à cuisiner et à coudre. Marx conclut en ironisant : “il fallait une révolution américaine et une crise universelle pour que les ouvrières, qui filent pour le monde entier, apprennent à coudre !”47
Les besoins radicaux du prolétariat ont aussi à voir avec le besoin de sécurité existentielle, par l’émancipation vis-à-vis de la violence de l’Etat bourgeois. Ce qui est trop souvent absent de la critique des décroissants, c’est l’appareil coercitif qui est à la base du système économique dont ils font l’analyse. Si l’on ne peut subsister que par l’échange de la monnaie, c’est parce que l’appropriation de biens sans argent est considérée comme du vol, qui est lui-même régulé par des formes de répressions diverses. C’est justement là la genèse du capitalisme : la privatisation d’espaces communaux et forestiers encadrée par un droit strict et une force de coercition.48 Dans les pays occidentaux, en particulier, l’ordre social repose aussi sur l’infériorisation et la ségrégation spatiale de la partie racisée du prolétariat. Là aussi perdure un besoin radical de libération vis-à-vis de l’acharnement policier et du racisme d’Etat mis en place par la bourgeoisie. De plus, de façon renouvelée dans la période de remilitarisation que nous vivons, l’un des besoins radicaux est de mettre fin à la menace latente des guerres inter-impérialistes et, dans les pays dominés, aux conflits récurrents permettant la sauvegarde des intérêts occidentaux.
Avec le développement économique et la possibilité de satisfaire un toujours plus large éventail de besoins, de nouvelles aspirations émergent au sein du prolétariat, bien plus radicales que la simple satisfaction des besoins nécessaires. A l’âge de la crise écologique globale, l’un de ces besoins radicaux est aussi de pouvoir vivre en bonne santé sur une planète habitable. A nouveau, la satisfaction de ce besoin est pour le capital une impossibilité existentielle, lui qui prospère même sur la destruction de la nature et de la santé humaine. Que les gens tombent malades ou aient des complications de santé est un bien fait pour l’économie capitaliste, qui peut alors fournir des produits médicaux pour y répondre – un business comme un autre. En un sens, la médecine moderne “médicamente la survie” dans un espace intrinsèquement pathogène. La crise écologique aussi ouvre de nouvelles opportunités pour le capital : nouvelles routes maritimes dans le Grand Nord, nouvelles ressources pétrolières et halieutiques, et nouveaux besoins humains pour faire face à la déstabilisation du système Terre – pensons par exemple à la climatisation. Les besoins engendrés socialement dans un cadre capitaliste le sont donc aussi par ses effets destructeurs sur le vivant.
Les besoins radicaux ouvrent la voie à une société d’émancipation vis-à-vis du travail hétéronome et de conscientisation des seuils naturels imposés à la vie sur Terre. Pour autant, l’abondance communiste ne peut pas être vécue uniquement d’amour et d’eau fraîche. Un terme à la mode est celui de communisme luxueux, et dont la signification peut beaucoup varier. Chez le Britannique Aaron Bastani, cela s’accompagne d’une automatisation complète de la production, obtenue par le développement même du capitalisme, censé engendrer, par un déterminisme technologique, une société d’abondance communiste.49 Ici, les besoins engendrés par cette économie ne semblent pas différents de ceux du présent capitaliste. Cette vision d’un futur ultra-technologique est la partie extrême de l’écomodernisme de gauche, une perspective qui, comme nous l’avons vu, reste ancrée dans le paradigme de la croissance et des besoins capitalistes. La transformation socialiste consiste simplement à tenter de verdir le monde capitaliste, plutôt que de le changer de fond en comble. Contre la “croissance verte” (socialiste !), il faut défendre le luxe communiste comme amélioration de la qualité des produits du travail et de l’environnement naturel, et non comme une extension écologiquement irréaliste des besoins de luxe de la bourgeoisie à l’ensemble de la population.
La production communiste et ses tendances décroissantes
L’objection qu’énonce Huber à l’encontre de la décroissance est qu’elle conduirait à appauvrir tout le monde un peu plus, plutôt que de reprendre à la classe capitaliste.54 Les décroissants seraient donc ici les alliés objectifs d’un néolibéralisme qui appelle le prolétariat mondial à se serrer la ceinture. C’est évidemment un homme de paille, puisque pour les décroissants proches de l’écosocialisme, la décroissance est un projet macroéconomique, de réduction de l’agrégat, c’est-à-dire de réduction de la taille du métabolisme social et de ses prélèvements sur la nature. Il est possible de le réduire tout en distribuant plus équitablement les produits du travail dans la société. L’essentiel, tout d’abord, est à nouveau de ne pas tomber dans le piège du fétiche de la croissance. Dans les pays occidentaux, la pauvreté et l’insatisfaction partielle des besoins naturels – comme manger à sa faim, n’est pas aujourd’hui le résultat d’un manque de croissance. Il n’y a pas de sans-abris parce qu’on n’a pas assez de logements – c’est même l’inverse, il y a davantage de logements que de personnes ou de familles qui en ont besoin. En ce qui concerne l’alimentation, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui observe attentivement la production et la consommation alimentaires à l’échelle mondiale, estime qu’environ un tiers des aliments destinés à la consommation humaine est perdu ou gaspillé chaque année tout au long de la chaîne alimentaire — depuis les exploitations agricoles jusqu’aux usines de transformation, aux marchés, aux distributeurs, aux services de restauration et jusque dans nos cuisines. Cela représente 1,3 milliard de tonnes, soit de quoi nourrir trois milliards de personnes.50 En Occident, le gaspillage a surtout lieu durant la phase de consommation : on achète trop par rapport à ce dont on a besoin, la grande distribution jette ce qu’elle n’a pas réussi à vendre, etc. Dans les pays des Suds, le problème survient davantage durant la phase de circulation, à cause d’un manque d’infrastructures. Par manque de systèmes de transport adaptés et d’installations de stockage, 10 à 20 % des céréales de la région sub-saharienne sont par exemple victimes de moisissure, ou en proie aux insectes et aux rongeurs. C’est pour cette raison que la décroissance ne doit pas être comprise comme un projet universel : dans certaines régions, la croissance de l’agrégat demeure une nécessité. Si la croissance est le maître mot des économistes bourgeois dans le centre capitaliste, elle conduit au pillage impérialiste et à l’appauvrissement des pays dominés. C’est ce qui permet le niveau des besoins nécessaires en Occident, ce que certains ont pu appeler le mode de vie impérial.56 Un mode de vie – imposé, comme nous l’avons vu – qui repose sur la surexploitation des travailleurs des Suds et des ressources de leur environnement. Certaines régions du monde ont donc toujours un besoin essentiel de développement économique, qui sera facilité par l’expropriation de capitalistes étrangers et le contrôle sur leurs infrastructures.
Mais dans le cas de la décroissance ou de la croissance, celle-ci ne serait que temporaire et aboutirait à un état stationnaire. C’est peut-être-là la nouvelle occurrence écologique du développement inégal et combiné, ce que les décroissants non-marxistes appelleraient plutôt un processus de contraction et convergence.51 Par ailleurs, nos impératifs écologiques appelleront à une végétalisation de notre alimentation, ce qui réduira à nouveau la taille des espaces agricoles à l’échelle mondiale, puisqu’une part non négligeable de ce que nous produisons est aujourd’hui dédiée à nourrir des animaux d’élevage. Enfin, alors que nous produisons déjà suffisamment pour subvenir aux besoins alimentaires de la population mondiale, Aaron Benanav estimait en 2015 que le “surplus relatif de population” (l’armée de réserve au niveau mondial) concernait approximativement 1,3 milliard de personnes.52 Une société garantissant une activité pour tous signifierait donc aussi un autre partage et une baisse du temps de travail.
Néanmoins, la croissance du temps libre sera aussi celle de la production des loisirs. Pour pêcher, il faut une canne à pêche, pour surfer une planche, pour jouer de la batterie des fûts et des cymbales. Mais on peut imaginer que cette production supplémentaire restera marginale, du fait de la désindividualisation des rapports humains. “Alors que le capitalisme suscite des besoins individuels de consommation qui isolent les individus dans leur satisfaction, le socialisme vise la satisfaction de besoins sociaux par des services et équipements collectifs en matière de logement, transport, santé, éducation et culture”.53 Un piano peut être utilisé par plusieurs personnes, un livre se transmet, une perceuse peut se partager, etc. “C’est dans ce dernier contexte que l’importance écologique du temps libre comme mesure de la richesse communiste devient claire. Car dans la mesure où les besoins secondaires développés et satisfaits pendant le temps libre nécessitent moins de matière et d’énergie, leur poids croissant dans les besoins totaux contribue à réduire la pression de la reproduction sociale sur les conditions naturelles”54. D’autant plus que l’économie de demain, consciente de son appartenance à un système Terre, sera certainement bien plus centrée vers le recyclage, la réparation et la réutilisation, à partir d’une production qui n’aura plus pour but de faire revenir les consommateurs au marché, mais de fabriquer des objets durables. “Ceci aboutirait – au plus tard lorsqu’un certain niveau de richesse aurait été atteint – à une diminution du rythme d’accroissement de la production”55.
Si le communisme constitue la possibilité de la survie humaine au XXIe siècle, elle ne peut pas en être la seule légitimation. Après tout, d’autres organisations sociales pourraient maintenir une relation harmonieuse avec la nature tout en mettant en place la pire domination économique et politique des êtres humains. Non, ce qu’il procurerait serait la liberté réelle. Le capitalisme semble dominé par une force étrangère émergente, le capital, qui n’est en fait que le produit de rapports sociaux spécifiques. Sa domination sur la vie humaine en général enferme et verrouille l’économie dans une trajectoire spiralée et illimitée, conduisant aujourd’hui à l’inaction devant la catastrophe écologique ou face aux dangers de l’intelligence artificielle. There is no alternative, pour les entreprises comme pour les Etats, plongés dans l’anarchie du marché. Le communisme signifie, au contraire, la reprise en main des sociétés humaines sur leurs orientations économiques. C’est ce qui constitue sa supériorité économique, par la planification démocratique de la production. Alors que dans la société présente, c’est la classe dominante qui détermine les moyens de satisfaction des besoins et les besoins eux-mêmes, son renversement permettra une autogestion des besoins56. Le temps libre permettra aux individus de sortir du statut de consommateur passif et de participer activement à la vie économique, politique et culturelle. La société pourra alors “organiser son plan de production en fonction de ses moyens de production, parmi lesquels figurent notamment ses forces de travail. Les effets utiles des différents articles de consommation, comparés entre eux et aux quantités de travail nécessaires à leur production, détermineront en fin de compte le plan.”63 Dans la société capitaliste, la production et la consommation forment une unité-séparée, reliée exclusivement par le marché. Le besoin social ne peut s’y exprimer qu’à travers une demande solvable, c’est-à-dire par l’achat de marchandises que les capitalistes ont préalablement choisi de mettre en vente. Avec la socialisation des moyens de production, l’unité réelle entre production et consommation est rétablie : on produit alors uniquement en fonction des besoins sociaux. “C’est seulement dans le cas où la production se trouve sous le contrôle réel et déterminant de la société que celle-ci établit la relation entre le volume du temps de travail social employé à produire certains articles, et l’ampleur des besoins sociaux que ces articles doivent satisfaire”57. Les producteurs associés mesureront les besoins, le temps de travail disponible, et établiront pour chaque activité le temps de travail socialement nécessaire. De cette façon, le communisme réunit la lutte pour la liberté et pour la survie humaine.58
Contrairement à ce que prônent des écologistes non-marxistes, la cause de l’inertie de la société présente n’est en aucun cas la démocratie bourgeoise. En 1977, par exemple, l’écologiste William Ophuls proposait la mise en place d’une oligarchie puissante de technocrates pour restreindre l’espace démocratique au nom de l’impératif de survie.66 A l’inverse, la démocratisation de la production serait le meilleur moyen de la limiter. Pour quelles raisons se tuer à la tâche lorsqu’on n’y est plus contraint par son patron ? Si les travailleurs avaient la main sur la production, leur objectif serait vraisemblablement de travailler le moins possible. Et c’est encore plus le cas au sein d’une forte division du travail et spécialisation des activités, puisque les travailleurs produisent des biens ou des services qu’ils ne consomment pas eux-mêmes pour une large part. En ce sens, vouloir accroître sa consommation personnelle équivaut maintenant à demander à d’autres de travailler davantage pour son propre plaisir. Si une telle augmentation de la production est concevable, elle serait sans doute marginale, puisqu’elle nécessiterait une forte légitimation sociale. D’un point de vue macro, le communisme serait le règne de la réciprocité : on produit pour autrui puisque l’on sait que les autres produisent aussi pour nous.59 Simplement, cette réciprocité, pour être généralisée, doit demeurer socialement acceptable. Prenons un exemple concret. Jusque dans les années 1960, le fonctionnement de communes rurales allemandes reposait sur l’interdépendance de paysans et d’artisans.60 Au sein de cette économie locale, les échanges monétaires étaient très marginaux. Les paysans et les artisans s’arrangeaient pour mettre en place des échanges aux bénéfices mutuels : le paysan fournit de la farine au boulanger qui lui fournit du pain toute l’année. L’échange est équitable et peut être perpétuel. Mais si un jour le paysan décide de prendre davantage de jours de repos, réduit sa production en conséquence et livre donc moins de farine au boulanger, tout en attendant la même quantité de pain, le déséquilibre de l’échange pourrait bien causer la fin de leur relation symbiotique. Ce faisant, dans la société future, la structure même des rapports sociaux fera tendre la production vers un état sensiblement stationnaire, assurant à chacun la satisfaction de besoins socialement établis comme suffisants. Celle-ci serait donc caractérisée par une autolimitation des besoins et du travail, afin d’étendre toujours plus le règne de la liberté.61
Des quantités de production qui resteraient stables ne signifient pas pour autant une immobilité économique. Le contrôle des travailleurs sur l’appareil productif aura aussi pour conséquence une accélération de sa transformation, pour économiser des ressources et du temps de travail.
Mais cette « troisième solution » [la planification démocratique] ne conduirait-elle pas à une idéalisation de la routine et de la coutume – autrement dit, à une stagnation économique ? Certainement pas dans le domaine de la production, où l’intérêt des producteurs à réduire leur charge de travail et à améliorer l’écologie humaine générerait une incitation intrinsèque à la réduction des coûts. Seule une vision misanthropique de l’humanité évaluerait son progrès relatif ou sa santé à l’aune du nombre croissant de gadgets de moins en moins utiles consommés par ses citoyens.62
Alors, communisme ou décroissance ?
La décroissance ne doit pas être comprise ici comme le principe directeur d’une transformation écologique et sociale. C’est l’erreur que commettent de nombreux auteurs décroissants, qui pensent une trajectoire économique sans les relations sociales qui permettraient de la faire advenir. “Pour l’écosocialisme, la notion de décroissance, bien que reconnue comme une nécessité dans les économies les plus développées de notre époque, où l’empreinte écologique par habitant est supérieure à ce que la planète en tant que lieu d’habitation humaine peut supporter, a toujours été considérée comme une simple partie d’une transition écosocialiste, et non en soi comme l’essence de cette transition”.71 La perspective de décroissance est la reconnaissance des impératifs écologiques auxquels doivent répondre les pays occidentaux, mais l’accent doit avant tout être placé sur la planification écosocialiste. C’est aussi ce qu’affirment clairement des membres importants du courant décroissant, comme Jason Hickel, pour qui “la décroissance… est mieux comprise comme un élément d’une lutte plus large pour l’écosocialisme et l’anti-impérialisme”63. La croissance et la décroissance sont deux stratégies de réponse à des conditions matérielles spécifiques. Si le mode de production capitaliste peut être caractérisé par un principe de croissance perpétuelle, une économie planifiée ne pourra pas être qualifiée de façon similaire. Elle sera toutefois une société de la post-croissance, si on la compare à la croissance capitaliste,entendue comme principe général de l’économie. Encore une fois, il semble logique que la société future, faisant croître certains secteurs et décroître d’autres, trouve une stabilité dans un état plus ou moins stationnaire de la production globale. Il s’agit, pour maintenir les conditions d’habitabilité de la planète, de réduire le “débit total de matière et d’énergie du métabolisme social mondial tout en satisfaisant les besoins sociaux universels”64.
Si le terme de “décroissance” ne devrait probablement pas être mis en avant dans un projet programmatique, du fait de son identification publique aux aspirations de la petite bourgeoisie65, ce qu’elle implique est en substance un projet d’émancipation de la classe ouvrière et son résultat.75 C’est un projet d’abondance communiste, contre son simulacre actuel, une opulence capitaliste qui contraint les besoins démesurés d’un secteur de la population, contracte ceux de la partie la plus précarisée du prolétariat moderne, et confère à d’autres des niveaux de richesse complètement grotesques. En résumé, la “conception marxienne de l’abondance communiste envisage une satiété des besoins fondamentaux et une extension progressive de cette satiété aux besoins secondaires à mesure qu’ils se développent socialement dans le contexte d’un temps libre élargi et d’un contrôle coopératif de la communauté des travailleurs sur la production sociale ; et non une satiété totale de tous les besoins concevables”66. C’est la vision qu’il nous faut défendre, contre la croissance verte des écomodernistes, dont la perspective stratégique sociale-démocrate révèle l’incomplétude théorique de leur critique du capitalisme, qui demeure marquée par les idéaux de cette société pourrissante.77 A rebours de cette adaptation de la gauche au réalisme capitaliste, il faut tenir une ligne que l’on pourrait qualifier de rétrofuturiste. A savoir, “réactiver les potentiels inaccomplis de la séquence qui a précédé l’avènement du néolibéralisme, puis le triomphe du réalisme capitaliste”67, et donc aussi une stratégie révolutionnaire. Elle ne peut pas être une nostalgie pour le socialisme réel de l’URSS, qui a établi une dictature sur les besoins en lieu et place de leur autogestion.68 Prise dans une compétition existentielle avec l’occident capitaliste, la bureaucratie stalinienne définissait de façon technocratique les “besoins objectifs” et leur contenu en fixant des quantités de production et d’équipement.69 Les bureaucrates, eux, ont accédé aux privilèges de l’ancienne petite bourgeoisie et de la noblesse, et donc à sa hiérarchie des besoins, ce que Trotsky appelait le complexe “auto-garage-harem”.81 Fondamentalement, donc, un programme d’écologie ouvrière devrait revendiquer l’auto-organisation inconditionnelle des travailleurs, au-delà des bureaucraties syndicales ou de partis. Ce programme devrait avoir pour pierre angulaire une écologie du lieu de travail : si les écologistes bourgeois se plaignent des pesticides ou de la pollution, ils en oublient rapidement que les premiers concernés sont les travailleurs des industries de la pétrochimie ou des énergies fossiles. S’ils sont donc les premiers à avoir intérêt à la transition écologique, ils sont aussi les mieux placés pour la faire advenir. Les choses se mettent déjà en place : à ArcelorMittal à Fos-sur-Mer, les salariés se battent pour la décarbonation et avancent des propositions en ce sens, comme le recyclage de ferraille de navires ou la généralisation du transport ferroviaire70, dans la centrale à charbon de Cordemais, les salariés tiennent depuis des années un projet de reconversion qui rencontre le mépris de classe de la direction d’EDF71, à la raffinerie de Grandpuits, des militants ouvriers dénoncent le greenwashing de Total et appellent à la nationalisation de l’industrie sous contrôle ouvrier pour mener à bien une bifurcation écologique juste.72 Si la bourgeoisie a “construit un monde à son image”73, c’est justement l’horizon d’une nouvelle terraformation74 qui peut participer à reconstituer le rêve communiste – plutôt que par la réhabilitation d’un patriotisme mortifère. S’il existe, comme nous l’avons vu, des tendances réelles à une forme de décroissance communiste, la réalisation d’une certaine transformation écologique constituera en fait un “facteur de permanence de la révolution”75. Selon la deuxième “loi” de la révolution permanente de Trotsky, en effet, la révolution communiste ouvre la voie à des révolutions technologiques, scientifiques et coutumières, qui se développent dans une action réciproque qui empêche la société d’atteindre l’équilibre. On peut s’attendre à ce qu’une partie de la lutte politique partisane, dans un système des soviets multipartite, oppose différentes fractions de la classe ouvrière, chacune apportant des réponses distinctes et de plus en plus élaborées aux enjeux contemporains soulevés par des courants comme la décroissance ou l’écomodernisme.