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L'héritage politique de la Commune, par Pierre Cam
On mesure l'importance d'un mouvement social en combinant le plus souvent plusieurs critères : sa durée, son ampleur, les idées nouvelles dont il est porteur, les transformations qu’il impacte, etc. Mais quels que soient les critères que l’on utilise, un mouvement social ne peut totalement s’y réduire. Il laisse dans la conscience collective une trace qui va au-delà des faits et qui l’apparente à une forme de mythe. Il en va ainsi pour la Révolution française, mais aussi pour la Commune, Mai 68, et sans doute à l’avenir pour le mouvement des Gilets jaunes.
Par Pierre Cam Publié in #2 L’Ère des Révolutions le 18 mars 2020 55 min de lecture
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L’héritage politique de la Commune

On mesure l’importance d’un mouvement social en combinant le plus souvent plusieurs critères : sa durée, son ampleur, les idées nouvelles dont il est porteur, les transformations qu’il impacte, etc. Mais quels que soient les critères que l’on utilise, un mouvement social ne peut totalement s’y réduire. Il laisse dans la conscience collective une trace qui va au-delà des faits et qui l’apparente à une forme de mythe. Il en va ainsi pour la Révolution française, mais aussi pour la Commune, Mai 68, et sans doute à l’avenir pour le mouvement des Gilets jaunes.

Ce mythe a une puissance évocatrice telle que les autorités tentent à chaque fois d’en réduire les contours et la signification de peur qu’il n’alimente d’autres combats. Les corps des communards fusillés furent ainsi jetés dans les fosses communes des cimetières parisiens pour les effacer de l’Histoire. Mais c’est chose vaine car les mythes nourrissent les songes éveillés des peuples et leur combat pour un avenir meilleur.

C’est ainsi que les Gilets jaunes en renouant avec la démocratie directe ont mis leur pas dans ceux des communards qui s’étaient eux-mêmes inspirés de la grande Révolution, celle de 1789.

Derrière tous ces mouvements, il y a le plus souvent une volonté chez les hommes ou les femmes engagés de modifier ce que l’on peut appeler « l’ordre des choses ». Mais cette volonté, si elle est nécessaire, est rarement suffisante pour renverser l’ordre établi. Les circonstances historiques que sont le contexte social et politique ainsi que l’environnement institutionnel peuvent freiner ou au contraire favoriser le devenir des mouvements. Mais ces circonstances ne sont pas les seuls obstacles aux changements et le plus souvent ce sont les contradictions internes aux mouvements sociaux qui provoquent leur échec.

La Commune reste par bien des aspects un mouvement social exceptionnel au regard des circonstances historiques. Elle a une cause factuelle qui est la guerre de 1870 entreprise par Napoléon III contre la Prusse qui conduit à l’effondrement du Second Empire. A l’origine de la Commune, il y a aussi une volonté politique : celle de rompre avec la République bourgeoise pour instituer une « République sociale ». Ce projet porté par des socialistes révolutionnaires et des internationalistes trouvera dans la colère du peuple parisien bombardé par les troupes prussiennes un puissant relais. Les membres de la Commune pourront également s’appuyer sur un corps armé, celui de la garde nationale formée de citoyens. Enfin, l’unité géographique – Paris et ses arrondissements – favorisera la circulation des hommes avec une mise en réseau de tous les milieux progressistes : clubs politiques, associations ouvrières, loges maçonniques, etc., mais aussi la circulation des idées relayées par une multitude de journaux acquis à la révolution. Cet environnement historique favorable a non seulement permis à ce mouvement social de se structurer très rapidement mais également d’inscrire ce projet de démocratie directe dans une institution : la Commune. Cependant cette révolution sociale échoua dans un bain de sang.

Pour Karl Marx qui commente depuis Londres les événements se déroulant de Paris, il ne fait aucun doute que cette institution politique – la “Commune” – est le mode de gouvernement qui convient à la « classe ouvrière » dans sa lutte contre l’État bourgeois[1]. Pour ses successeurs, la Commune est et restera la forme politique qui « permet l’émancipation du travail ». Cependant, la fin tragique de la Commune n’a pas été sans susciter des débats et des analyses parmi les théoriciens du marxisme qui se sont moins intéressés au contexte historique qu’à la dynamique sociopolitique propre au mouvement pour comprendre les raisons de cet échec politique. Sans refaire l’histoire, ces intellectuels ont peu à peu précisé les conditions nécessaires mais pas toujours suffisantes pour qu’un mouvement social révolutionnaire aboutisse à l’avènement d’une démocratie « populaire ».

Il faut ajouter enfin que la brièveté de cette institution politique a été largement insuffisante pour que toutes les options à la base de ce système de démocratie directe tel le mandat impératif ou encore l’autonomisation des communes aient été analysées dans leurs effets à plus long terme. Il nous a semblé nécessaire à un moment où l’expérience de la « Commune » revient en force dans le débat politique de montrer comment s’est construit ce mouvement social et ce qu’il avait d’exemplaire.

La Marianne et la Sociale

Il est impossible d’évoquer la Commune de Paris sans parler de l’effervescence intellectuelle qui règne à la fin du Second Empire et dont elle est l’héritière. Pour comprendre cette fièvre révolutionnaire qui précède la Commune, il faut suivre Vallès qui nous entraîne dans les clubs et dans les cafés où s’élaborent ces idées nouvelles où s’écrivent les affiches et les manifestes qui inspireront les communalistes. Là, il rencontre ceux qui feront la Commune : Tolain, Blanqui, Varlin, Malon, Lefrançais, etc. Il ne sera pas un théoricien du communalisme, mais il participera par son style à faire vivre l’idée. Le roman de Vallès – L’Insurgé[2] – n’est pas une analyse historique mais un roman phénoménologique où Vallès tente de saisir ce climat particulier qui précède la Commune et où tout est encore possible.

La fin du second Empire coïncide avec l’apparition dans le champ politique et intellectuel d’un souffle nouveau. C’est l’Association internationale des Travailleurs qui se crée à Londres en 1864 sous l’égide de Karl Marx. La première Internationale essaime dans toute l’Europe et s’implante à Paris rue des Gravilliers[3].

Les premiers membres de l’Internationale parisienne sont en majorité des proudhoniens. C’est le cas notamment d’Henri Tolain l’un de ses fondateurs. Pour Vallès qui le côtoie à la prison de Sainte-Pélagie[4], Henri Tolain est l’idéal-type de l’ambitieux qui en mettant son intelligence au service d’une cause – celle de la classe ouvrière – s’en sert de tremplin pour arriver à ses fins. Dans L’Insurgé, Vallès dresse un portrait du personnage « Il cisèle avec patience l’outil de son ambition, ex-ciseleur qui a lâché ses outils de métier depuis longtemps (…) Avec quatre ou cinq volumes de Proudhon (…) il a la pierre de touche de toutes les monnaies de métal et d’idées. Il deviendra un savant, il l’est. C’est lui le contremaître de l’atelier où se fabrique la révolution ouvrière. » (Vallès, L’Insurgé, p.100). Tolain sera élu député en 1871, trahira la Commune et deviendra sénateur en 1875. 

Ambitieux, Tolain l’est également pour la classe ouvrière. Il sera l’un des tous premiers à défendre et à encourager les listes ouvrières aux élections législatives. C’est une démarche tout à fait nouvelle au sein du mouvement ouvrier. Elle rompt en particulier avec la doctrine proudhonienne de non-participation à la sphère politique.  Du côté des démocrates et en particulier à « gauche », la démarche n’est pas comprise et elle heurte les convictions. Elle ne cadre pas en effet avec le « catéchisme » républicain où l’action politique vise uniquement l’intérêt général du citoyen et non l’intérêt particulier lié à une catégorie professionnelle. En 1863 et en 1864, des ouvriers se présentent aux élections législatives. Pour justifier cette démarche, Tolain produit un programme connu sous le nom de « Manifeste des soixante » qui s’inspire largement de Proudhon.

Ce texte est d’une grande importance parce qu’il introduit à côté des libertés individuelles une nouvelle catégorie de droits – les libertés sociales ou collectives – dont la portée dépasse les intérêts particuliers du salariat : « Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi ; ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes comme ces intérêts eux-mêmes » (Manifeste des soixante). 

Quels sont ces droits nouveaux que réclame le salariat ? Pour les mettre en exergue, le manifeste opère une distinction habile entre les droits politiques concédés à tous les citoyens et les droits sociaux qui en n’étant concédés qu’à une classe particulière celle des propriétaires de la force de travail contreviennent à l’égalité en droit.

« Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 1789, tous les Français sont égaux devant la loi. Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital ; nous qui vivons sous des lois exceptionnelles, telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation ». (Manifeste des soixante).

Outre la suppression de l’article 1781 qui crédite la parole de l’employeur devant la justice en matière de salaires, le Manifeste demande également l’abolition de la loi sur les coalitions ce qui permettrait aux ouvriers de faire grève. Il s’agit évidemment d’une « entorse » à la conception des droits de l’homme issue de la Révolution qui ne reconnaît que le citoyen en tant que sujet universel dégagé de tout agrégat social. Mais le Manifeste va plus loin en réclamant pour les salariés le droit de s’associer librement. La légalisation de ce droit permettrait une reconnaissance des sociétés mutualistes qui fonctionnent dans un quasi clandestinité mais également l’instauration de chambres syndicales. Elle permettrait en outre de « libérer le travail » en instituant des coopératives ouvrières de production fondées sur la solidarité et non sur l’appropriation de la force de travail par un entrepreneur privé.

Le Manifeste des soixante aborde aussi les problèmes de l’éducation en exigeant l’instruction primaire gratuite et obligatoire, et la mise en place d’une instruction professionnelle qui permette aux jeunes d’échapper à la « domesticité » de l’apprentissage. Ce Manifeste comporte en germe un certain nombre de revendications sociales qui seront portées par les internationalistes lors de la Commune. Mais aucune allusion n’est faite dans le Manifeste à une destruction de l’appareil d’État et à la mise en place d’une institution politique concurrente.

Certaines des propositions du Manifeste seront reprises par le Pouvoir impérial qui cherche une ouverture politique avec la classe ouvrière.  Il en est ainsi pour l’abolition de la loi sur les coalitions – le 25 mai 1864 – qui permet aux salariés de faire grève sous certaines conditions. Concernant les libertés publiques, plusieurs circulaires viendront assouplir la réglementation concernant les « associations » de solidarité en 1866 et en 1867. Il faudra attendre août 1868 pour que l’article 1781 du code civil soit supprimé.

Un proudhonisme rénové

Proudhonienne à ses débuts, la section parisienne de l’AIT va s’en éloigner peu à peu et se radicaliser au contact des « communistes » lors des différents congrès de l’Internationale. Certains membres de l’Internationale parisienne comme Benoît Malon se détachent du mutuellisme pour épouser les thèses collectivistes. Dans un article qui paraît le 19 mars 1870 dans la Marseillaise, Benoît Malon fait l’éloge du « collectivisme ».  Il présente et résume l’intervention donnée par César de Paepe lors du congrès de Bruxelles de 1868. Celui-ci démontre la nécessité de collectiviser toutes les industries fixées au sol (agriculture, mines, transports, canaux, routes, voies télégraphiques) par le biais de services publics car le sol appartient à l’humanité et ne peut faire l’objet d’une appropriation privée.

Cette évolution de l’AIT sur le plan doctrinal est aussi liée à son rayonnement auprès de nouveaux publics. En France, l’AIT intègre peu à peu tous les courants de pensée du socialisme comme les blanquistes, les fouriéristes, les saint-simoniens, les néojacobins, etc. En 1870, à la veille de la guerre contre la Prusse, l’internationale parisienne n’est plus celle de Tolain.  Elle présente un tout autre profil. Au niveau politique, elle s’est rapprochée des républicains les plus à gauche comme Gambetta qui se présente aux élections de 1869 dans une circonscription ouvrière, mais aussi Charles Delescluze néojacobin qui sera tué sur les barricades, Jean-Baptiste Millière fusillé, et Henri Rochefort déporté. Au niveau de son recrutement, l’AIT – ouvriériste à ses débuts – s’est ouverte progressivement à d’autres milieux professionnels – avocats, médecins, journalistes, enseignants, etc. – et finit même par accueillir des femmes en son sein comme Marguerite Tinayre ou Nathalie Lemel. L’AIT trouve également des plumes pour soutenir son action comme Jules Vallès mais aussi des artistes comme Eugène Pottier qui mettra en chansons la « Commune » ou encore Gustave Courbet.

Deux lois donnent un formidable essor au débat d’idées à gauche. La première loi est celle du 6 juin 1868 qui autorise les réunions publiques avec simple dépôt d’information dès lors qu’elles n’ont pas un but politique. Cette loi ouvre immédiatement la voie à une profusion de clubs où viennent débattre militants internationalistes et hommes politiques sur les questions sociales et économiques. La seconde loi est celle du 11 mai 1868 sur l’initiative des libéraux qui supprime l’autorisation préalable pour créer un journal et soumet désormais les journaux à un contrôle judiciaire a posteriori. Dès la parution de la loi, on assiste à la création d’une presse engagée qui ouvre ses tribunes aux membres de l’Internationale comme la Marseillaise d’Henri Rochefort.

Mais la mutation de l’AIT est aussi anecdotique. A partir de 1867, sous l’impulsion des internationalistes, de nombreuses grèves éclatent en France. L’AIT et ses membres deviennent la cible de l’Empire de 1868 à 1870. Les procès se succèdent contre le bureau parisien et plusieurs de ses membres sont emprisonnés. D’autres partent en exil. Il faut attendre 1870 et l’effondrement du Second Empire pour que les membres de l’AIT reviennent sur le devant de la scène politique et sociale. Une nouvelle génération de militants moins marqués par le proudhonisme ou qui s’en éloignent arrive aux responsabilités comme Eugène Varlin, Benoît Malon ou Gustave Lefrançais qui sont des « collectivistes anti-autoritaires ». Ce sont les amis de Vallès, et comme lui ils se retrouveront plus tard en minorité au sein de la Commune : « Je ne suis bien qu’avec les révolutionnaires bons garçons. Je suis mal avec les pontifiards[5], dont j’ai blagué le catéchisme. » (Vallès, L’Insurgé, p.177).

Aux élections législatives de 1869, Eugène Varlin présente un programme « socialiste » qui introduit des thématiques absentes du « Manifeste des soixante ». Certaines de ces revendications sont politiques et en prise directe avec le programme de « Belleville » porté par Gambetta. Varlin s’ouvre ainsi la possibilité d’une alliance électorale avec d’autres forces politiques que le mouvement ouvriériste. Parmi les revendications communes, il faut noter la suppression des armées et l’armement des citoyens, la séparation de l’Église et de l’État, les libertés publiques (association, réunion, presse), l’instruction primaire laïque obligatoire et gratuite, la modification du système d’imposition, la suppression de certains privilèges, l’élection des fonctionnaires et leur liberté garantie par une responsabilité permanente, enfin la mise en place de jury pour les délits politiques. Avec son habituel sens de la formule, Vallès qui est choisi dans le 8eme arrondissement pour représenter la liste socialiste résume ainsi le programme « J’ai toujours été l’avocat des pauvres, je deviens le candidat du travail, je serai le député de la misère ! La misère ! Tant qu’il y aura un soldat, un bourreau, un prêtre, un gabelou, un rat-de-cave, un sergent de ville cru sur serment, un fonctionnaire irresponsable, un magistrat inamovible ; tant qu’il y aura tout cela à payer, peuple, tu seras misérable ! ».

A côté de ces revendications qui sont devenues habituelles dans le discours « socialiste » de l’époque, l’on trouve dans le programme de Varlin des thématiques plus novatrices qui font écho aux propositions de César de Paepe. Elles portent sur l’économie et tranchent avec le programme radical et la tradition proudhonienne. Varlin introduit en effet la notion d’expropriation et d’appropriation par la Nation de certains secteurs industriels ou financiers sous forme de services publics. Il en va ainsi pour les banques, les chemins de fer, les mines, les canaux, les assurances et les transports. Mais le programme pose également le principe d’une totale autonomie des communes et des départements pour ce qui concerne leurs intérêts locaux, ce qui reste quelque que peu conforme à l’esprit fédéraliste des proudhoniens.

Certains socialistes comme Millière sont déjà conscients que ce programme va « trop loin » qu’il est totalement en rupture avec la culture politique de leur siècle et qu’il faudra plus qu’une révolution pour transformer des mentalités :

« L’heure de la Révolution sociale n’a pas sonnée. Il faut y renoncer ou périr en entraînant dans votre chute tous les prolétaires. Le progrès s’obtient par une marche plus lente. Descendez des hauteurs où vous vous placez. Victorieuse aujourd’hui votre insurrection peut être vaincue demain. Tirez-en le meilleur parti possible et n’hésitez pas à vous contenter de peu : une concession est une arme qui en donne une autre. »[6]

Vers le Communalisme

Le 2 septembre 1870, l’empereur Napoléon III est battu à Sedan par les troupes prussiennes et il est fait prisonnier. C’est la fin du Second Empire et le début d’une période de forte incertitude politique. Le 4 septembre 1870, un Gouvernement de Défense nationale se met en place et il proclame la République. Il s’agit d’une institution provisoire dont le but est essentiellement de poursuivre la guerre et de réorganiser l’Armée ainsi que la Garde nationale. Ce Gouvernement sous la direction du général Trochu est composé de députés élus de Paris comme Jules Ferry, Jules Favre qui sont des républicains modérés. Mais on y trouve également des hommes comme Henri Rochefort ou Gambetta plus proches des socialistes.

Ce Gouvernement « provisoire » laisse en place les élus de la période impériale. Il ne réforme pas non plus la sécurité intérieure et le système judiciaire issu du premier et du Second Empire trop souvent utilisé à des fins politiques. Par ailleurs, cette République provisoire n’interdit aucunement le retour à terme vers un système monarchique. Dès le mois de septembre 1870, des voix s’élèvent pour exiger la mise en place d’une République sociale et une réforme de l’appareil sécuritaire.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la première affiche “rose”. Pour Vallès qui participe à l’élaboration de l’affiche, cet événement marque à n’en pas douter l’émergence d’une « force neuve » qu’il nomme d’emblée la “Commune”. Si le terme “commune” apparaît déjà chez Benoît Malon, il désigne encore un simple niveau de gestion du sol par les communautés, à côté de l’État qui conserve son rôle de régulation économique. A partir de l’affiche « rose », il devient un mot d’ordre repris lors des différentes manifestations.

L’affiche rose est rédigée le 13 et 14 septembre place de la Corderie à Paris. « C’est la Révolution qui est assise sur ces bancs, debout contre ces murs, accoudés à cette tribune : la Révolution en habit d’ouvrier ! C’est ici que l’Association internationale des travailleurs tient ses séances, et que Fédération des corporations ouvrières[7] donne ses rendez-vous » (Vallès, L’Insurgé, p.191). Le texte de l’affiche est signé par le Comité central républicain de défense nationale des vingt arrondissements de Paris. Ce comité se compose de 80 délégués. Ces délégués ont été élus par les Comités de défense et de surveillance mis en place dans chaque arrondissement par les membres de l’Internationale à partir du 4 septembre et réunis en Fédération. Plusieurs membres de ce Comité seront élus à la Commune.

Dans cette affiche, le Comité central républicain se donne deux objectifs le premier est de « pourvoir au salut de la patrie » et le second de contribuer « à la fondation définitive d’un régime véritablement républicain par le concours permanent de l’initiative individuelle et la solidarité populaire » (affiche rose de septembre 1870, souligné par nous).

Pour ce faire, le Comité central demande au Gouvernement provisoire de prendre par décret les mesures d’urgence qui s’imposent et en particulier de procéder à des élections municipales. Il appelle à la dissolution de tous les corps d’État ayant pour mission la sécurité publique mais aussi la surveillance politique des citoyens et à les transférer aux communes et à leurs élus. Il demande également que les magistrats chargés de la police dans les grandes villes soient nommés par quartier et assister par les gardes nationaux. Pour les autres magistratures, le Comité demande qu’ils ne soient plus nommés par l’État mais élus. Au niveau militaire, l’armée ayant été défaite, le Comité demande à ce que cela soit la Garde nationale qui assume désormais la défense du pays. Mais comme pour les magistrats, le Comité insiste pour que les chefs des bataillons soient élus. Enfin, le Comité réclame l’abolition de toutes les lois restrictives sur la liberté de s’associer, d’écrire, de publier, etc. Cette « force neuve » de la démocratie à laquelle aspire les membres du Comité central se résume à quelques principes : l’élection avec mandat impératif plutôt que la nomination sans contrôle, la fédération des communes plutôt que l’État. Beaucoup des propositions de l’« affiche rose » sont déjà contenus dans le programme politique signé par Varlin pour les élections législatives de 1869. Mais l’« affiche rose »  fixe désormais un cadre juridique unique pour la réalisation de ces mesures qui est la municipalité.

L’Affiche rouge

L’AIT a été sans nul doute l’un des « moteurs » de la Commune à la fois par son savoir-faire acquis lors les grèves et un programme de politique sociale largement élaboré. Cette nouvelle génération « politique » a également pu bénéficier de l’expérience et du soutien de leurs aînés parmi lesquels Blanqui. Après des années d’exil, Blanqui revient à Paris en 1869. Il monte un parti blanquiste dont certains membres comme Charles Longuet et Paul Lafargue sont aussi à l’AIT. Stratège de l’insurrection, craint par les républicains modérés, Blanqui sera de toutes les émeutes qui secoueront Paris durant l’année 1870. Vallès rencontre Blanqui le 6 septembre 1870, et décèle chez lui cette part « féminine » qui est le signe du charisme :

« Les tribuns à allure sauvage, à mine de lion, à cou de taureau s’adressent à la bestialité héroïque ou barbare des multitudes. Blanqui, lui, le mathématicien froid de la révolte et des représailles, semble tenir entre ses maigres doigts le devis des douleurs et des droits du peuple (…) Et c’est parce qu’il est petit et paraît faible, c’est parce qu’il ne semble n’avoir qu’un souffle de vie, c’est pour cela que ce chétif embrase de son haleine courte les foules (…). La puissance révolutionnaire est dans les mains des frêles et des simples…le peuple les aime comme des femmes. Il y a de la femme chez ce Blanqui » (Vallès, L’Insurgé, p.188).

Mais, la Commune n’aurait pu aboutir sans la colère des parisiens prompte à éclater chaque fois que la trahison des hommes chargés de les défendre semblait la plus manifeste. Du mois d’octobre 1870 au mois de mars 1871, émeutes populaires et répressions gouvernementales vont se succéder au rythme des défaites subies par le Gouvernement provisoire face à l’armée prussienne. Des pourparlers pour un armistice conduit par Thiers s’instaurent dès le mois d’octobre 1870 suscitant la colère du peuple parisien. Une insurrection éclate le 31 octobre menée par Blanqui et les internationalistes. Le Gouvernement provisoire est pris en otage. Très vite des divisions apparaissent au sein du mouvement sur les priorités du moment. Il y a ceux qui veulent essentiellement poursuivre la guerre comme Blanqui et instaurer un Comité de salut public, et ceux qui veulent procéder à de nouvelles élections municipales pour mettre en place la Commune. Ces divisions tournent à l’avantage du Pouvoir qui décide d’un plébiscite pour ou contre lui.

Début novembre, le Gouvernement provisoire emporte le plébiscite qui lui donne une nouvelle légitimité[8]. Des mandats d’arrêt sont alors lancés contre les meneurs du 31 octobre. Certains entrent dans la clandestinité comme Blanqui ou Vallès et d’autres sont arrêtés comme Gustave Flourens, chef du bataillon de Belleville. Le bureau de l’AIT tourne au ralenti car les temps ne sont plus favorables au militantisme et ce d’autant moins que la famine frappe le peuple de Paris assiégé. L’urgence pour chacun est de trouver de la nourriture et du bois pour se chauffer. Cependant la colère couve dans la population parisienne et cette colère enfle lorsque, début janvier, les troupes prussiennes bombardent Paris.

Il faut attendre le mois de janvier 1871 pour que le Comité des vingt arrondissements se manifeste à nouveau. C’est l’Affiche « rouge » qui deviendra le symbole de la Commune[9]. Elle paraît le 6 janvier 1871, soit deux jours après les premiers bombardements sur la ville de Paris. A la différence de la « rose », l’Affiche rouge n’a pas de contenu programmatique. C’est un cri de colère. Elle ne s’adresse plus au Gouvernement provisoire mais interpelle directement le peuple de Paris et le prend à témoin de l’incurie du Pouvoir face à l’urgence de la situation: « Par leur lenteur, leur indécision, leur inertie, ils nous ont conduits jusqu’au bord de l’abîme: ils n’ont su ni administrer ni combattre, alors qu’ils avaient sous la main toutes les ressources, les denrées et les hommes (…) Le gouvernement a donné sa mesure: il nous tue (…) La politique, la stratégie, l’administration du 4 septembre, constituées de l’Empire, sont jugées. Place au peuple ! Place à la commune ! ».

L’Affiche rouge marque un tournant important dans la stratégie suivie jusqu’alors par le Comité des vingt arrondissements. Ce changement d’attitude est lié à la prise de conscience tardive qu’il ne faut plus espérer du Gouvernement provisoire qu’il poursuive l’offensive contre les prussiens et encore moins qu’il procède à des élections pour mettre en place la République sociale souhaitée par les communalistes. Il faut désormais pousser le peuple de Paris à l’insurrection en utilisant sa colère et sa désespérance comme le note Vallès – l’un des rédacteurs de l’affiche : « Il ne faut pas lâcher la ville par ce temps de disette, par ces trente degrés de froid – parce que cette disette et ce froid préparent la fièvre chaude de l’insurrection ! Il faut rester là où l’on crève » (Vallès, L’Insurgé, p.203).

Cette colère éclate le 22 janvier après qu’une offensive improvisée par le Général Trochu le 20 janvier conduit une fois de plus à faire massacrer des hommes de troupe. Dans le même temps, les parisiens apprennent que le Gouvernement provisoire a repris des pourparlers avec l’ennemi pour demander l’armistice. C’en est de trop pour le peuple de Paris qui après s’être tant battu et avoir supporté la famine et le froid ne peut accepter une telle capitulation. Le 22 janvier, les parisiens des quartiers populaires bientôt rejoints par deux bataillons de la Garde nationale se massent devant l’Hôtel de Ville. Une délégation tente de pénétrer dans la Mairie mais se heurte à un refus obstiné. Les gardes mobiles bretons – fidèles au pouvoir – qui sont venus en renfort tirent sur la foule faisant plusieurs morts. C’est la débandade parmi les insurgés. Le lendemain et les jours qui suivent plusieurs dizaines d’émeutiers sont arrêtés. Le Gouvernement interdit les clubs et fait fermer les salles de réunion. Il interdit dans le même temps la publication des journaux favorables aux « socialistes ». Le Comité des vingt arrondissements est « décapité ». Parmi les insurgés certains sont en fuite et d’autres sont en prison comme Delescluze. Il reste une poignée de membre actifs, trop peu pour peser sur les événements. Ce sont les Gardes nationaux unifiés en une Fédération qui vont instaurer la Commune.

La Garde nationale : gilets jaunes et/ou sans-culottes

Outre les internationalises et le peuple parisien, l’autre grand acteur de la Commune est sans conteste la Garde nationale. En sommeil sous le second Empire, la Garde nationale est mobilisée après la défaite de Sedan pour poursuivre la guerre contre la Prusse. A Paris, la Garde nationale compte près de 200 bataillons. Durant le mois de septembre 1870, le Gouvernement provisoire fait procéder à l’élection des officiers et des chefs de bataillons dans la Garde nationale parisienne. Pour les blanquistes comme pour les internationalistes c’est l’opportunité de prendre le contrôle des bataillons dans les arrondissements populaires de Paris. Plusieurs se font élire chef de bataillon de la Garde nationale. C’est le cas notamment de Vallès, de Longuet, de Varlin, de Ranvier, de Blanqui, de Flourens, Cournet, etc. Si la Garde nationale est dans son ensemble républicaine, elle n’est pas dans sa majorité acquise aux idées de la Commune. Durant les émeutes d’octobre 70 et janvier 71, seuls quelques bataillons participent aux émeutes. Il faut attendre le mois de février 1871 pour que le rapport de force au sein des bataillons évolue et s’inverse devant l’hostilité croissante de la Province à l’égard de Paris, et un contexte politique défavorable à la Capitale.

Le 26 janvier 1871, l’armistice entre la Prusse et la France est signée par Jules Favre. Aux termes de cet accord, les troupes de l’armée française sont désarmées à l’exception de la Garde parisienne. Pour régulariser le traité de paix, le Gouvernement provisoire s’engage à faire élire une nouvelle assemblée législative. La date des élections est fixée au 8 février 1871 ce qui ne laisse aucune place au débat électoral qui se réduit à une lutte entre ceux qui souhaitent poursuivre la guerre – les républicains socialistes et radicaux – et ceux qui veulent la paix – les républicains modérés et les royalistes. A Paris, l’AIT, en liaison avec le Comité des vingt arrondissements, présente sa propre liste.

Les élections législatives du 8 février 1871 donnent une large majorité aux royalistes. Les départements ruraux ont voté très largement en faveur de la paix car ils sont les premières victimes de la guerre et de ses conséquences économiques. Paris étant occupé, l’Assemblée législative se réunit à Bordeaux. Adolphe Thiers devient chef du gouvernement.  Il est chargé de négocier un traité de paix qui sera ratifié par le Parlement. Dans cette Assemblée, les socialistes républicains et révolutionnaires sont minoritaires (6 %). Élus essentiellement à Paris, ils accréditent aux yeux de la Province que la Capitale est une ville factieuse. Très vite, les élus de l’AIT – comme Pyat, Malon, Gambon, Cournet – démissionnent de leurs mandats pour s’opposer à la ratification du traité de paix. Ils sont bientôt rejoints par des républicains comme Victor Hugo, Louis Blanc, Charles Delescluze ou Henri Rochefort. Seul Tolain qui est élu conserve son mandat de député.

Entre l’Assemblée rurale et Paris, les premières tensions apparaissent très vite. L’hostilité grandissante de la Province vis-à-vis de la Capitale est relayée par une presse conservatrice acquise à sa cause. On accuse entre autres choses la Garde nationale d’avoir fui devant les troupes prussiennes. C’est le catalyseur qui manquait pour unir les bataillons de la Garde parisienne. Le 15 février 1871, les Gardes nationaux officialisent leur union en une Fédération. Ils procèdent très rapidement à la mise en place d’un Comité central. C’est ce Comité central de la Garde nationale qui va gérer Paris du mois de mars 1871 à la mise en place de la Commune. Il ne comporte à ses débuts aucun militant de l’internationale[10]. Ceux-ci sont en prison ou en fuite comme Vallès. De retour à Paris, Vallès prend contact avec ce Comité et il est totalement désappointé : « Je n’en connais aucun. On me dit leurs noms. Je ne les ai pas encore entendus. Ce sont les délégués de bataillons, populaires seulement dans leur quartier » (L’Insurgé, p.249). Ce sont ces inconnus qui feront de la Commune une réalité.

Durant le mois de mars 1871, les mesures prises par le Gouvernement « provisoire » et l’Assemblée précipitent définitivement la Garde parisienne vers l’insurrection. Certaines de ces mesures sont totalement symboliques. Il en va ainsi du projet de « décapitalisation » qui transfert l’Assemblée nationale et le siège du Gouvernement de Paris à Versailles. D’autres visent à affaiblir l’Internationale et ses alliés. Ainsi Blanqui et Flourens sont condamnées à mort par contumace et Blanqui est arrêté le 17 mars. Il ne participera pas à la Commune à qui il manquera un vrai leader. D’autres mesures sont d’ordre économique et frappent les classes populaires et les classes moyennes qui forment le substrat social de la Garde nationale. Le moratoire sur les loyers et les effets de commerce décidés durant la période de la guerre est annulée par l’Assemblée ainsi que la solde versée aux gardes nationaux.

Mais parmi toutes les mesures prises, celle qui sera décisive est d’ordre militaire. Le 18 mars 1871, au petit matin, sur l’ordre de Thiers, l’armée tente d’enlever les batteries de canon que détient la garde nationale et qu’elle a positionnées sur les hauteurs de Paris à Montmartre et à Belleville. Ce sera la mesure de trop. [11] Au réveil, la foule des Parisiens et des gardes nationaux se pressent vers la butte de Montmartre où l’armée s’affaire. Le général Lecomte et ses hommes sont bientôt cernés. Le général demande à ses hommes de tirer sur la foule mais ceux-ci mettent l’arme aux pieds. Le général Lecomte est fait prisonnier ainsi que Clément-Thomas ancien commandant en chef de la Garde nationale qui avait mené ses hommes au massacre le 20 janvier 1871. Ils sont fusillés tous les deux dans la soirée rue des Rosiers. En fin de journée, la ville de Paris est aux mains des gardes nationaux et le Comité central de la Garde nationale occupe l’Hôtel de Ville.

Le 19 mars au matin, le Gouvernement de Thiers a fui vers Versailles et les maires des municipalités parisiennes sont repliés à la Bourse. Le Comité central de la Garde nationale est réuni à l’Hôtel de Ville. Craignant les réactions des « monarchistes », il leur faut prendre des décisions rapidement. Certaines voix s’élèvent parmi les gardes nationaux pour marcher contre Versailles et prendre le Pouvoir. Mais, les membres du Comité central estiment n’avoir aucun mandat électif pour le faire. Pour Marx qui commente à chaud les événements depuis Londres, le Comité central de la Garde nationale commet une erreur historique en ne marchant pas sur Versailles.

Les élus du Comité central de la Garde nationale ont en fait une morale politique héritée des sans-culottes qui circonscrit l’action et sa légitimité au mandat reçu par les électeurs. Assurer la sécurité à Paris et défendre la République contre la réaction monarchiste est le seul mandat impératif dont pense disposer le Comité. L’instauration d’une République sociale est d’un autre ordre et ce sera aux parisiens d’en décider. Cette morale se retrouve également au sein des bataillons qui attendent que leur chef n’outrepasse pas son mandat en privilégiant le combat politique au détriment de la défense des citoyens. Varlin devra démissionner de son poste de chef de bataillon pour n’avoir pas su faire la différence entre son engagement politique et son engagement citoyen. Dans une longue missive, il explique son geste : « Je ne suis pas homme à agir en aucune circonstance contre mes principes ; et, d’autre part je n’admets pas qu’un citoyen, quelque grade qu’il ait, puisse conduire d’autres citoyens contre leur gré. Je ne pouvais donc accepter d’être chef de bataillon qu’à la condition de me trouver en parfaite harmonie avec les citoyens dont il était composé…Si j’avais pu croire qu’il en fût autrement, je n’aurai pas accepté le mandat. » (Varlin, Aux citoyens du 193e bataillon, 28 vendémiaires an 70).

Ne voulant pas sortir de son rôle, le Comité de la Garde nationale appelle à des élections afin de mettre en place une Commune à Paris et donner ainsi une légitimité « locale » à la « révolution sociale ». La légitimité n’est pas pour autant la légalité. Le pouvoir légal est encore détenu par les maires des différents arrondissements de Paris nommés en novembre 1870 et mis en place par le Gouvernement provisoire. Des discussions s’engagent avec les maires et les députés élus à Paris pour obtenir qu’ils ratifient l’appel à l’élection. Un accord est enfin trouvé avec une poignée d’élus et l’on convoque les élections au 26 mars. Pour s’assurer de la légitimité de la future Municipalité, le Comité central fixe au huitième des électeurs inscrits le nombre de voix à obtenir pour que l’élection soit validée.

Durant toute cette période, le Comité de la Garde nationale doit gérer et réorganiser les administrations et services publics reliés aux différents ministères et dont les employés ont fui. Il lui faut également payer la solde des gardes nationaux. Deux délégués du Comité se rendent à la Banque de France où ils obtiennent un crédit d’un million contre un reçu. Le Comité central durant toute cette période doit également faire face à des émeutes fomentées par les partisans de Versailles et des bataillons réactionnaires de la garde nationale. Mais le rapport de force est largement en faveur du Comité central qui peut procéder dans le calme aux élections du 26 mars. Une fois les nouveaux élus à leur poste, il est convenu que ce Comité disparaîtra. Il n’en fera rien et restera en place.

La défaite du prolétariat

« La liste de la Commune est sortie en vingt morceaux, de vingt quartiers de Paris. Je suis un des trois élus de Grenelle (…) Mais cette nomination-là, tu entends bien, c’est la condamnation à mort » (Vallès, l’Insurgé, p.269).

 A la sortie des urnes, sur les 92 postes de conseillers à pouvoir, seuls 83 l’étaient. Élu, Blanqui ne pourra exercer son mandat et restera en prison. Parmi les élus, les ouvriers membres de l’AIT sont minoritaires et n’occupent que 18 postes. De fait, la plupart des nouveaux conseillers sont des républicains « socialistes » souvent jacobins, plus rarement blanquistes. Plutôt jeunes, ils appartiennent à la petite bourgeoisie et sont, selon Lissagaray, des « innocents de la politique »[12]. Les républicains modérés et les radicaux comptent une vingtaine d’élus. Leur présence donne une once de légitimité à la Commune. De plus, ils sont un lien indispensable avec les élus de l’extérieur et la bourgeoisie radicale. Leur démission au cours du mois d’avril 1871 fragilisera définitivement la Commune au niveau politique.

Le 28 mars 1871, la Commune s’installe à l’Hôtel de Ville de Paris et s’achèvera deux mois après – le 21 mai – durant la « semaine sanglante ».  Dans son ouvrage – L’Insurgé – Vallès ne consacre qu’une vingtaine de pages cette période qui court du 28 mars au 21 mai. Il s’emploie à y montrer les signes précurseurs d’une fin programmée de la Commune.

C’est d’abord l’inorganisation qui prédomine à la sortie des urnes : « Où siège la Commune s’il vous plaît ? Je demande cela à tous les échos de l’Hôtel de Ville. Je traverse des salles vides, des salles pleines sans qu’on puisse me renseigner » (Vallès, L’Insurgé, p.270). Lors de la première séance seuls deux tiers des élus sont présents.

La Commune tentera de s’organiser plusieurs fois. Fin mars 1871, Elle met en place un système de commissions – guerre, finance, sûreté générale, enseignement, subsistances, justice, travail, relations extérieures, services publics – qui doivent élaborer des programmes. Ces commissions sont chapeautées par une commission exécutive composée de sept membres Mais ces commissions seront plusieurs fois remaniées accueillant à chaque fois de nouveaux membres. Les premières mesures prises par la commission exécutive sont des mesures d’urgence. Elles concernent les loyers (remise des loyers pour la période de guerre), les échéances non payées (arrêt des poursuites et délais supplémentaires), les objets déposés au mont de piété. La séparation de l’Église et de l’État est décrétée dès le 2 avril 1871. Hormis ces mesures, peu de réformes furent menées à bien. En ce qui concerne le Travail, la Commune abolit les retenues sur salaires et le travail de nuit. Au niveau de l’Éducation, deux commissions virent le jour : l’une pour l’enseignement primaire et professionnel, et l’autre pour les femmes. Un établissement professionnel à destination des garçons et un autre à destination des filles seront ouverts.

Faute d’un ordre du jour précis, mais aussi d’une constance parmi les membres, les séances en commission tournent aux confrontations et ne conduisent le plus souvent à aucune mesure concrète. « Que s’est-il passé encore ce jour-là ? Rien. » (Vallès, L’Insurgé, p.272).

Dans L’Insurgé, Vallès s’indigne de l’absentéisme de ces camarades et s’insurge contre la vacuité de ces séances bavardes, souhaitant des commissions plus constructives : « Il faudra des faits, non des phrases ! – la meule de l’éloquence qui écrase du grain et non le moulin que le vent des grands mots fait tourner !» (p.271).

Mais, c’est surtout le rapport de force au sein même de la Commune qui fait craindre à Vallès le pire : « j’ai vu clair que nous serions dévorés par les jacobins ». Parmi les élus de la Commune, certains commencent en effet à protester et à demander une organisation plus efficace. Ce sont les républicains attachés à une vision jacobine. Majoritaires parmi les élus, ils ne comprennent absolument pas cette génération anti-autoritaire et fédéraliste issue de l’Internationale. Parlant de Delescluze, leur chef de file, Vallès écrit « Il est dérouté dans ce milieu de blousiers[13] et de réfractaires. Sa République, à lui, avait ses routes toutes tracées, ses bornes militaires et ses poteaux, sa cadence de combat, ses haltes réglées de martyre. On a changé tout cela. Il s’y perd et rôde, sans autorité et sans prestige, dans ce monde qui n’a encore ni programme ni plan – et qui ne veut pas de chef. » (Vallès, L’Insurgé, p.272).

Divisée à l’intérieur, la Commune l’est aussi à l’extérieur. Pour lutter contre les manœuvres militaires de Thiers et des Versaillais, elle dispose des bataillons de la Garde nationale. Mais son Comité central qui devait disparaître après les élections est resté en place. La coordination entre les responsables militaires au sein de la Commune et le Comité central sera, durant toute la guerre civile, un sujet de tensions et conduira à des conflits qui nuiront à la conduite des opérations sur le terrain. Incompétents ou pas soutenus, les chefs militaires de la Commune accumulent les insuccès. Sur le plan politique, le Comité central de la Garde nationale prend peu à peu ses distances avec la Commune et ses divisions idéologiques pas toujours comprises. La démission des maires et des conseillers modérés au mois d’avril et leur remplacement par des élus socialistes dans des conditions qui ne sont pas toujours conformes à la loi électorale du huitième accentue le fossé entre ces deux piliers de la révolution. Le Comité central à une volonté claire, celle de battre les « Versaillais » qui sont perçus comme des « agresseurs » et comme des « royalistes » hostiles à la République. Cette volonté tranche avec les hésitations de la Commune sur l’ordre des priorités, « réformer » ou se « battre ». Marx ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit à Kugelmann le 12 avril 1871 que le « Comité central se démit trop tôt de ses fonctions pour faire place à la Commune ». (Marx, La Guerre civile en France).

A la fin d’avril 1871, la majorité jacobine demande un vote sur la création d’un Comité de salut public qui aura un pouvoir exécutif étendu. Le 1er mai, une majorité de 43 votants ratifie sa création. Le Comité prend ses fonctions, il est composé de cinq élus. La Commune se scinde désormais en deux groupes : les majoritaires composés de néo-jacobins et blanquistes et les minoritaires où figurent la plupart des internationalistes qui voient dans ce Comité de salut public une forme de dictature. Dans une déclaration publique, la minorité explique son opposition au Comité : « Nous voulons, comme la majorité, l’accomplissement des rénovations politiques et sociales mais contrairement à sa pensée, nous revendiquons, au nom des suffrages que nous représentons, le droit de répondre seuls de nos actes devant nos électeurs, sans nous abriter derrière une suprême dictature que notre mandat ne nous permet ni d’accepter ni de reconnaître. » (Déclaration de la Minorité).

A la mi-mai, les minoritaires choisissent de ne plus participer à la Commune et se retirent dans leur mairie d’arrondissement. Le Comité de salut public, faute d’un vrai leader, se montre aussi inefficace dans la conduite de la guerre que la Commission exécutive l’avait été. Les Versaillais sont aux portes de Paris et rien ne semble pouvoir arrêter leur progression. Face à cette situation, le Comité central de la Garde nationale propose une suspension des combats, une dissolution de l’Assemblée nationale et de la Commune, et les élections d’une Constituante. Cette tentative de conciliation vient trop tard et chacun se prépare à l’assaut final. Les minoritaires sortent de leur mairie pour rejoindre les majoritaires et tenir les barricades sous le feu des Versaillais. Beaucoup seront tués ou fusillés.

Conclusion : se réapproprier la République

On a trop souvent exagéré les dissensions qui existaient entre les différents membres de la Commune en oubliant qu’ils partageaient le même rêve, celui d’instituer une République sociale qui donne les mêmes droits aux travailleurs que ceux octroyés à la bourgeoisie par la République issue de la Révolution : la Marianne. Trop de commentateurs se sont empressés également de décerner des étiquettes politiques à tel ou tel acteur de la Commune et de les enfermer ainsi dans des carcans doctrinaux. Si les personnalités qui ont animé la Commune appartenaient à des courants idéologiques différents, le contexte historique et la pression populaire ont favorisé une sorte de « convergence des luttes ». Tous ces acteurs se sont retrouvés unis pour défendre Paris contre l’offensive prussienne et pour tenter d’édifier une société plus juste et moins répressive en profitant du vide laissé par la disparition de l’Empire. « Le plus merveilleux, note Engels, c’est la quantité de choses justes qui furent tout de même faites par cette Commune composée de blanquistes et de proudhoniens »[14].

La Commune est une révolution essentiellement politique. Au niveau économique, le bilan de la Commune est assez maigre. Un décret est pris par la commission du Travail pour octroyer les ateliers abandonnés par les entrepreneurs à des coopératives ouvrières de production.  S’il y a bien ici une forme d’expropriation des « capitalistes », elle reste cependant limitée. On est loin en effet du programme « communaliste » de 1869 qui envisageait de transformer un certain nombre de secteurs stratégiques de l’industrie et du transport en services publics régentés par les municipalités. Si l’on doit juger la Commune, il faut donc le faire d’un point de vue politique. C’est ce que fait Marx depuis Londres. Pour lui, il ne fait aucun doute que cette institution politique qu’est la “Commune” est la « forme positive de la République sociale ». Elle est de fait l’antithèse de tous les États centralisés qui dominent l’Europe.

Pour comprendre l’admiration que suscite la Commune aux yeux de Marx, il faut se souvenir que la philosophie marxiste est d’abord une philosophie de la réappropriation et de la démystification. L’État et la démocratie sont comme la Religion des illusions fondées sur l’oubli de ce qui les produit c’est-à-dire les hommes vivant en société. Ce sont des illusions tenaces car elles semblent toujours promettre un monde meilleur.  Elles créent un phénomène d’addiction d’où cette expression « l’opium du peuple ». Dans le 18 Brumaire, Marx décrit l’État comme un « effroyable corps parasite » qui s’élève au-dessus de la société et se nourrit des ambitions démesurées des partis qui s’y succèdent, créant une machine de plus en plus complexe ayant sa propre dynamique et ses propres lois. L’appareil étatique est tellement routinisé qu’il n’est nul besoin que les hommes d’État soient des figures charismatiques – même s’ils apparaissent comme tels aux yeux du peuple –, de simples « aventuriers » font très bien l’affaire à l’image de Napoléon III « un chevalier d’industrie accouru de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre ». De plus, parce qu’il a le monopole de la « violence légitime », l’État est propre à servir les classes qui dominent la société civile. La tâche de toute révolution est donc de détruire cet appareil « plutôt que de le faire fonctionner pour son propre compte » et d’y ajouter des perfectionnements supplémentaires[15].

La Commune a mis fin également au régime parlementaire en se présentant à la fois comme « un corps agissant, exécutant et législatif »[16]. La démocratie représentative qui a succédé à la monarchie est pour Marx un phénomène illusoire. Elle crée un lien pervers entre le citoyen électeur et sa créature élue. Elle suscite une forme d’idolâtrie et de fétichisme social : « les fétiches politiques sont des gens, des choses, des êtres qui semblent ne devoir qu’à eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée : les mandants adorent leur propre créature[17]». Ce fétichisme est amplifié par le système juridique français qui tend à universaliser les situations particulières. Ainsi, le législateur étend peu à peu son emprise sur des situations qui relèvent en premier lieu des accords collectifs ou des conventions individuelles. Le retraité de la SNCF devient le retraité universel c’est-à-dire un être sans passé, une créature sans identité sociale ou culturelle au même titre que le citoyen, l’élève, le chômeur, etc.  Il en va de même pour cette propension à vouloir étendre le concept d’égalité à des sphères non mesurables où règnent des formes de discrimination culturelles et des préjugés qu’il appartient plus à l’éducation de vaincre qu’à la loi de régler. Plus attaché à l’égalité dans les faits qu’à l’égalité de Droit, le terme d’égalité est assez peu présent dans les textes communalistes. Ils en restreignent l’utilisation à la sphère économique pour souligner le fossé qui sépare « réellement » le propriétaire des moyens de production et ceux qui ne possèdent leur force de travail.

En détruisant l’appareil d’État qui « semble planer bien haut au-dessus de la société » et en remettant l’homme de la société civile au centre de la vie politique, la Commune a fait œuvre d’émancipation. Le projet communaliste résulte moins d’une théorie que d’un ensemble de pratiques syndicales et associatives, celles d’hommes et de femmes qui ont créé des coopératives et qui les ont fédérées. C’est ainsi qu’il faut lire le manifeste de la Commune rédigée par Vallès, Lefrançais, Denis, Dupas et Roullier. Tout d’abord, le Manifeste rappelle l’attachement des communalistes aux valeurs centrales de la République que sont les libertés individuelles et collectives. La municipalité devient un lieu de la démocratie directe où les partis disparaissent au profit des hommes de la société civile élus à quelque niveau que ce soit : administration, magistrature, etc. Ces hommes sont liés par un mandat impératif. Ils mettent en forme et exécutent les décisions qui remontent de différentes commissions, quartiers, entreprise, écoles, etc. La police et l’armée forment un corps autonome au sein de la municipalité avec leurs propres élus. La Commune lève les impôts et gère les services publics en toute autonomie. Elle peut et doit se fédérer avec d’autres municipalités pour former des ensembles économiques cohérents. Ces associations prennent en compte la communauté des souvenirs et les affinités « ethniques », de langage, de situation géographique, d’intérêt.

Pour Lefrançais, l’un des rédacteurs du Manifeste, l’échec de la Commune ne peut s’expliquer uniquement  par les contradictions en son sein car tous les mouvements sociaux en connaissent, ni  même par les contradictions extérieures, elle tient au projet lui-même «le danger le plus proche et le plus probable, celui que nous redoutions le plus, c’est l’exagération même de ses propres forces (…) La Révolution du 18 mars, en effet, n’apportait pas avec elle de simples modifications dans le rouage administratif et politique du pays. Elle n’avait pas seulement pour but de décentraliser le pouvoir. Sous peine de mentir à ses premières affirmations, elle avait pour mission de faire disparaître le Pouvoir lui-même, de restituer à chaque membre du corps social sa souveraineté effective, en substituant le droit d’initiative directe des intéressés, ou gouvernés, à 1’action délétère, corruptrice et désormais impuissante du gouvernement, qu’elle devait réduire au rôle de simple agence administrative. C’était donc toute une politique nouvelle que la Commune avait à inaugurer »[18].

Lefrançais met ici le doigt sur une dimension importante que doit affronter chaque révolution et qu’Althusser nomme les survivances[19]. Dans une société vassalisée, où les individus, les groupes sociaux, les communautés ont pris l’habitude de tout attendre d’un État providence et d’hommes providentiels, se réapproprier sa propre destinée pour l’organiser semble dans l’immédiat à proprement parler au-dessus de nos forces.

Pour réussir une révolution, il ne suffit pas de transformer la base économique de nos sociétés, il faut aussi transformer les mentalités et le rapport au politique. C’est une question fondamentale pour tous ceux et celles qui veulent renverser l’ordre établi et que Marx formule dans sa « Critique du programme de Gotha ». Il y apporte une réponse sans ambages « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.»[20] On le sait, les expériences du maoïsme et du stalinisme ont montré les limites de cette forme de transition autoritaire qui n’éteint pas le rapport addictif à l’État mais bien au contraire le renforce. Si les communalistes ont pris conscience assez tôt du problème, ils ont laissé la question ouverte pour se concentrer sur la construction de leur projet. Inventer la forme de transition qui permettra de réenchanter le politique, telle est notre tâche aujourd’hui .



[1] Karl Marx, La guerre civile en France 1871, 1975, Éditions sociales, Paris, p.67

[2] Jules Vallès, L’insurgé, Librairie Générale Française, 1986. Nous avons suivi dans ce texte la trame du roman de Vallès qui parle au nom de la minorité de la Commune. Pour ne pas alourdir les notes de bas de page, nous avons mis entre parenthèses les pages dont sont extraites les différentes citations.

[3] A l’été 1869, l’AIT déménage rue de la Corderie.

[4] Entre 1868 et 1870, les membres de l’AIT sont plusieurs fois emprisonnés. Vallès a été condamné à deux mois de prison pour des articles contre la police de l’Empire.

[5] Ici Vallès désigne les républicains « intégristes ».

[6] Millière cité par Lissagaray, La Commune de 1871, Paris, Petite collection Maspero, p.112

[7]Les membres de l’AIT ayant été plusieurs fois poursuivis par la justice, Varlin organisa une fédération des corporations ouvrières qui permettait une adhésion collective à l’AIT plutôt qu’une adhésion individuelle.

[8]Ceux qui soutiennent le Gouvernement provisoire l’emportent par 322 900 voix contre 63 000 opposants.

[9]Cette affiche était en fait « rose » comme la première.

[10] Au fil du temps, ce Comité va s’élargir et intégrer certains membres de l’Internationale – comme Varlin, Pindy ou Ranvier.  –  soit comme élus soit comme observateurs, mais ils resteront largement minoritaires au sein de cette institution qui compte 60 élus et 20 chefs de bataillon.

[11] « Thiers, en voulant reprendre les canons de Belleville, a été fin là où il fallait être profond. Il a jeté l’étincelle sur la poudrière. Thiers, c’est l’étourderie préméditée » Victor Hugo, Choses vues, 1870-1885, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p.159.

[12] Lissagaray, op.cit., p.159.

[13]Ouvriers portant la blouse.

[14]Karl Marx,op. cit., p.23.

[15] Voir Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1969, éditions sociales, Paris, p.120 et suiv.

[16] Karl Marx, La guerre civile en France, p.63.

[17] Pierre Bourdieu, La délégation et le fétichisme politique, Actes de la recherche en sciences sociales, p.49

[18] Gustave Lefrançais, op.cit., conclusion p.367.

[19] Louis Althusser, Pour Marx, 1965, François Maspero, Paris, p.114

[20] Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions sociales, 1972, p.44.


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