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Trans rights are workers rights 
« Trans rights are human rights » est un mauvais slogan. Nous aurons beau le mettre sur nos plus belles pancartes, l’humanité comme état de fait nous est inaccessible. Ce slogan est à l’image du libéralisme lorsqu’il se saisit de nos luttes, de nos identités et de nos existences : inutile, passif, moral et maniant des concepts qu’il ne maîtrise pas au point de basculer bien rapidement dans une proto-réaction. Comparons le prisme réactionnaire et libéral, et voyons quelle alternative à cette dualité, qui n’en n’est pas une, nous avons.
Par Lizzie Lizzie Publié in #ALLIES le 25 août 2025 30 min de lecture
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Pour une lutte trans de classe

« Trans rights are human rights » est un mauvais slogan. L’intention est bonne, mais notre enfer est pavé de ce genre de phrases toutes faites. Tout d’abord, parce que le degré d’humanité des opprimés dépend du degré de fascisation de l’État. Autrement dit : il n’y a pas d’inaliénabilité des droits de l’homme. C’est le propre de nos ennemis, à travers la déshumanisation, que de s’employer à séparer l’humain des trans, des noirs, des arabes, des handicapés ou des Gazaouis. De nous réduire à un concept abstrait auquel on peut prêter telle ou telle intention, tel récit ou telle homogénéité. Nous aurons beau le mettre sur nos plus belles pancartes, l’humanité comme état de fait nous est inaccessible.

Ensuite, parce que ce slogan renvoie au spectre de l’humanisme qui hante la pensée occidentale depuis des siècles. Une école philosophique qui se donne pour mission l’épanouissement de l’homme à travers la recherche et l’analyse de son essence. Ce sont les humanistes qui ont philosophiquement retiré le destin de l’homme des mains de Dieu, en lui donnant une substance propre hors de toute volonté céleste. Cette philosophie trouve naissance à une époque où la bourgeoisie commence à prendre en importance et où ses intérêts économiques appellent à une nouvelle pensée. Une pensée qui viendrait concurrencer ce qui justifie alors le pouvoir monarchique : la religion. En tuant Dieu, les héritiers des humanistes ont mené une guerre d’idées contre l’absolutisme royal. Présupposant une essence à l’homme et en le rendant individuellement maître de son propre destin, l’humanisme actuel justifie une organisation sociale capitaliste et réactionnaire, en omettant complètement l’aspect structurel et construit de nos actions.

Enfin, parce que ces mots sonnent creux. « Human » dépolitise nos existences et nos oppressions. En user, c’est tomber dans le piège libéral universaliste qui efface la spécificité de nos vécus et refuse de voir nos oppressions. C’est bien pour cela que n’importe quel clampin vaguement attendri par notre misère peut s’en saisir. Afin de le scander, de le mettre sur une pancarte, ou sur une mairie. De même, « Human » inclut les bourgeois, cela ne nous intéresse pas. Ce sont eux qui sont responsables de notre sort, de nos conditions d’existence. Nous qui sommes trans et de la classe laborieuse, n’avons rien en commun avec eux, cis ou trans.

Finalement, ce slogan est à l’image du libéralisme lorsqu’il se saisit de nos luttes, de nos identités et de nos existences : inutile, passif, moral et maniant des concepts qu’il ne maîtrise pas au point de basculer bien rapidement dans une proto-réaction.

Voyons ce qu’il en est plus généralement, dès lors que l’on dépasse les slogans. En quoi le libéralisme appliqué à nos luttes et à nos existences représente une menace, un potentiel de réactionnarisation. Comparons le prisme réactionnaire et libéral, et voyons quelle alternative à cette dualité, qui n’en n’est pas une, nous avons.

Mouvance anti-trans : quel logiciel de pensée ?

Il convient avant toute chose de parler de TERFisme. Bien souvent, on résume toute la mouvance anti-trans à ce mouvement, et l’on colle l’acronyme TERF (Trans Exclusionary Radical Feminist) à tout ce qui serait anti-trans. En France, le courant TERF est pour l’instant inexistant. On l’attribue pourtant à quelques grands noms d’un féminisme anti-trans, sans que ces derniers n’aient jamais inscrit leurs actions dans le féminisme radical. Sans les nommer, nous pouvons compter sur les doigts d’une main les collectifs réellement issus du terfisme. Mais leur existence et leur action sont anecdotiques. Et si celles à qui on attribue le terfisme ne le sont pas vraiment, elles sont bien davantage des boutiquières, plus soucieuses de rentabiliser leur notoriété que d’imposer un agenda politique. Bien que l’on puisse voir certaines d’entre elles invitées dans des ministères, leur existence dépend avant tout des courants de la nouvelle droite, à qui elles servent de caution « ex-féministe ». Alors, ne leur donnons pas plus de place dans cet article qu’elles n’en occupent vraiment sur la scène politique française.

Non, en France, la mouvance anti-trans est une affaire de réactionnaires pur jus. Ne brillant pas tant pour sa capacité à mobiliser que pour l’étendue de son influence, la sphère anti-trans regroupe à la fois les anciens de La Manif Pour Tous et la nouvelle droite de l’école Stérin.

Nos ennemis se glissent à l’école à travers l’association zemouriste Parents Vigilants, qui interpellent sur les dérives de « l’idéologie du genre » dans les salles de classe. Ils interviennent auprès des médias comme Marianne ou Le Figaro, dans des tribunes sur le danger que nous représenterions pour les enfants. Ils produisent des lois au Sénat visant à interdire aux mineurs de transitionner et à re-psychiatriser les personnes trans. Ils s’insèrent dans la Haute Autorité de Santé afin d’influencer la façon dont les médecins doivent nous prendre en charge. Les anti-trans se sont fait les champions de l’entrisme dans les institutions pour porter leur agenda.

Il faut dire qu’ils sont bien aidés. Toutes les portes leurs sont ouvertes grâce à l’argent magique des bourgeois. Ils sont cajolés à la télé, édités et mis en avant lorsqu’ils écrivent des livres, protégés par la police lorsqu’ils se donnent rendez-vous, et défendus par les politiciens lorsqu’ils subissent les conséquences de leurs actes. C’est un business florissant de porter un discours qui sert directement les intérêts bourgeois.

Les anti-trans prétendent protéger la famille, la nation, l’ordre naturel des choses contre une dérive post-moderne dégénérée et destructrice. Nous serions une menace vis-à-vis de la civilisation européenne, à la fois cause et conséquence d’une féminisation des hommes blancs. Nous serions un complot, une arme de destruction par l’intérieur.

Remontons à l’origine de la fascination que l’extrême droite a pour les trans, retournons à l’Allemagne nazie. Au début du siècle précédent, Magnus Hirschfeld mène des recherches sur ce qu’on appelle alors travestissement dans sa clinique. Lui-même juif et homosexuel, Hirschfeld offre un asile aux LGBTI de Berlin dans son institut. On y propose des soins et des chirurgies pour les personnes trans.

La pensée nazie voit en horreur les recherches de Magnus Hirschfeld. Elle considère ses travaux comme une tentative juive de détruire la race allemande. Les recherches de l’Institut de Sexologie de Berlin sont réduites en cendres lors d’un autodafé le 6 mai 1933. Les juifs sont alors désignés comme ennemis de l’intérieur, complotant contre la race allemande et la nation, ceux qui importent tous les maux de la modernité et rendent malade l’espace vital.

Et tout prend son sens. Le lien historique entre l’extrême droite et la transphobie, la connexion implicite entre les mouvances anti-trans, complotistes et antisémites. Mais surtout l’intérêt que la bourgeoisie trouve dans notre écrasement. En rendant les catégories de sexe naturelles, immuables, inflexibles, en maintenant cette vérité par la violence des armes et des autodafés, le capitalisme s’assure que notre destin apparaisse comme naturel et non construit. Le genre, le patriarcat a besoin du bras armé de la bourgeoisie pour perdurer.

Le discours anti-trans est un discours nationaliste, un discours fasciste. Il émerge aujourd’hui dans le contexte d’un capitalisme toujours plus en crise et d’un impérialisme qui rencontre toujours plus de résistance. Les centres impérialistes rencontrent dans le monde entier une opposition farouche à leur domination. Pour s’en sortir, le capitalisme n’a qu’une seule solution : la guerre. C’est toute l’économie qui doit se mettre au service de ce funeste projet. Il faut alors que les hommes travaillent toute leur vie et que les femmes fassent des enfants. Ces mêmes enfants qui rejoindront leurs pères au travail, après avoir porté les armes pour réaffirmer l’ordre impérial.

Cette savante équation rend optimale la production et l’enrichissement des bourgeois. Ici aussi, la nature vient justifier la place de chacun dans cette infernale chaîne de production. L’idée de sexe sert de destin à tous, et il faut qu’il soit immuable. Violer cette norme devient alors coûteux, marginalisant. Que vaut une femme qui ne peut porter les enfants de la nation, sous l’ère impérialiste ? C’est la raison pour laquelle nous ne trouvons pas notre place dans cette équation. La contradiction qu’apporte l’existence des trans au discours sociobiologique, le fait que le changement de sexe soit possible, et une réalité sur tous les aspects, contredit l’idée capitaliste.

La mouvance anti-trans justifie son action par un essentialisme biologisant. Une réalité socio-naturelle que nous essayerions de tordre en changeant notre apparence, nos manières, notre expression. Dans leurs bouches, le corps, la biologie et l’essence s’entremêlent, ils présupposent un destin naturel pour chacun et le genre est un délire, une maladie, une idéologie prédatrice et misogyne.

Nous, femmes trans, sommes alors dépeintes comme des hommes se déguisant en femmes, agressant les vraies femmes, volant leurs luttes et leur place dans la société. Nous serions les grandes remplaçantes des femmes biologiques. On nous rend coupable par défaut de tout ce que la domination patriarcale fait de pire, tout en nous refusant le statut de femme. Car si nous n’avons pas accès au peu d’humanité accordée aux femmes, nous avons droit à toute la violence patriarcale de la société associée à notre condition de trans. C’est ça la transmisogynie. C’est une promesse de suppression.

D’un côté, il y a ceux qui souhaitent expressément notre suppression, de l’autre, il y a aussi ceux qui hésitent encore. L’assimilation est aussi une perspective capitaliste envisageable pour les personnes trans. Elle se ferait sous la forme d’un pacte faustien : défense de nos droits mais sous couvert d’étendre le contrôle de l’État sur nos corps, de réduire les possibilité de politisation et de radicalisation par les luttes trans et surtout de justifier une exploitation plus optimale.

Le très mal dénommé « mariage pour tous » est un parfait exemple d’assimilation. L’illusion de l’hétérosexualité atteinte par la signature d’un papier devant le fronton d’une mairie républicaine a signé la fin d’une histoire militante et revendicatrice gay. Cette « normalisation gay » dont parle Alain Naze a également permis une plus large adhésion au contrat racial et au récit homonationaliste, qu’il soit universaliste ou frontiste.

Trans, notre destin est encore en suspens. Lors du vote de la loi Eustache Brinio en 2024, Médiapart révélait que les macronistes du Sénat ont reçu leur consigne de vote seulement une demi-heure avant l’échéance. La loi portait sur l’interdiction des bloqueurs de puberté pour les mineurs, sur la pénalisation de cette pratique par les soignants et sur la mise en place d’un plan national de pédopsychiatrie. Leur argument : ils se sont rangés derrière un rapport de la Haute Autorité de Santé qui n’était pas encore sorti, derrière la « science ». En parallèle, Macron s’est permis plusieurs sorties anti-trans, qualifiant notamment d’« ubuesque » la perspective des changements de prénom et de sexe à l’état civil en mairie, lors des législatives de 2024.

Cette question laissée en attente de réponse reste un danger. L’assimilation n’est pas quelque chose de réjouissant, mais la suppression encore moins. Laisser le doute planer au sein d’un mouvement politique est un excellent moyen de favoriser la réactionnarisation par la base du camp macroniste. Et lorsque le réarmement démographique ou « l’ordre, l’ordre, l’ordre » sont des leitmotivs guidant des politiques anti-sociales, natalistes et militaristes, il y a fort à parier sur le fait que le choix est en train de s’opérer petit à petit.

Le centre historique, essentiellement libéral, n’a jamais été le camp des modérés. Les idées de ce centre sont simplement celles du statu quo d’une société qui tend toujours plus à la réaction. Le produit d’un rapport de force dans lequel les bourgeois sont plus hégémoniques que jamais, et avec eux leurs idées nauséabondes. En cela, le prisme libéral dominant dans nos milieux et nos luttes représente une menace bien réelle pour nos conditions d’existence

Dans la mélasse libérale

Mais tout va bien, parce que « Trans rights are human rights », parce que la transphobie n’est pas une opinion, mais un délit. L’arsenal argumentaire déployé par les libéraux du centre et de gauche se limite à l’humanisme et au légalisme. Ce qui n’a que peu d’effet contre la déshumanisation, ou le caractère flexible et peu rigoureux d’une loi écrite par des bourgeois, appliquée par des institutions particulièrement peu sensibles à ce qui nous accable. La lutte trans à travers un prisme libéral est à l’image de ses arguments : courte en portée et limitée dans sa revendication.

L’hégémonie libérale dans le camp pro trans vient à la fois de la promesse d’assimilation qui nous est faite, et de l’opposition morale des libéraux aux réactionnaires. Elle se manifeste aussi bien dans les communautés trans, que dans les associations subventionnées par l’Etat, dans les campagnes citoyennes contre la transphobie et même dans certaines formations syndicales. Elle fait sens pour une minorité isolée et atomisée qui cherche protection et qui peine à gagner ses droits par la lutte, faute d’organisations crédibles, portant la voix de luttes trans radicales. Cette hégémonie, dont la promesse peut paraître alléchante, a pourtant l’effet inverse. Le libéralisme n’offre aucune protection tant son logiciel de pensée est compatible avec la réaction, et tue toute perspective d’organisation des personnes trans, et donc de résistance. L’hégémonie du libéralisme est un poison lent et soporifique pour nos luttes.

Lorsque les réactionnaires avancent des arguments biologiques, aussi peu scientifiques soient-ils, le libéral s’esquive. Il sépare confortablement le sexe et le genre. Le genre devient alors un ressenti, une intériorité, une identité, et le sexe une réalité biologique, immuable et incontestable, que l’on concède aux réactionnaires sous couvert de la science. Cette définition sied tout à fait aux fiches pratiques de la DILCRAH, et même au Ministère des Armées. Peu importe que la science invalide totalement cette dichotomie biologique, prétendue inflexible, homme/femme. Peu importe que les transitions aient été, sont et seront toujours un changement de sexe.

Ce dogme de la séparation sexe/genre, prétendument puisé dans le féminisme queer, a rapidement été repris par les réactionnaires. Si le sexe ne change pas, la condition non plus, pour quoi le reste changerait ? En refusant de penser la réalité du sexe social et en individualisant nos identités, on s’interdit, nous, trans – en particulier nous, femmes trans – de penser une transformation sociale qui assurerait notre vie et notre dignité. Même dans nos luttes, le cadre est posé : quel que soit notre identité de genre, nous restons, à jamais, de notre sexe, en ce qu’il a d’essentiel. Le sexe, renvoyé à ce domaine biologique qu’il est interdit de politiser, justifie notre place. Il explique nos comportements. Il donne sens à nos oppressions. Ici encore, la biologie fait société. Pour les transphobes assumés, vouloir changer de sexe est un délire pervers. Pour les pro-trans, c’est une lubie dont on pourrait se passer en « déconstruisant » les normes genrées.

Car si le sexe ne change pas, pourquoi la condition sociale qui lui est associée, devrait changer ? On reste, plus que jamais, dans un logiciel où c’est la biologie qui fait société. Si les milieux progressistes ont bien compris qu’il ne fallait plus amener le biologique dans le politique, parce que « le genre est une construction sociale », c’est seulement pour mieux vendre un essentialisme actualisé, dans lequel c’est bien le social, qui est évacué du politique.

Ce terrain perdu sur l’aspect social de la transition s’incarne dans un argument basé sur le concept sociologique de socialisation primaire. Produit d’une réappropriation pseudo-matérialiste universitaire, le concept est absorbé et régurgité afin de discréditer la place des femmes trans. La socialisation primaire devient alors un marquage au fer rouge sur les femmes trans, signe de notre existence passée ou présente en tant qu’homme. Devenant une essence, elle aussi immuable, les femmes trans demeurent des hommes malgré leur transition et leurs conditions actuelles d’existence, dans une société violemment transphobe et misogyne, comme une manière d’excuser le sort qui leur est réservé. Sur son blog, la militante marxiste Lesia Radfem parle de « dette transféminine ».

Dès lors, la transition n’est plus qu’artifice. Un simple coup de peinture sur une carrosserie. Son caractère biologique et social n’étant plus des réalités. Cette vision empêche toute revendication et lutte politique allant en faveur des personnes trans. Il n’est plus question de parler de chirurgie, d’hormones, de transmisogynie ou encore des diverses réalités quotidiennes, comme les règles ou la lactation des femmes trans, en témoignent les polémiques sur la perspective d’allaitement par des femmes trans. Advient alors un gatekeeping sur les problématiques communes entre les femmes cis et trans, par les femmes cis et les anti-trans.

Enfin, si tout cela ne sert à rien, pourquoi prendre des hormones ? Pourquoi faire de la chirurgie ? Pourquoi se rapprocher des espaces organisés par des personnes trans pour s’entraider et y avoir accès ? Pourquoi ne pas être un homme féminin ? Après tout, le genre n’est qu’une construction sociale et il n’y a pas besoin de transitionner pour être trans.

Ce discours est aussi audible dans la bouche d’un parent, d’un médecin, d’un professeur que dans celle de nombreux queers libéraux dont la visée politique ne dépasse pas celle du développement personnel. Prendre des hormones n’est pas un requis pour transitionner, certaines personnes ne veulent ou ne peuvent tout simplement pas. Cependant, c’est bien la volonté de transitionner, bien souvent en commençant par les hormones, qui amènent à la création d’organisations et collectifs trans. C’est autour de ce besoin que naissent les communautés. L’appel à ne pas transitionner, quoi qu’il puisse se cacher derrière ce mot, est un appel à la désorganisation.

Tout ce que nous venons de voir est traduit en politique à divers niveaux. La notion de troisième genre est alors mobilisée pour ségréguer les femmes trans. Pas vraiment des femmes, mais plus vraiment des hommes, il faut bien les caler quelque part. On parle alors de toilettes pour trans, de compétitions sportives pour trans, d’une marque neutre sur les papiers, comme le revendique le Planning Familial, ou encore du « meilleur des deux mondes ».

Ne reste alors que l’identité. On pourrait la définir comme la somme de la conscience et de l’inconscience créée par nos conditions matérielles d’existence. Elle s’incarne dans la performativité des individus. C’est-à-dire une réalité subjective entrant en contradiction avec une réalité matérielle objective ou avec la subjectivité d’autrui, l’identité est alors la résolution de cette rencontre. En ce sens, l’identité est une conséquence des interactions sociales, elle est nécessairement genrée, raciale et située dans le rapport d’exploitation capitaliste.

D’un point de vue libéral, l’identité devient également une essence. La CGT la décrit dans ses guides syndicaux comme relevant de l’”intime”, intraduisible à travers l’expression de ce genre. Un « born this way » qui fait de la naissance un destin social, le seul vecteur de socialisation et d’organisation. Cette identité-là est choisie, triée et sélectionnée. Elle est isolée de tout le reste au gré des intérêts situé par la position sociale. Le commun qui naît de cette perspective n’offre aucune échappatoire autre que communautaire et marginale. Pire, elle empêche l’analyse de dynamiques d’oppression et d’exclusion qui peuvent avoir cours dans des milieux blancs ou petits bourgeois. La libération devient affaire de représentation ou d’assimilation. La transphobie est comprise comme un système isolé et hermétique. À travers ce prisme, elle devient l’unique vecteur d’oppression des concernés, donnant lieu à la mort d’une perspective de classe et se réduisant à des comportements individuels qui conviennent d’être déconstruits.

Le piège de l’identité sélectionnée peut trouver son origine dans l’hégémonie du discours universaliste bourgeois, blanc, hétéro, cis et masculin. Cette prétendue neutralité totale est posée comme une condition souhaitable et atteignable par tous. Elle est pourtant aveugle aux réalités matérielles de l’exploitation et de l’oppression. L’identité est une réponse demi-habile à cette contradiction. Il convient donc de pousser le raisonnement qu’elle amène au-delà.

L’identité sélectionnée n’est pas que l’écueil des trans. Cette dynamique revêt des visages bien plus inquiétants lorsqu’elle se trouve du côté des blancs ou des hommes. Et parce que la bourgeoisie trouve un intérêt à alimenter et protéger ces identitarismes-là, d’en faire une fin politique civilisationnelle, nous ne pouvons pas lutter à armes égales. Le concept de minorité prend tout son sens ici.

L’identité ne peut pas constituer un point de départ. Elle est une impasse. Il convient plutôt de s’intéresser à ce qui constitue l’identité, ce qui la construit et de quoi elle est le produit. Il faut s’intéresser aux conditions matérielles d’existence. Celles-là-mêmes qui poussent les personnes trans à former des collectifs partout dans le monde pour subvenir à un besoin commun : transitionner puis résister. Il faut identifier ce contre quoi nous résistons et quelle serait la condition qui ferait que nous n’aurions plus à survivre. Il nous faut lutter avant tout. Pas simplement en tant que trans, mais comme travailleuses trans. Et c’est à travers cette lutte que l’identité peut émerger. L’identité doit être une conséquence, une conséquence du mouvement commun vers notre libération. Car la condition que nous partageons toutes est celle du prolétariat.

Marxisme et transitude

Si le libéralisme ne nous vend pas aux réactionnaires, il aura tôt fait de nous assimiler afin de nous pacifier. La première perspective est terrifiante, mais la seconde est loin d’être une libération, pire elle n’est pas garantie dans le temps. Elle nous désorganisera et le backlash n’en sera que plus violent. Les chemins qui nous sont proposés ne sont pas des solutions, ce ne sont là que des défaites, des routes sans fin que les crises permanentes du capitalisme ne feront que rendre plus pénibles. Notre existence serait alors ballotée entre les besoins de la bourgeoisie et des éléments qu’elle doit mobiliser pour maintenir son pouvoir. Rien de ce que nous pourrons conquérir ne sera jamais garanti. Ce ne sont que deux faces d’une même pièce, un point mort dans nos luttes.

Il y a un contexte à l’avènement des mouvances anti-trans à l’international. Les contradictions de l’impérialisme poussent les peuples à se soulever et à résister face à l’oppresseur et à le chasser. En Inde, au Brésil, aux Philippines, au Mexique, en Palestine : aux quatre coins du monde, il y a des prolétaires qui prennent les armes contre un ennemi commun. Les nations impérialistes commencent à perdre pied et il leur faut mobiliser les travailleurs qui se trouvent sous leur coupe pour maintenir cet ordre. Les hommes au travail, les femmes à la reproduction, les enfants à la guerre puis à l’usine.

Comme explicité précédemment, la transition est une contradiction au discours essentialiste qui justifie cette économie de guerre. Cette économie qui amène militarisation, centralité de la famille nucléaire et exploitation genrée des femmes. Si nous pouvons changer de sexe, rien ne justifie la place des femmes, à part les intérêts bourgeois, que les analyses sociobiologiques placent comment reproductrice de la force de travail. Aucun destin autre que celui amené par le capitalisme ne justifie leur oppression.

Voilà pourquoi la classe doit être au centre de notre analyse. Nous sommes trans, certes. Cela conditionne fortement notre place dans cette société. Mais pire encore, nous sommes des prolétaires, celles qu’on tue à la tâche, de la chair à canon, de l’énergie dans la machine capitaliste que la bourgeoisie mobilise ou jette selon ses intérêts. Dans cette période de réactionnarisation, ce n’est pas notre humanité qui est d’abord remise en question, c’est notre utilité au projet impérialiste. Et l’impérialisme n’exporte pas seulement des capitaux financiers, il amène partout avec lui la réaction anti-trans. Pour exploiter plus efficacement, notre suppression internationale est une nécessité, celles qui resteront seront de l’armée de réserve du capital. Exporter la famille nucléaire et l’hétérosexualité comme organisation sociale immuable est un enjeu de rentabilité.

Une perspective clairement révolutionnaire apparaît alors comme essentielle à notre libération. En tant que trans et en tant que prolétaire. Le capitalisme est total. C’est un système dans lequel s’interconnectent toutes les oppressions, toutes les logiques d’intérêts qui poussent la bourgeoisie à l’horreur. Nous ne pouvons prendre notre lutte à part, notre tâche est de la lier à toutes les autres. C’est à travers l’organisation et l’expérience de la lutte avec notre classe, dans la victoire comme dans la défaite, que nous allons parvenir à faire naître la conscience que nos luttes trans sont les luttes de notre classe, et que les luttes de notre classe sont des luttes trans.

Mais il faut un point de départ à tout cela. Distillée dans des organisations majoritairement cissexuelles, notre voix ne porte pas assez. Barricadées dans nos communautés, nos revendications sont étouffées par la distance qui nous sépare du mouvement social. La communauté est un point de départ. Elle naît des besoins matériels que rencontrent les personnes trans : ne pas rester seules et transitionner. Rien n’est envisageable sans cela. Mais dès lors que nous ne sommes plus seules et que nous pouvons transitionner, la résistance devient possible.

Le caractère libéral de nombreux lieux communautaires freine cette résistance. Le fantasme de la communauté auto-suffisante trouve ses limites dans la désorganisation et l’aspect sacrificiel ou individuel du travail qui leur permet de subsister. L’épuisement et l’individualisme sont les ennemis de la résistance. Pire encore, l’absence d’une perspective de classe rend de nombreuses communautés vulnérables aux dynamiques petites bourgeoises et aux dérives capitalistes. Souvent, le poids des contradictions propres à ces communautés mène à leur disparition. Tout est alors à refaire. Leurs histoires deviennent alors un savoir commun, presque une légende qui s’oublie avec les années, faute de transmission.

Une analyse marxiste et une perspective révolutionnaire doivent permettre de dépasser ces contradictions. La tâche qui se présente à nous est de nous organiser, de fédérer et de rallier le plus possible. Les dynamiques qui détruisent nos communautés ne sont pas indestructibles, elles doivent être remplacées par la construction d’un commun, entre toutes les personnes trans travailleuses, à travers la lutte. Il faut l’entraide entre les communautés, les organisations. Il faut un partage des savoirs et des méthodes. Il faut l’autonomie de nos luttes et l’organisation massive de toutes les personnes trans prolétaires. De notre nombre, naîtra le rapport de force. C’est ce rapport de force qui fera taire les libéraux et leurs slogans vides de tout sens. C’est ce rapport de force qui créera les conditions de notre victoire, bien au-delà de notre simple survie. C’est ce rapport de force qui nous arrachera à notre condition de marge, et qui fera entrer notre action dans des dynamiques offensivement révolutionnaires.

La révolution n’est pas pour tout de suite. C’est la résistance qu’il nous faut construire. La nuit s’annonce sombre, et les bougies que nous allumons fin novembre ne suffiront pas à éclairer la voie que nous devons emprunter. C’est un feu de joie dont nous avons besoin. Un brasier que, tous ensemble, nous aurons contribué à alimenter. La nuit n’en sera pas moins noire, mais nous saurons toutes où nous retrouver dans ses heures les plus sombres.

Lizzie

NdA:

J’invente pas l’eau chaude, mais j’aurai bien aimé lire un truc comme ça quand j’ai commencé à transitionner et à m’organiser. Ça aurait pu m’éviter quelques problèmes et m’épargner du temps qu’on pourrait croire perdu. Mais j’imagine qu’on a besoin d’expérimenter pour comprendre vraiment et rectifier le tir derrière.

Force à toutes celles qui ont vécu la même chose que moi, je sais qu’on est un petit nombre. Respect à celles qui ont arrêté après ça, j’ai appris de vous. Courage à toutes celles qui font des trucs, même si on n’est pas d’accord. C’est difficile d’y voir clair quand on a la tête dans le guidon et que notre vie est rythmée par les urgences et le burn-out. Comme on dit par chez nous, à la fin c’est nous qu’on gagne.

Merci à Archie pour le travail de relecture et de confrontation de mes arguments. Merci à Loun pour la correction, promis j’essaye de m’appliquer sur les virgules. Merci à Arté et Alaiice pour leur œil avisé et leurs questions pertinentes.

Bibliographie

La dette transféminine: https://highfemradfem.com/2024/01/17/la-dette-transfeminine/ 

Manifeste contre la normalisation gay, Alain Naze, 2017, La Fabrique éditions.

Fiche pratique DILCRAH : https://www.dilcrah.gouv.fr/ressources/guide-droits-et-libertes-des-personnes-transgenres 

Ministère des armées : https://www.defense.gouv.fr/sga/nous-connaitre/responsabilite-sociale/diversite 

Lexique trans du Planning Familial : https://www.planning-familial.org/sites/default/files/2020-10/Lexique%20trans.pdf 

Guide syndical de la CGT “Lutter contre les discriminations LGBTQIA+ au travail” : https://www.cgt.fr/guide-syndical-lutter-contre-les-discriminations-lgbtqia-au-travail 

Plan stratégique 2023-2025 du Planning Familial : https://www.planning-familial.org/sites/default/files/2023-05/PLANNING%20FAMILIAL-Plan-vfinale-DIGITAL.pdf 


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