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Syrie : ‘‘Une opportunité historique’’
La Syrie d’Assad n’est plus, les révolutionnaires ont gagné. Mais le plus dur n’était peut-être pas seulement de faire tomber un régime assez largement haï par sa population, il faut désormais construire un futur désiré par le grand nombre.
Par Thermidor Publié in #POSITIONS le 25 mars 2025 12 min de lecture
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Syrie : ‘‘Une opportunité historique’’

Et maintenant, que faire ? C’est la question à laquelle les Syriens doivent répondre. Bachar Al Assad n’est plus au pouvoir mais tout est encore à construire. Alors que la Syrie venait de se libérer, elle s’éloignait progressivement de nos smartphones, chassée par des actualités plus spectaculaires. Avant de, récemment, revenir percuter l’actualité par les massacres commis sur la côte méditerranéenne. Retour sur ces dernières semaines.

Le début des problèmes

La Syrie d’Assad n’est plus, les révolutionnaires ont gagné. Mais le plus dur n’était peut-être pas seulement de faire tomber un régime assez largement haï par sa population, il faut désormais construire un futur désiré par le plus grand nombre. La Syrie est un pays dévasté par la guerre : la moitié des 23 millions de Syriens ont été déplacés par le conflit et il y a environ 1 000 000 de morts. 12 millions de Syriens sont en insécurité alimentaire, la moitié des infrastructures de distribution de l’eau ne fonctionnent plus correctement et la capacité de production électrique a chuté de plus de 60 %. Autant dire que la Syrie est à genoux. Il faut ajouter à cela la problématique du captagon : à l’origine, médicament contre la narcolepsie, cette molécule est devenue une drogue de synthèse dont l’essentiel de la production est basée en Syrie. Le captagon offrait des avantages politiques et économiques à Assad. D’après La Banque mondiale, la Syrie percevait 5,6 milliards de dollars grâce au trafic, tout en contournant les sanctions. Cette molécule était aussi devenue un moyen de pression de la Syrie sur ses voisins : Bachar Al-Assad promettait d’en baisser la production en échange de contreparties sur le terrain diplomatique. Les nouvelles autorités ont largement communiqué sur leurs intentions de sortir de la narcoéconomie et ont commencé à démanteler les réseaux. Mais pour que la Syrie puisse pérenniser cette sortie, encore faut-il qu’elle en ait les moyens. En effet, les coûts liés à la reconstruction du pays risquent d’atteindre les 50 milliards de dollars tandis que les sanctions économiques pénalisent le pays pour financer correctement une remise en marche de la société syrienne.

La mosaïque syrienne

La Syrie est constituée d’un ensemble de minorités ethniques et religieuses. La majorité arabe sunnite (composant 65 % des Syriens selon l’OFPRA) n’a pas une assise totale sur la société. Il y a une nécessité vitale pour le nouveau pouvoir à maintenir de bonnes relations entre les différents groupes et éviter une fragmentation du territoire, ou pire, des meurtres de civils. Les récents massacres perpétrés contre les populations alaouites soulignent l’urgence de cette question : cette minorité religieuse à laquelle appartenait le clan Assad compose un dixième de la population et représente pourtant 80 % des fonctionnaires. Peu d’Alaouites font partie de la haute bourgeoisie syrienne, mais une grande partie des cadres militaires et civils du régime baasiste étaient issus de ce groupe. C’est aussi un courant hétérodoxe de l’islam : l’alcool est autorisé, ils organisent leur culte autour d’une triade et non pas autour de l’unicité d’un dieu. À cela, il faut ajouter que d’anciens militaires du régime avaient refusé de se rendre et menaient des actions de guérilla dans la région côtière à majorité alaouite. En représailles, des milices djihadistes ont commis des tueries. 1300 personnes ont été tuées, dont les trois quarts étaient des civils. La société civile syrienne n’est pas restée insensible face à cette boucherie, manifestant dès le lendemain pour exprimer son indignation.

Source : https://twitter.com/fkontar78/status/1898704611499753874

L’unité concerne aussi la communauté druze. Issue d’un courant de l’islam chiite mais ayant désormais sa propre doctrine religieuse, cette population se concentre majoritairement dans le Sud, dans les régions frontalières de la Jordanie et d’Israël. Les risques de persécution que les Druzes pourraient subir de la part du nouveau pouvoir ou de groupes djihadistes ont été utilisés comme prétexte par Israël pour envahir de nouveaux territoires en Syrie. Début mars, des escarmouches dans la banlieue de Damas, dans un quartier à majorité druze, ont été utilisées comme prétexte par le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, pour menacer la Syrie d’une intervention militaire approfondie. Des propos qui ont été tout de suite condamnés par les chefs druzes. Dans la foulée, deux des plus importants groupes armés druzes ont affirmé vouloir rejoindre l’armée syrienne, sans pour autant rendre leurs armes.

Concernant les Kurdes, leur situation bien que délicate, semble s’améliorer. Un canal de discussion s’est ouvert entre Damas et Qamishlo (capitale de facto du Rojava) et des objectifs ont été définis pour la fin 2025 : représentation de toutes les composantes de la population syrienne au sein des institutions, reconnaissance des droits de la communauté kurde, fusion des institutions existantes. C’est un chapitre fondamental de la reconstruction syrienne. Pour le nouveau pouvoir en place, il faut éviter une fragmentation du territoire tout en incorporant à la Syrie les activités stratégiques du Rojava. En effet, le pétrole et le gaz qui constituaient avant 2011 près d’un quart des revenus de Damas, sont concentrés à l’Est et au Nord-Est du pays dans les régions de Deir Ezzor et d’Hassaké, des zones contrôlées par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS). A ces ressources fossiles peuvent s’ajouter d’autres hydrocarbures qui ne sont pas enfouis dans le sol : les oléoducs. Ces tuyaux transportent des quantités astronomiques de gaz et de pétrole qui sont produites dans le centre et le Nord de l’Irak. Elles partent des raffineries de Bagdad, Tikrit, Erbil et Mossoul pour rejoindre les ports de Lattaquié et d’Hatay, en passant par le Rojava.

Légende : carte de la répartition du gaz et du pétrole en Syrie – le gaz est en jaune, le pétrole est en rouge.

Source : https://www.oilmap.xyz/

Légende : carte des pipelines en Syrie – en rouge, les oléoducs, les logos bleus représentent les raffineries de pétrole.

Source : https://www.oilmap.xyz/

Les principales infrastructures de l’Euphrate sont également contrôlées par les instances politiques du Rojava : les barrages de Tishrin, de Tabqa et d’Al-Baath ont été récupérés par les FDS à la suite d’affrontements avec Daesh. Ces derniers sont primordiaux dans l’irrigation des zones agricoles et produisent une part essentielle de l’électricité et de l’eau potable (3 millions de Syriens dépendent de leur électricité, 5 millions dépendent de leur eau potable).

L’autre objectif de cette coopération est de freiner la Turquie dans ses tentatives d’ingérence en Syrie.

Irrédentisme(s)

La Turquie a accentué son implication en Syrie. D’un côté, les bombardements et attaques de drones sur les différentes villes du Rojava sont continuels depuis le 6 décembre, de l’autre, des combats entre l’Armée Nationale Syrienne (ANS) et les FDS ont repris de plus belle. Le retrait forcé de Manbij des FDS et les bombardements autour du barrage de Tishrin montrent qu’Erdogan et ses alliés syriens rejettent l’existence d’un territoire habité et géré majoritairement par les Kurdes, même hors de Turquie. Ils considèrent le Rojava comme une base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Mais cette version des faits est percutée par le réel : Abdullah Ocalan, ancien dirigeant du PKK, a demandé à ses partisans de déposer les armes. Désarmée, cette organisation sera-t-elle toujours classée comme terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne ? Pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour. Si les cadres du PKK ont répondu favorablement à l’appel d’Ocalan, ils considèrent que les conditions ne sont pas réunies pour organiser la dissolution : ils demandent l’arrêt des bombardements turcs et la tenue d’un congrès organisé par Ocalan (qui devra donc être libéré de prison pour l’organiser).

Quant à Israël, “La seule démocratie du Proche-Orient” a bombardé dès le 6 décembre le sud et la côte méditerranéenne et continue à le faire de manière ponctuelle depuis. Le tout, en dehors de tout respect des conventions internationales.

Légende : carte du front israélien – les logos bleus représentent les frappes aériennes et les incursions terrestres d’Israël en Syrie le 10 décembre 2024.

Source : https://syria.liveuamap.com/

Source : https://x.com/snhr/status/1900533122359328896

Derrière ces bombardements israéliens, on peut distinguer deux objectifs : détruire les stocks d’armes syriens pour empêcher toute action militaire (y compris la défense du territoire) et appuyer une invasion au sol. Tel Aviv, qui occupe le plateau du Golan depuis 1967, a étendu sa zone tampon dans des villes à majorité druze et autour de la frontière avec le Liban, afin de couper tous les canaux logistiques qui partent d’Iran en traversant la Syrie jusqu’à la zone du Hezbollah au Sud Liban. À cela s’ajoute l’occupation du Mont Hermon qui permet à Israël d’installer des systèmes-radars pour surveiller toute la région. L’invasion du sud de la Syrie par Israël est justifiée au nom des torts que pourraient subir les Druzes dans la future Syrie. Il y a en Israël environ 120 000 Druzes. Depuis les années 50, ils participent à la vie politique et militaire du pays, ce qui les coupe des autres populations palestiniennes, musulmanes et chrétiennes. L’Etat sioniste utilise le statut des Druze comme un modèle d’intégration et la preuve de l’inclusion des populations arabes à la société israélienne. C’est aussi un moyen de diviser les autochtones palestiniens et de mieux contrôler la région. En Syrie, Israël cherche à utiliser les relations entre les Druzes israéliens et syriens afin de poursuivre son intervention. Un plan qui pour le moment ne prend pas, ce qui est perçu comme une menace par la presse israélienne : Maariv, l’un des principaux quotidiens israéliens, titre : “Un coup dur pour Israël” en parlant des vœux d’unité syrienne de la communauté Druze.

Source : https://www.maariv.co.il/news/military/article-1179299

Concernant, les anciens alliés de Bachar Al-Assad, ils se font petits : le Hezbollah est affaibli par ses combats avec Tsahal, la Russie est occupée en Ukraine et l’Iran est dans une position d’observation, attendant de voir comment il peut établir de bonnes relations avec la nouvelle Syrie qui pourrait rester un atout économique pour lui.

Un seul héros : le peuple

Ahmed al-Charaa, nouveau président de facto de la Syrie, tente de relancer son pays en faisant lever les sanctions occidentales. Il a pour cela fait des gestes à l’égard des Occidentaux, tant à propos des minorités au sein de son pays et que concernant la condition des femmes. Reste à savoir si cela sera suivi d’effet. L’organisation Hayat Tahrir Al-Cham (HTC ou HTS selon les traductions) a longtemps été un front, avec ses différentes tendances, et il faut dorénavant voir si elles vont dériver ou s’unifier. Des élections libres devaient se tenir en mars mais elles ont été reportées à 2029, le temps de rebâtir des infrastructures et des institutions. En attendant, un gouvernement de transition a vu le jour : 17 ministres, dont beaucoup de membres d’HTC, avec des militaires mais aussi des médecins et des ingénieurs. Ce nouvel exécutif a pour le moment supprimé le service militaire obligatoire, baissé les taxes des commerçants et augmenté de 400 % le salaire des fonctionnaires, symbole de l’urgence des mesures à prendre. Malgré les difficultés économiques, les tentatives d’ingérences et les tensions internes, les Syriens restent vigilants vis-à-vis du nouveau pouvoir. Ils font usage de leurs libertés pour faire respecter leurs droits et transitionner vers une société sortie de la guerre. Rien n’est acquis, mais “l’opportunité historique est là” comme l’a déclaré António Guterres.


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