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Marx et l'individu : contre les pièges du structuralisme et de la psychanalyse
C’est un lieu commun de l’antimarxisme que de dénoncer son mépris théorique pour l’individualité. Si les adversaires du marxisme reconnaissent sa capacité à produire des analyses critiques des phénomènes sociaux, il est critiqué pour ce qui serait un manque criant de son système de pensée : l’individu. Pour comprendre à la fois l’individualité et le développement historique, il faut saisir l’unité concrète entre histoire et individus, entre structures et sujets.
Par Bastien Castillo Publié in #ALLIES le 23 juillet 2025 44 min de lecture
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Marx et l’individu : contre les pièges du structuralisme et de la psychanalyse

C’est un lieu commun de l’antimarxisme que de dénoncer son mépris théorique pour l’individualité. Si les adversaires du marxisme reconnaissent sa capacité à produire des analyses critiques des phénomènes sociaux, il est critiqué pour ce qui serait un manque criant de son système de pensée : l’individu. S’il le fait, ce ne serait qu’en recourant à des motifs « bassement » économiques, qui ne sauraient décrire complètement toute la complexité d’un individu. D’où la nécessité de venir compléter le modèle marxiste par d’autres épistémologies, par exemple la psychanalyse, pour combler le vide.

En cela, la démarche de Sandra Lucbert et de Frédéric Lordon est exemplaire de cette aporie : si l’on peut bien comprendre les dynamiques collectives à partir des structures, il faut en revanche recourir à l’analyse pulsionnelle pour réintégrer les individus dans l’analyse. Nous l’affirmons sans détour : cette démarche s’annonce d’avance condamnée à ne pas comprendre la relation dynamique entre les structures et les individus, car on ne peut opérer une synthèse entre deux éléments que l’on a préalablement séparés. Rien d’original ici : c’est la même impasse dans laquelle Louis Althusser s’était lui-même enfermé avec son antihumanisme théorique.

On s’étonnera que ces critiques passent totalement à côté du fait que Marx ait commencé par s’intéresser aux individus avant la totalité hégélienne, et qu’il utilise l’atome épicurien pour faire éclater l’Idée absolue dans sa thèse connue sous le nom de Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure. Toute son œuvre témoigne d’un souci constant des individus qui ne sont pas de simples briques d’une totalité holistique, mais des nœuds de relations concrètes, dont les singularités sont évidemment irréductibles.

L’ensemble des tentatives visant à compléter l’épistémologie marxiste pour répondre à des « vides théoriques », ou à approcher de manière plus fine une réalité trop complexe pour être réduite à la détermination économique — tant les champs de domination seraient divers et hétérogènes entre eux —, est bien séduisant à première vue. En sortant de l’orthodoxie marxiste, la gauche pourrait enfin agir dans le sens d’une émancipation générale. Or nous tenons ici à faire remarquer que l’apport de nouvelles connaissances en psychologie n’implique pas de rejeter en même temps les catégories de la pensée matérialiste et historique. Il s’agit ici de distinguer les catégories de la connaissance, ainsi que la méthode de la connaissance, d’avec les connaissances positives que l’on peut en tirer[1]. Il faut éviter de tomber dans l’une des deux caricatures suivantes : soit considérer les catégories de la connaissance comme des formes anhistoriques de la pensée, soit relativiser absolument ces catégories en leur interdisant de valoir en dehors de leur condition d’émergence. La démarche marxiste montre au contraire que les catégories de la connaissance sont produites dans des conditions historiques déterminées, et deviennent effectives à partir du moment où elles représentent la réalité objective à un certain niveau de généralité. Pour autant, il ne faut pas déduire de cette genèse historique une absolue relativité de ces catégories. Ainsi, tant que la structure fondamentale de cette réalité n’a pas été changée, ces catégories continuent d’être effectives.

Par conséquent, montrer que la question de l’individualité n’a pas été prise en charge par le marxisme (ce qui est rigoureusement faux) n’implique aucunement qu’il faille compléter la méthode marxiste. Pour cela, il faudrait démontrer la contradiction entre la méthode marxiste et les conditions théoriques nécessaires à l’étude de l’individualité. Or, nous constatons que lorsque cette contradiction prétend être établie, c’est au prix d’une distorsion des thèses fondamentales du marxisme. Il est certain que si l’on réduisait la critique marxiste des formations sociales à la seule détermination de la superstructure par l’infrastructure, et l’individu à ses déterminations économiques — tout en concevant ces déterminations comme étant mécaniques, et « l’économique » compris comme simple rapport d’échanges financiers—, alors le marxisme n’aurait rien à dire sur l’individu.

Le problème est que, comme nous allons le voir, ces conceptions en disent plus sur la méconnaissance complète du marxisme de ceux qui les défendent que sur le marxisme lui-même. Mais plus qu’une simple erreur théorique, ces thèses séparant l’individu des structures conduisent à une double impuissance. En supprimant les sujets de l’histoire, on est directement conduit à un conservatisme, puisqu’on a éliminé le facteur subjectif, c’est-à-dire l’élément qui permet de transformer activement les rapports sociaux dès lors que ces derniers deviennent une entrave trop importante au développement social. Symétriquement, en coupant l’individu de l’histoire, on ne voit pas que l’émancipation individuelle n’est pas une problématique interne à l’individu, mais qu’elle doit être située dans l’ensemble des rapports qui lui donnent son contenu, car ce sont les rapports sociaux aliénés qui freinent l’appropriation individuelle du monde humain. Ainsi, ces thèses — qui sont malheureusement dominantes dans les sciences sociales — conduisent à une description de la réalité sans perspective concrète de transformation ni d’émancipation.

Nous nous doutons bien que la démarche dans laquelle nous nous inscrivons ne manquera pas de susciter les accusations habituelles : dogmatisme, mécanisme, réductionnisme. Accusations dérisoires pour quiconque ayant pris le temps d’étudier un tant soit peu la méthode dialectique, et plus précisément, la dialectique matérialiste élaborée par Marx et Engels. Car c’est bien par manque de dialectique[2] que l’on en vient, d’une part, à vider les individus de leur essence sociale afin de rendre intelligible leur intériorité, et, d’autre part, à éliminer les individus des structures lorsque l’on cherche à saisir les dynamiques sociales. Pour comprendre à la fois l’individualité et le développement historique, il faut, contrairement aux démarches structuralistes et psychanalytiques[3], saisir l’unité concrète entre histoire et individus, entre structures et sujets. Développement individuel et développement social sont deux aspects du même processus de développement historique. Ce que nous nous proposons de faire ici est donc une réponse à l’ensemble des propos accusant le marxisme de ne pas considérer les individus dans toute leur complexité. Ce sera l’occasion de revenir sur la critique marxiste du structuralisme, avec lequel il est trop souvent confondu. Cela fait, nous pourrons exposer la conception marxiste des structures ainsi que leur rapport à l’individu.

Le moment structuraliste

Le structuralisme est un courant de pensée qui fut particulièrement influent dans la France des années 1950-1960, dont la figure majeure fut Claude Lévi-Strauss. Son émergence résulte d’un double mouvement : d’une part, une mutation de la forme du mode de production ; d’autre part, une réaction à l’idéalisme subjectif[4] qui, sous les traits de l’existentialisme et de la phénoménologie, dominait, et en domine encore, de larges pans de la philosophie et des sciences sociales.

L’après-guerre est marqué par un essor des forces productives consistant en la reconversion de nombres de produits militaires dans d’autres secteurs, notamment agricole, mais aussi par la pression exercée par l’URSS et par un Parti communiste puissant sur les sociétés capitalistes occidentales. D’où la nécessité, pour ces dernières, d’un État fort et interventionniste, chargé d’organiser la nouvelle infrastructure nationale tout en garantissant le pouvoir de la classe capitaliste en organisant la lutte contre le communisme. Cette mutation exige un réajustement de l’appareil d’État, au sein duquel les fonctions techniques et bureaucratiques sont de plus en plus dévolues à un corps de fonctionnaires voué à la rationalisation de la gestion publique. Il s’accompagne également d’une montée en puissance des institutions, notamment par une intégration accrue des intellectuels au sein de l’université. Henri Lefebvre voit dans cette transformation la base sociale sur laquelle le structuralisme pouvait s’épanouir, à travers le concept d’intellectualité technocratique : un mode de pensée qui analyse la répartition des éléments au sein d’une structure, sans jamais interroger cette structure elle-même[5].

On comprend ainsi assez aisément pourquoi le structuralisme s’est constitué en réaction à l’idéalisme subjectiviste, notamment sous sa forme sartrienne. Dans ce mode de gestion du capitalisme, l’individu est privé de sa capacité d’initiative, et est ainsi relégué au rang d’effet d’une structure qui le précède et le détermine. Ainsi, l’existentialisme sartrien, pour lequel l’individu est premier, responsable de ses actes et « condamné à être libre », est vu comme une fiction par les structuralistes qui cherchent à atteindre la rigueur des sciences de la nature. Une analyse scientifique des faits humains devrait donc se débarrasser de tout élément subjectif afin de comprendre le fonctionnement objectif et indépendant des structures. C’est en ce sens que le structuralisme est un antihumanisme théorique, voyant dans le sujet une construction idéologique dont il faudrait se débarrasser. Il peut donc sembler ici que le structuralisme se rapproche du marxisme. Or, s’il est vrai que le marxisme vise à une compréhension scientifique de l’histoire humaine, ce qui implique nécessairement une analyse critique des structures, ce rapprochement ne peut se faire qu’en négligeant le fait que le structuralisme rend impensable l’idée qu’une structure puisse être produite. Ramener le marxisme à un structuralisme ne peut donc se faire qu’en négligeant la méthode qui fait du marxisme une théorie révolutionnaire : la dialectique. 

Le structuralisme[6] est conduit à prioriser l’analyse d’une structure à un instant t (point de vue synchronique), c’est-à-dire son fonctionnement global, les relations internes entre ses éléments ainsi que ses rapports de dépendance. Autrement dit, le structuralisme analyse les structures à partir de leur déploiement dans l’espace. En revanche, l’analyse de l’évolution des structures dans le temps (point de vue diachronique) apparaît comme une conséquence de leur fonctionnement synchronique. C’est l’analyse synchronique qui est le moyen de comprendre la logique profonde d’une structure car ce qui compte ce sont les relations invariantes au sein de la structure, et ce indépendamment de leur genèse. Surgit ici un point critique du structuralisme car il est évident qu’il y a une évolution des structures. La réponse consistera ici non pas à nier ces changements mais à remettre en cause les lectures téléologiques qui voient dans l’histoire un changement orienté en un sens déterminé. L’adversaire semble tout trouvé : les thèses hégéliennes qui font de l’histoire un progrès nécessaire de la liberté, ou les lectures marxistes la voyant comme une suite d’étapes menant nécessairement au communisme, paraissent (insistons sur le « paraissent », tant cette lecture est grossière) relever d’une telle téléologie. 

Comment les structuralistes résolvent ce problème ? Cela revient à penser le changement des structures comme une simple réorganisation interne, sans prendre en compte l’action de groupes sociaux capables de les modifier en profondeur. Appliquons cette lecture au passage de la société féodale à la société capitaliste. Dans le système féodal, la classe dominante est la noblesse tandis que la classe dominée est le tiers-état, et notamment la paysannerie composée de serfs. En système capitaliste, c’est la bourgeoisie qui est la classe dominante et le prolétariat qui est la classe dominée. Le changement social apparaît ainsi comme un réagencement interne de la structure de classe, sans que cette structure ait été transformée de manière substantielle. Il s’est donc produit un jeu entre les rapports internes, ou un déploiement de contradictions structurelles si l’on adopte une lecture althussérienne, sans qu’aucun sujet n’intervienne. La structure de classe devient ainsi un invariant historique dont il est impossible de sortir. Le structuralisme en arrive donc par construction à fixer les structures de base des sociétés humaines. S’étant interdit a priori de comprendre l’unité du diachronique et du synchronique, il est contraint d’expliquer la genèse des structures par les « lois universelles de l’esprit humain », elles-mêmes dérivées des lois de la nature. On comprend alors pourquoi le structuralisme est finalement un conservatisme qui, comme tout conservatisme, est susceptible d’entraver l’émancipation humaine.

Le marxisme et l’action subjective

Commençons par rétablir une vérité élémentaire : contrairement au structuralisme, le marxisme n’élimine pas l’action subjective de l’histoire humaine. À rebours de l’idée d’Althusser selon lequel « l’histoire humaine est un procès sans Sujet ni Fin », Marx ne cesse d’affirmer que les hommes font l’histoire. Refuser de voir le rôle de l’action subjective conduit donc à évacuer en un coup la lutte des classes et le travail, deux catégories sans lesquelles le marxisme perd toute sa dimension révolutionnaire. Ce que Marx critique quand il analyse le rôle de l’action des individus, c’est l’idée selon laquelle l’énigme des changements historiques se résout dans l’étude de la pensée d’un individu particulier, ou même d’un groupe d’individus relativement homogène. Ainsi, si ce sont bien les hommes qui font l’histoire, « ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé »[7]

Dans cette mesure, l’histoire ne se fait pas indépendamment de la conscience des hommes, mais plutôt à partir de conditions déterminées (qu’elles soient naturelles ou sociales) qu’ils ne peuvent abolir par la seule force de la volonté. Dire cela n’implique aucunement de postuler que ces conditions sont immédiatement accessibles à la conscience des hommes sous leur forme objective. Dans la plupart des cas, ces conditions objectives et les conflits de classes apparaissent sous des formes idéologiques, « formes sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout »[8]. Pour autant, il n’est pas non plus impossible que ces conditions objectives puissent apparaître sous leur forme objective à une classe sociale déterminée, et notamment au prolétariat. Autrement ce serait le projet de socialisme scientifique lui-même qui tomberait à l’eau. C’est tout l’enjeu du travail de Marx dans Le Capital, et plus généralement des partis communistes, que d’aider les prolétaires à prendre conscience du fait que la contradiction entre les conditions de la production et son mode d’appropriation est le résultat de rapports sociaux qui doivent devenir inacceptables pour lui. C’est sur cette base subjective, que l’abolition du mode de production capitaliste, et avec lui celle des sociétés de classes, est possible.  

Dialectique interne du mode de production

On ne mesure pas toujours l’ampleur du contresens que constitue une lecture structuraliste du marxisme — et pourtant, dans le sillage de Maurice Godelier et d’Althusser, cette erreur a longtemps été prise pour la vérité du marxisme. Dans cette vision structuraliste du capitalisme, la contradiction fondamentale du mode de production réside dans la contradiction entre les forces productives et les rapports de production[9], deux structures irréductibles l’une à l’autre. Tout se passe comme si l’histoire n’était finalement qu’un jeu de Légo plus ou moins bien emboîté. La contradiction de classe serait une autre structure, elle aussi entièrement distincte des deux autres, dont la résolution dépendrait de conditions qui lui sont extérieures, soit l’inadéquation entre les rapports de production et les forces productives.

Dans Structuralisme et dialectique, Lucien Sève montre à quel point cette lecture déforme le marxisme. En premier lieu, parce qu’elle sépare artificiellement forces productives et rapports de production, réduisant les forces productives à l’ensemble des procédés techniques, et les rapports de production aux rapports de propriété. Or, Marx, dans la préface à La contribution à la critique de l’économie politique, dit explicitement que les rapports de propriété sont seulement l’expression juridique des rapports de production que Lucien Sève définit comme « l’ensemble des rapports des hommes entre eux dans la production sociale de leur existence »[10]. C’est la raison pour laquelle Marx qualifie l’ensemble de ces rapports comme la « structure économique de la société ». Ainsi, les forces productives ne possèdent pas à rigoureusement parler de structure économique. Elles sont tout simplement prises dans des rapports de production économique qui conditionnent leur développement. Nous pouvons illustrer cette idée par un exemple assez connu des historiens.  La machine à vapeur avait déjà été inventée dans l’Antiquité, mais l’absence de rapports économiques permettant de l’exploiter a laissé cette invention inexploitée. C’est pourquoi on ne peut séparer la division technique du travail des rapports de production car la manière dont la division technique du travail se développe est « intimement liée à la division sociale du travail, aux rapports sociaux de production »[11]. Montrer l’unité (contradictoire) entre rapports de production et forces productives est justement tout l’enjeu du passage du Capital dans lequel Marx expose le passage de la simple possession marchande à l’appropriation réelle du travail par la réorganisation capitaliste de la production. La manière dont le processus de travail est réalisé n’est donc absolument pas indifférente à la logique des rapports sociaux de production.

En bref, le structuralisme ne peut ainsi, au mieux, que penser l’évolution comme la contradiction entre des structures externes l’une à l’autre, et l’incompatibilité entre la variabilité interne d’une structure et la limite que lui pose une autre structure pour expliquer le mouvement du capitalisme. C’est une méthode irréconciliable avec le matérialisme dialectique qui pense le mode de production, soit la structure sociale totale, comme étant l’unité contradictoire des forces productives et des rapports de production. Le mouvement fondamental de ce mode de production consiste dans le développement contradictoire entre le contenu de la production et sa forme sociale d’appropriation. Ainsi, cette contradiction n’apparaît pas seulement à un certain moment, mais est présente dès l’origine, et sa résolution devient possible non par une limite externe, mais lorsque ces contradictions sont devenues trop grandes pour être contenues.

C’est cette séparation entre forces productives et rapports de production qui est à l’origine de la marginalisation de la lutte des classes dans le structuralisme[12]. Pour autant, Marx indique dès 1848 dans le Manifeste du parti communiste sa position à ce sujet, en indiquant qu’une lutte de classe déterminée « finissait toujours ou par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, ou par la destruction des deux classes en lutte ». Que comprendre ici si ce n’est que la lutte des classes est l’élément décisif dans les processus de transformation sociale. Appliquée au capitalisme, cela signifie que la lutte entre bourgeoisie et prolétariat est la traduction subjective de la contradiction entre la socialisation croissante de la production et son appropriation privée toujours plus concentrée. Ainsi la révolution sociale a bien des conditions objectives, c’est au niveau du facteur subjectif, à savoir la lutte des classes, que l’on retrouve le moyen d’achever un processus révolutionnaire. 

Le marxisme est à égale distance du mécanisme structural que de l’aventurisme révolutionnaire accordant un primat absolu aux luttes de classes. La première option conduit à un attentisme qui rend absurde toute pratique politique, tandis que la seconde amène à une agitation politique toujours condamnée à échouer. 

La conception marxiste des structures

Nous en venons maintenant à la conception positive des structures spécifiques au marxisme. Marx expose sa position sur cette question dans la postface à la deuxième édition du Capital, Livre I, en écrivant :

Dans sa forme mystifiée, la dialectique est devenue une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier l’état de choses existant. Dans sa configuration rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état des choses existant elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu’elle saisit toute forme advenue dans le flux du mouvement et donc aussi sous l’aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire.[13]

La différence radicale avec le structuralisme apparaît immédiatement : ici, la structure n’est qu’une forme transitoire que prend le processus historique. Ce qui va donc être l’objet du marxisme, c’est l’étude de la genèse d’une structure déterminée, mais aussi (et surtout) la logique interne qui la fait nécessairement évoluer. Dans cette mesure, le marxisme ne refuse pas l’étude synchronique d’une structure, mais cette étude n’est qu’un moment du mouvement de la connaissance. Au primat accordé au synchronique par le structuralisme, le marxisme oppose le primat du diachronique, et surtout l’unité dialectique des deux. Ainsi, l’histoire humaine n’est ni un gigantesque puzzle dans lequel chaque structure s’emboîterait avec les autres, ni une série discontinue de structures. Pour le matérialiste dialectique, les structures que l’on retrouve dans les sociétés humaines sont le fruit de la dialectique homme-nature, de sa transformation par l’homme, médiée par le travail — transformation qui transforme l’homme lui-même. La base de l’histoire n’est pas à chercher dans les structures éternelles de l’esprit humain, hypothèse qui conduit nécessairement à naturaliser les structures sociales, ou, en tout cas, à les fixer naturellement ou surnaturellement. C’est pourquoi le structuralisme est une idéologie qui néglige ces « présuppositions réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination »[14].

C’est l’articulation historique du développement du travail, des moyens de production, et de son rapport à l’environnement, qui produit des modes d’organisation — soit de structuration — économiques. De cette structure économique peuvent naître des modes de relations entre individus, dont la structuration, bien que n’étant pas mécaniquement réductible à la structure économique, doit être adéquate à la base matérielle sur laquelle elle repose. Dans cette mesure, le secret des rapports d’exploitation ne réside pas dans une mystérieuse suprastructure anhistorique, mais dans la faiblesse originelle de l’homme, obligé de survivre dans un environnement naturel qu’il ne maîtrise pas. Dans le capitalisme, les rapports sociaux sont réifiés : ils apparaissent sous la forme de choses, comme s’ils ne devaient rien aux rapports sociaux ni aux processus historiques qui les ont engendrés. Ainsi, l’organisation économique tout entière échappe au contrôle des individus — ce pourquoi il y a aliénation — et ceux-ci deviennent les instruments de la logique du capital. Le structuraliste, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, ne fait qu’exprimer cette aliénation en pensant les structures comme étrangères aux hommes réels. Le but du marxisme est au contraire de déceler les processus contradictoires qui ont donné naissance aux structures afin de saisir, du même coup, la logique interne de leur disparition – chose radicalement impensable pour le structuralisme, qui reste au fond prisonnier d’une logique formelle, refusant de voir la contradiction dans les choses elles-mêmes.

Or, pour les marxistes, on ne peut comprendre la formation d’une nouvelle société qu’à partir de celle qui la précède. C’est la contradiction interne à la structure existante qui rend nécessaire son dépassement, et non un simple enchaînement linéaire ou successif. Par exemple, Marx montre que le capitalisme ne pouvait émerger qu’à partir du féodalisme : il fallait que le travail soit partiellement libéré, que les échanges se développent, que la propriété foncière se transforme, et que le pouvoir seigneurial s’efface pour que le capitalisme puisse naître. C’est ce mouvement de dissolution qui donne naissance aux deux classes sociales fondamentales du capitalisme : le prolétariat, issu des masses de paysans libres de tout lien féodal mais aussi de toute propriété, et la bourgeoisie, issue de l’enrichissement des artisans et des marchands. Alain Bihr nous montre donc que le capitalisme n’est pas une structure apparue parallèlement au système féodal, mais qu’il a pu naître et se développer en son sein jusqu’à le balayer entièrement. C’est ce même mouvement de dissolution qui menace à son tour le mode de production capitaliste, car en socialisant de manière croissante la production, en étendant ses rapports sociaux à l’échelle planétaire, il présuppose un stade supérieur de l’humanité. « Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine »[15], en tant que l’histoire a jusqu’ici été une histoire dans laquelle les hommes étaient à la fois dominés par la nature et par des rapports sociaux qui leur échappaient — prenant dès lors l’apparence d’une force naturelle, ou supranaturelle.

L’individu dans le marxisme

Nous pouvons maintenant en venir à la question du statut de l’individu dans le marxisme. Il est devenu presque convenu, dans l’horizon intellectuel dominant, d’affirmer que le marxisme aurait oublié l’individu, écrasé sous le poids de la structure, dissous dans l’anonymat des classes, ou relégué à une simple fonction d’un mécanisme historique. Il ne s’agit pas ici de nier que la dogmatisation du marxisme dans certaines sociétés a pu conduire à un tel oubli. Mais nous devons également ajouter que cette dogmatisation avait elle-même des raisons matérielles qui rendent intelligible une telle pratique. Comprendre pourquoi les marxistes ont pu oublier l’individu doit donc passer par un examen des conditions historiques dans lesquelles les partis communistes ont dû agir. Les sarcasmes de Sandra Lucbert ou de Frédéric Lordon montrent à quel point l’intelligentsia de gauche est éloignée d’un tel examen. Ces derniers ne font que reprendre ce lieu commun académique : le marxisme serait utile pour comprendre les structures, mais inapte à penser la singularité — sauf à le « compléter » par la psychanalyse et la théorie des affects.

Cette manière de voir ne repose sur rien d’autre qu’une profonde ignorance du corpus marxien. Elle témoigne de la paresse intellectuelle avec laquelle on critique un marxisme caricatural, entièrement réduit à l’économique, à la classe ou à l’infrastructure — autant de mots qu’on répète comme des talismans sans en interroger le sens réel. C’est pour cela que nous souhaitons exposer ici les apports de la méthode marxiste appliquée à l’individu. Cette méthode, loin d’opposer individus et structures, les pense dans une unité dialectiqueen refusant de séparer l’intériorité de l’individu de son extériorité. Pour entrer dans le sujet, il nous faut revenir à une thèse fondatrice : la sixième thèse sur Feuerbach, dans laquelle Marx affirme que « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Lucien Sève insiste sur la portée de cette thèse qui est une critique radicale de la manière traditionnelle dont l’essence était jusque-là pensée, et ouvre la voie à des recherches d’une extraordinaire richesse. La conception philosophique traditionnelle conçoit l’essence comme étant ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Or, tout le problème ici réside dans le fait que la séparation entre l’interne et l’externe est admise comme valant de soi. Cette séparation implique que la recherche de l’essence se fera nécessairement par l’étude de l’intérieur. Appliquée à la question de l’essence humaine, cela signifie qu’elle est une chose entièrement subjective[16] et qu’il faut la rechercher à l’intérieur des individus. On comprend alors aisément pourquoi Louis Althusser a pu dénoncer ce qui était nommé humanisme théorique. Vouloir expliquer les phénomènes sociaux par la pure intériorité du sujet. Althusser a donc raison de dire qu’une telle conception ne peut conduire qu’à évacuer de la théorie les rapports de classes, les structures économiques et institutionnelles et donc détourner les luttes des buts aussi abstrait que la dignité humaine. Si on peut, dans une certaine mesure, rejoindre Althusser, il faut également voir les graves limites de cette critique qui élimine du même coup toute tentative de repenser la question de l’essence de l’homme sur la base du matérialisme dialectique. En jetant le bébé avec l’eau du bain une telle critique se débarrasse de l’humanisme et rend impensable le but du marxisme : l’émancipation humaine. Or Marx l’indique très clairement dans le Manifeste du parti communiste en affirmant que le communisme sera une société où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». On ne peut donc pas évacuer la question de l’humanisme, et par là celle de l’individu, sans perdre de vue cette finalité sans laquelle le marxisme serait absurde. La sixième thèse sur Feuerbach nous permet d’éviter les deux erreurs que sont l’humanisme abstrait et l’antihumanisme théorique en jetant les bases d’un humanisme concret.

Cette thèse affirme donc l’essence humaine comme intériorité se constituant à partir de l’extériorité des rapports sociaux (soit l’ensemble des structures sociales). L’essence humaine n’est pas une chose mais un rapport, et même une synthèse de rapports, soumise à un processus de transformation. Ainsi, un individu est ce qu’il est par la combinaison toujours singulière des rapports sociaux dans lesquels il est pris. Saisir cette essence, suppose donc d’étudier l’ensemble de ces rapports car « le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité ». C’est une thèse absolument nouvelle affirmant ce que Lucien Sève nomme l’excentration sociale de l’essence humaine. En effet l’homme, à la différence de toutes les autres espèces animales, produit un appareil technique, culturel, et mémoriel à l’extérieur de son propre corps. C’est la raison pour laquelle Marx accorde tant d’importance au travail, car plus qu’une simple activité visant à produire le nécessaire à la reproduction de l’existence physique, le travail est la médiation concrète permettant à l’homme de réaliser cette excentration. Ainsi, l’évolution humaine n’est plus seulement une évolution biologique se déroulant à l’intérieur du corps, à l’insu des individus, mais une évolution supposant l’activité productive des individus et l’appropriation de ces produits (outils, symboles, écrits, etc) par les générations à venir. Là où l’évolution par l’hérédité met des centaines de milliers d’années à produire des effets notables, l’évolution par l’héritage produit une prodigieuse accélération de l’histoire où les changements majeurs sont l’affaire de quelques siècles, voire de décennies à l’ère du capitalisme. Un tel changement de rythme n’est pas un simple changement quantitatif mais bien un changement qualitatif. Une telle rupture a été rendue possible par cette production d’un monde humain extérieur aux individus qui leur permet de dépasser de très loin ce que le corps permet de faire, tant au niveau de ses possibilités physiques que psychiques. Apparaît ici une dialectique qui n’est pas sans rappeler celle du fini et de l’infini car l’infinité du monde humain mise en rapport avec le caractère nécessairement limité de chaque appropriation singulière, permet justement le développement tout aussi infini des singularités individuelles. Ainsi nous pouvons dire que plus le monde humain se développe, plus les individus s’individualisent et voient leurs capacités progresser. Il n’y a donc aucune opposition entre développement social et développement individuel. Ces deux formes de développement ne sont que deux aspects du même processus historique. Ce pourquoi Marx pouvait dire que « l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel »[17]

Nous devons insister sur l’originalité de cette thèse de Marx et montrer à quel point cela éloigne le marxisme de tout sociologisme. Une lecture superficielle de cette thèse pourrait faire croire que les individus sont déterminés par l’extérieur. Or ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’intérieur des individus se transforme à partir de l’appropriation des rapports sociaux objectifs qui existent à l’extérieur des individus. Prenons l’exemple du langage. Tous les êtres humains ont en puissance la capacité de parler à la naissance car cette capacité requiert des organes dont chaque individu humain est équipé. Mais les cas d’enfants sauvages[18] ont démontré que si on ne développe dès les premières années cette capacité, il est impossible de rattraper le retard par la suite. Pouvoir parler suppose d’être pris dans des rapports sociaux dans les premières années de notre vie, celles où la plasticité cérébrale est la plus grande, afin de pouvoir s’approprier cet objet social ne devant rien à la biologie qu’est le langage. Nous voyons ici que l’appropriation du langage entraîne des modifications internes à l’organisme rendant possible son usage individuel. Il en va de même pour l’ensemble des pratiques sociales. 

L’individualité humaine ne réside ni dans l’intra-psychique, ni dans un fond naturel extérieur à l’histoire : elle est historiquement produite, toujours évolutive et apparaissant sous la forme de figures historiques d’individualités[19]. Dans cette mesure, nous pouvons dire que le mode de production capitaliste a fait émerger deux grandes figures d’individualités : la figure du capitaliste et la figure du prolétaire[20]. La première figure pose l’individu comme propriétaire des moyens de production, orienté vers l’accumulation du capital et pris dans des rapports de concurrence. En résulte donc une manière d’être et un certain rapport au monde dans lequel tout bourgeois devra nécessairement réaliser son individualité. Mais plus qu’un simple effet d’une structure, cette figure d’individualité est elle-même une nécessité du mode de production capitaliste qui ne peut fonctionner qu’avec des hommes capitalistes. Dans cette mesure, la figure individuelle du capitaliste est à la fois produite par les rapports sociaux capitalistes, et productrice de ces rapports. Ce point est capital car si l’on oublie le caractère actif du sujet, on commet une opération typique du structuralisme dont nous avons proposé une critique. Les figures d’individualités apparaissent donc comme une nécessité fonctionnelle des rapports sociaux et comme les formes sous lesquelles chaque individu peut réaliser son individualité. 

Ainsi, si le marxisme est une critique à l’encontre de toutes les thèses voulant réduire l’individu à n’être qu’un effet des structures, il est également une critique radicale de toute forme de naturalisme et de toute forme d’idéalisme subjectiviste niant les déterminations objectives. Il n’est pas plus possible d’expliquer une individualité par ce qui relèverait des lois de la nature, mystification typique de toute idéologie dominante, que par la représentation qu’un individu se fait de lui-même. Ce pourquoi Lucien Sève défend la constitution d’une science de la biographie qui permettrait de comprendre ce que signifie mener une vie. Une telle manière de voir situe l’approche marxiste de la personnalité à une grande distance du positivisme qui continue de sévir en sociologie et en psychologie. Ce positivisme découpe l’individu en tranches et ne parvient qu’à la description de comportement sans jamais pouvoir les replacer dans la totalité d’une existence individuelle. S’il est impossible d’exposer ici toutes les analyses de Lucien Sève que l’on retrouve dans Marxisme et théorie de la personnalité, nous pouvons indiquer ici les éléments fondamentaux de ce qui serait une science de la biographie dont la personnalité est le centre de gravité. La base d’une approche marxiste de la personnalité humaine c’est de la saisir comme une singularité produite par l’histoire. Ainsi, le présupposé d’une science de la biographie, c’est l’analyse de la formation sociale dans laquelle une vie se déroule car c’est cette formation qui conditionne l’activité matérielle de chaque individu. La médiation entre la structure sociale et l’activité matérielle d’un individu apparaît comme emploi du temps. C‘est cet emploi du temps qui va structurer concrètement la manière dont un individu réalise son activité tout en étant largement conditionné par la totalité sociale. Et par emploi du temps il faut comprendre à la fois comment le temps d’un individu est employé par la société, et comment un individu emploie son temps. Une telle manière de concevoir l’emploi du temps se traduit par l’analyse de la manière dont l’ensemble des activités d’un individu est distribué au sein de la journée et de la semaine, la part que chacune occupe dans la totalité des activités d’un individu et enfin leur contenu concret qui permet de comprendre comment une personnalité se constitue et se transforme. Le temps n’est donc pas une donnée neutre, mais est un produit social qui structure la vie des individus. 

Symétriquement à la structure sociale, la personnalité doit être comprise comme une totalité en développement, qui n’évolue pas en ligne droite mais par des contradictions internes, des ruptures et des sauts. Nous voyons que la biographie n’est pas le récit des événements d’une vie, mais la manière singulière dont une personnalité se transforme par une combinaison de déterminations objectives et de projections subjectives. Cette perspective, déjà inaugurée par Politzer et Vygotsky, se pose donc comme une critique de la psychanalyse car même si elle a le mérite de chercher la signification des actes d’un individu (chose largement absente des approches cognitivistes), elle est marquée par des limites qui la conduisent nécessairement à avoir une approche réductionniste de la personnalité. En premier lieu parce que la psychanalyse tend à naturaliser les structures de la conscience identifiées par Freud, faute de considérer leur constitution historique. Ce pourquoi Michel Clouscard parlait, non sans ironie, de l’histoire comme étant l’inconscient de l’inconscient freudien. La psychanalyse, plaçant au centre de la psyché le conflit entre le ça et le moi, n’analyse pas les conflits objectifs, extérieurs à l’individu qui produisent les normes ainsi que les interdits qui viennent limiter l’individu. Vygotsky va même plus loin en montrant que le moteur du psychisme n’est pas la libido, mais qu’il y a une médiatisation sociale (notamment par les signes) des fonctions psychiques supérieures. L’autre immense limite de la psychanalyse qui découle du naturalisme que nous venons d’exposer, c’est la surdétermination de la personnalité par la manière dont se déroulent les premières années de la vie (par exemple la question de l’Œdipe). Or, s’il ne s’agit pas de nier l’importance de la petite enfance, prétendre expliquer une vie par celle-ci est une négation du caractère décisif de nombre de déterminations matérielles qui conditionnent la vie adulte, ainsi que des choix qui peuvent restructurer une vie radicalement. Ainsi, toute tentative de restructurer la psychanalyse pour en faire un modèle théorique progressiste, ce qui est le projet de Frédéric Lordon et de Sandra Lucbert dans Pulsions, est inutile car le conservatisme de la psychanalyse ne réside pas dans certaines de ses conclusions, mais est au cœur-même de son épistémologie. La constitution d’une théorie progressiste de la personnalité ne peut survenir que sur des bases radicalement différentes de celles de la psychanalyse et du cognitivisme. Les résultats effectifs des œuvres des auteurs que nous avons déjà cités (Sève, Vygotsky et Politzer) témoignent de l’immense fécondité de la pensée marxiste pour analyser la question de l’individualité.

Conclusion

Ainsi pour un marxiste la revendication d’émancipation humaine n’est en rien une perspective abstraite :  c’est l’expression de la volonté de mettre fin à l’aliénation dans laquelle les individus sont séparés des moyens de production de leur existence, ne pouvant ainsi ni contrôler ces moyens, ni la répartition de la richesse sociale. L’impossibilité pour les individus de s’approprier pleinement les produits sociaux est la marque concrète du lien intime entre la structure de classe et l’écrasement des potentialités de développement individuel. La fin de l’aliénation sociale, qui signifie la fin de la préhistoire des sociétés humaines, est donc une perspective concrète nécessitant un ensemble de conditions dont la première est l’appropriation collective des moyens de production. 

À l’heure de la crise du capitalisme, la destruction qui menace l’humanité n’est pas seulement celle du climat ou celle des guerres, mais aussi celle d’une humanité profondément déshumanisée par les rapports sociaux capitalistes. Ainsi, si la crise se chargera de régler le sort des diverses idéologies qui sont actuellement dominantes au sein de la gauche anticapitaliste, il est urgent que les marxistes rompent avec l’autophobie encore trop répandue chez nos camarades. Nous n’avons pas à rougir de l’héritage théorique qui nous a été laissé. Il ne tient donc qu’à nous de nous le réapproprier afin de lutter contre l’obscurantisme capitaliste qui, chaque jour davantage, sape les fondements mêmes de notre humanité


[1] A ce titre, la distinction marxiste entre catégorie et concept s’avère être décisive. Lucien Sève comme Georges Gastaud insistent sur cette distinction pour montrer que là où les concepts sont des produits d’une connaissance historiquement déterminée, visant à rendre compte des rapports et des processus constituant les choses, les catégories se situent à un plus grand niveau de généralité en exprimant un rapport universel entre la pensée et les choses. Dans cette mesure, l’évolution des concepts et des catégories, bien qu’étant tous deux des résultats de l’histoire, n’obéit pas à la même logique d’évolution.

[2] La dialectique se présente chez Marx sous deux aspects. Elle est en premier lieu la logique internes des choses, c’est-à-dire la manière dont les choses évoluent à partir de leurs contradictions interne et des rapports qui les constituent. En second lieu, elle est la traduction subjective de cette logique objective, soit la méthode d’étude qui cherche à reproduire d’une manière adéquate le mouvement de la réalité objective.

[3] Nous avons conscience que cette critique est très schématique concernant la psychanalyse. Freud prétend que l’histoire de la construction psychique du sujet est parallèle à l’histoire de la psychologie sociale humaine. Ce que les marxistes critiquent ici c’est la volonté de déduire l’histoire sociale de l’histoire individuelle plutôt que l’inverse. C’est dans cette mesure que nous nous permettons d’affirmer que la psychanalyse ne saisit pas l’unité concrète entre histoire et individu.

[4] L’idéalisme subjectif peut être défini comme une forme d’idéalisme selon laquelle la réalité n’existe pas indépendamment de la conscience qu’un sujet en a. La conséquence de cette doctrine dans le champ socio-historique est que la conscience d’un sujet est prise comme point de départ pour expliquer les phénomènes sociaux.

[5] Voir Henri Lefebvre, Le nouvel éléatisme.

[6] Dans son Introduction à la philosophie marxiste, Lucien Sève définit le structuralisme comme « courant idéologique contemporain appuyé sur les sciences humaines qui pose le primat des structures, comprises de façon non dialectique, sur les procès, et l’inconscience des sujets par rapport aux structures qui les régissent ».

[7] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte.

[8] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique.

[9] Les rapports de productions sont les relations qui s’établissent entre les hommes dans la production de leur existence sociale.

[10] Lucien Sève, Structuralisme et dialectique.

[11] Ibidem.

[12] Nous mettons ici de côté le cas d’Althusser pour lequel il n’y a que de la lutte des classes et aucune humanité dans l’histoire. Le problème ici est qu’Althusser conçoit, au moins dans la première partie de sa vie de théoricien, la lutte des classes comme un mécanisme. La lutte des classes n’est donc pas pour lui un moyen de réintroduire le sujet dans l’évolution historique, mais au contraire de le supprimer intégralement.

[13] Karl Marx, Le Capital, livre 1, 1867.

[14] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie Allemande, 1845.

[15] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.

[16] Subjective non dans le sens qu’elle serait relative à chacun, mais dans le sens qu’elle se constitue à l’intérieur d’un sujet. Que cette intériorité soit effectivement considérée comme propre à chaque individu, ou bien universellement partagée par tous les individus ne change rien à l’affaire ici.

[17] Karl Marx, Lettre à Annenkov.

[18] Voir par exemple Lucien Malson, Les enfants sauvages, ou encore J.A.L.Singh et R.M.Zingg, L’homme en friche.

[19] Nous reprenons ici le concept utilisé à de nombreuse reprise par Lucien Sève.

[20] Nous avons conscience que ces deux figures sont abstraites dans la mesure où la différenciation interne d’une classe sociale produit différentes figures au sein d’une même figure.


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