L’Etat capitaliste,
marasme économique, crise du capital, et revanche de la propriété étatique
La dynamique contemporaine du capitalisme mondialisé nous emmène dans des directions étonnantes. Qui aurait pu prédire qu’après quarante ans de néolibéralisme forcené, la propriété étatique ferait un retour fracassant sur la scène de l’économie mondiale et retrouverait une place centrale dans l’accumulation du capital ? C’est pourtant bien ce qu’il se passe.
Aux États Unis de Donald Trump, pourtant peu reconnus pour leur amour de la propriété étatique ou pour leur tendance à la socialisation des activités productives, le Pentagone vient de prendre une participation de 400 millions de dollars (l’équivalent de 15 % des parts) dans MP Materials, le plus grand producteur américain de terres rares, et a conclu un accord pour acheter sa production pendant 10 ans au double du prix actuel du marché.[i] Au moment où j’écris ces lignes, l’administration Trump a annoncé que le gouvernement fédéral allait acquérir une participation de 10 % dans Intel, l’un des géant américain des puces électroniques. Le Secrétaire au Commerce Étatsunien Howard Lutnick a également déclaré que le gouvernement pourrait prendre des participations dans des entreprises auxquelles les États-Unis apportent une « valeur fondamentale », comme Lockheed Martin, un fabricant américain leader de la défense et de l’aérospatiale.[ii]
De façon plus globale, du Brésil au Vietnam en passant par l’Indonésie, le Mexique, la France, l’Italie, la Corée, l’Allemagne, ou encore le Maroc, les États sont en train de réinventer leur rôle d’acteur de la politique industriel, d’investisseur, d’actionnaire, et de propriétaire direct de capital et d’actifs, avec pour conséquence un retour en force de la propriété étatique sous formes diverses : fonds souverains, entreprises d’État, fonds de capital-risque soutenus par l’État, banques et fonds de gestion publiques, ainsi qu’une pléthore d’autres structures de propriété hybride qui mêlent actionnaires privés et propriété étatique partielle. Résultat : la propriété étatique a pris une place centrale dans le capitalisme mondialisé.[iii] Elle se trouve au cœur de la l’accumulation du capital, dans la mesure où elle est étroitement intégrée dans les réseaux économiques mondiaux (chaînes de valeur, commerce transnational, système financier, réseaux de propriété d’entreprise).
Pour citer quelques chiffres : on estime qu’il existe 180 fonds souverains, soit près de sept fois plus qu’il y a une vingtaine d’années, dont les actifs s’élèvent à plus de 14 300 milliards de dollars en 2025.[iv] Selon le Fonds Monétaire International, les entreprises d’État représentent aujourd’hui 20 % des 2000 plus grandes entreprises du monde, soit deux fois plus qu’il y a vingt ans.[v] On compte plus de 900 banques publiques dans le monde, contrôlant plus de 49 000 milliards de dollars d’actifs.[vi]
Ces nouvelles structures hybrides État-capital sont des entreprises bien capitalisées et très sophistiquées, souvent déployées en soutien, en complément, ou en concurrence avec le capital privé. En cela, elles s’apparentent à un phénomène ancien, les compagnies à charte, dites « compagnies-États », qui ont joué le rôle d’avant-garde du capitalisme mondial et de l’impérialisme européen aux XVIIe et XVIIIe siècles.[vii]
Soulignons d’emblée que ce nouveau capitalisme d’État ne remet ni en cause le système de propriété privée, ni les rapports sociaux capitalistes dans leurs dynamiques d’ensemble, ni le rôle de la logique du profit dans l’allocation des ressources et de la richesse sociale. Il ne se pose pas non plus comme rempart contre la loi de la valeur, ou comme outil déployé par l’État pour discipliner les marchés ou pour contrôler le pouvoir des firmes capitalistes privées. Il s’agit bien ici de propriété étatique marchande, c’est-à-dire soumise à des objectifs de rentabilité et à des pratiques commerciales d’échange, de production et d’investissement, ce qui n’empêche pas d’ailleurs qu’elle puisse être aussi employée à visée (géo)politique. Le capital peut être détenu par l’État mais il reste soumis aux impératifs de l’auto-valorisation. L’État peut suspendre partiellement, ou temporairement, ces impératifs (par exemple, en acceptant un taux de profit inférieur à la moyenne régulant un secteur particulier, ou en institutionnalisant d’autres objectifs sociaux et politiques à côté de la maximisation du profit), mais s’il le fait sur le long terme, le risque est que le capital se dévalorise. Le capital d’État doit donc continuer à se valoriser pour ne pas être détruit, et avec lui, la richesse sociale qu’il représente. Le capital étatique est donc bien du capital en fonction, dont la valorisation est partie prenante de la dynamique de reproduction générale du capital.
Insistons aussi sur le fait que ce nouveau capitalisme d’État peut s’accompagner de formes d’austérité fiscale qui touchent particulièrement les travailleurs et classes populaires, dans la mesure où il peut être déployé en tandem avec des coupes budgétaires et réduction des services publics. Il peut aussi être observé en complément d’un processus continu de privatisation d’actifs publics (dans des secteurs tels que la santé, les retraites, l’éducation, les terres ou le logement). De même, il peut aller de pair avec des processus de libéralisation, de dérégulation, et d’érosion de la capacité de la puissance publique à discipliner le capital. En somme, ce nouveau capitalisme d’État est, dans l’ensemble, tout à fait compatible avec le néolibéralisme, compris comme un projet visant à la fois à transformer les rapports de classe et l’action de l’État en faveur du capital. Plutôt qu’une alternative au cadre néolibéral, on peut comprendre ce nouveau capitalisme d’État comme en étant une sorte de mutation : alors que de nouveaux variants du néolibéralisme émergent et se développent rapidement sous l’effet de crises, conflits, et contradictions, ceux-ci se caractérisent notamment par un renforcement de l’interventionnisme de l’État et une place plus grande pour sa propriété.[viii]
Nous faisons donc face à une configuration inédite du capitalisme, dont il faut analyser les causes structurelles, les manifestations concrètes, et les conséquences stratégiques. Comment en sommes-nous arriver là ?
Transformations du monde du travail comme base matérielle du capitalisme d’État
Le nouveau capitalisme d’État mondialisé doit être compris comme le produit du développement historique du capitalisme au cours des deux dernières décennies.[ix] Plus précisément, son essor est ancré dans les transformations matérielles de l’accumulation du capital à l’échelle planétaire, ou, en d’autres termes, dans l’évolution des formes d’exploitation du travail par le capital à travers la transformation de la production capitaliste. Pour comprendre les déterminants structurels du retour de l’interventionnisme et propriété étatiques, il nous faut donc d’abord faire un bref détour par le « laboratoire secret de la production. »[x]
Au tournant du XXIe siècle, l’industrie à grande échelle a été soumise à un processus accéléré d’automatisation, de robotisation, et de numérisation qui a permis une révolution technique du travail et de l’exploitation au niveau mondial. Ces transformations ont non seulement considérablement intensifié la subordination réelle du travail au capital, soumettant un prolétariat de plus en plus mondialisé à la loi coercitive de la valeur sur le marché mondial, elles ont aussi entraîné une polarisation croissante de la classe ouvrière. Schématiquement, on peut caractériser ce processus de fragmentation de la classe ouvrière de la façon suivante : alors que le travail intellectuel et scientifique appliqué au procès de production (comme l’ingénierie, la programmation, la conception industrielle et l’organisation des chaînes d’approvisionnement) s’est trouvé valorisé, on a assisté dans le même temps à une dégradation du travail manuel non-qualifié, et à une multiplication des « populations excédentaires relatives », c’est-à-dire excédentaires par rapport aux besoins du capital en main-d’œuvre salariée formelle. [xi]
À son tour, cette fragmentation de plus en plus poussée de la classe ouvrière mondiale en termes de coûts et d’attributs productifs du travail (ce que l’on appelle dans le jargon capitaliste, le coût unitaire de la main-d’œuvre et la productivité horaire du travail) a préparé le terrain pour deux transformations structurelles historiques, qui sont essentielles pour comprendre l’essor récent du capitalisme d’État : d’une part, la formation de chaînes de valeur mondiales de plus en plus complexes, entraînant une refonte géographique radicale de l’économie mondiale ; d’autre part, une accélération des tendances à la stagnation économique, à la surcapacité industrielle, et à la suraccumulation du capital. Ma thèse est simple : le capitalisme d’État contemporain doit être compris comme un processus d’auto-transformation des États capitalistes qui, depuis le début du millénaire, ont joué un rôle central de médiateur politique de ces deux transformations historiques. En effet, ces dernières ont nécessité un fort engagement de l’État, ce qui l’a poussé à réinventer son rôle d’investisseur, d’actionnaire, d’acteur de la politique industrielle, et de propriétaire direct de capital et d’actifs. En d’autres termes, l’arc historique qui se dessine aujourd’hui dans l’essor de l’interventionnisme et de la propriété étatiques doit être compris comme la forme politique de ces transformations déterminées de l’accumulation du capital à l’échelle planétaire. Commençons par la première de ces transformations.
Refonte géographique du capitalisme et impulsion du capitalisme étatique
La révolution technique du travail et la fragmentation de la classe ouvrière (mentionnées précédemment) ont permis aux grandes firmes capitalistes de réorganiser leur opérations et chaînes de valeurs, de manière à maximiser l’exploitation au niveau mondial. Ceci a précipité la formation d’une nouvelle division internationale du travail, et de nouvelles géographies d’extraction, production, et consommation. Pour simplifier, les pays d’Asie de l’Est ayant connu une industrialisation tardive (Corée du Sud, Taïwan, Singapour, puis Chine) ont gravi les échelons de la chaîne de valeur pour se rapprocher des secteurs à la pointe de la technologie et de la productivité (comme les semi-conducteurs, biotechnologies, 5G, télécommunications, intelligence artificielle, robotique avancée, matériaux avancés, et technologies vertes). Ceci s’est accompagné d’une délocalisation des activités manufacturières moins complexes et à forte intensité de main-d’œuvre d’abord vers la Chine puis vers l’Asie du Sud-Est (Vietnam, Thaïlande, Indonésie et Philippines) ainsi que vers de nouvelles frontières manufacturières très localisées, comme au Cambodge, au Bangladesh, au nord du Mexique, et dans quelques régions d’Europe centrale et orientale et d’Afrique du Nord.
Les processus d’industrialisation, d’urbanisation, et de prolétarisation de masse en Asie de l’Est et du Sud-Est ont alimenté un appétit gigantesque pour des matières premières, entrainant une flambée des prix des denrées alimentaires de base, des produits miniers, et des produits énergétiques qui a duré du début des années 2000 au milieu des années 2010. Ceci a profité aux économies riches en ressources naturelles situées en Amérique latine, en Afrique, en Asie centrale, et au Moyen Orient, dont les revenus d’exportation ont explosé. En revanche, le revers de la médaille de ce boom des matières premières est que bon nombre de ces pays ont connu un processus de « désindustrialisation prématurée », d’autant plus que la concurrence accrue des produits manufacturés en provenance de Chine et d’Asie du Sud-Est a contribué à décimer les industries manufacturières locales.[xii]
Enfin, dans les économies capitalistes avancées, le développement de cette nouvelle division internationale du travail s’est traduit par une désindustrialisation accélérée et par la croissance du secteur tertiaire avancé, renforçant les inégalités territoriales entre, d’une part, les « rust belts » et autres régions en déclin industriel, et, d’autre part, les régions plus dynamiques où se concentrent les activités de pointe à forte valeur ajoutée, telles que les services aux entreprises à forte intensité de connaissances (services financiers, juridiques, comptables, de conseil en gestion et de marketing), ainsi que les secteurs industriels à la pointe de la haute technologie (tels que la fabrication d’équipements électriques de pointe, l’aérospatiale, les nanotechnologies, les services numériques, le développement de logiciels, « big data », internet des objets, la robotique intelligente, la science des matériaux, ou les énergies vertes) et bien intégrés aux réseaux financiers mondiaux.
Cette refonte géographique de l’économie mondiale est au cœur de l’émergence du capitalisme d’État pour plusieurs raisons. Premièrement, dans les pays riches comme ceux du Sud, les États ont directement participé à l’émergence de ces nouvelles géographies économiques, puisqu’ils ont été appelés à investir, souvent par l’intermédiaire de leurs entreprises publiques, fonds souverains, et banques de développement, dans les infrastructures et systèmes de connectivité logistique nécessaires à la circulation transnationale des marchandises, matières premières, du capital, de l’information, des technologies, et de l’expertise. Les États ont placé ces investissements et infrastructures au cœur de leurs politiques d’aménagement du territoire, dans le but de s’insérer dans le marché mondial et la nouvelle division internationale du travail. Cette dernière a considérablement accentué au cours des vingt dernières années ce que les économistes « mainstream » appellent les déséquilibres mondiaux, et qui désignent une répartition très inégale à l’échelle planétaire des déficits et excédents courants.
C’est la deuxième raison pour laquelle la refonte géographique de l’économie mondiale a impulsé un nouveau capitalisme d’État. En effet, l’accentuation de ces déséquilibres a fourni la base matérielle d’une expansion sans précédent de la propriété étatique. L’accumulation d’énormes excédents (provenant des recettes d’exportation et de la constitution de réserves de change) dans les économies manufacturières d’Asie de l’Est et du Sud-Est et dans de nombreuses économies en développement en Amérique latine et en Afrique, a favorisé la multiplication des fonds souverains et l’expansion spectaculaire des actifs qu’ils contrôlent à l’échelle mondiale. En effet, les États d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique ont créé de nouveaux fonds souverains afin d’absorber et de recycler ces énormes excédents. Depuis le début des années 2000, les fonds souverains ont étendu leurs activités d’investissement dans leurs pays et à l’étranger, parfois en partenariat avec des entreprises publiques. Certains de ces fonds investissent leurs ressources selon une stratégie conventionnelle de diversification du portefeuille, dans un éventail large de classes d’actifs allant de l’immobilier et des biens fonciers à la finance et à l’assurance, en passant par le commerce, les médias, la santé, et l’industrie manufacturière. D’autres fonds souverains, souvent appelés fonds d’investissement stratégiques, ont été plus directement mobilisés pour investir dans des projets industriels ou d’infrastructure jugés stratégiques.
Troisièmement, les gouvernements des pays du Nord comme du Sud ont développé de nouvelles politiques industrielles et sectorielles dont l’objectif est de soutenir les secteurs stratégiques, d’améliorer la compétitivité des entreprises et de les aider à se positionner favorablement dans les chaines de valeur mondiales. Ces nouvelles politiques industrielles, nettement plus ambitieuses que celles qui prévalaient dans les années 1990, vont des politiques de promotion des champions nationaux, aux aides publiques, crédits d’impôts, assurances et garanties d’État, en passant par les lignes de crédit subventionnées et la prise de participation au capital, par le biais de fonds d’investissement étatiques, de banques publiques et d’autres institutions financières de développement. Celles-ci ont été redéployées pour répondre aux besoins de la politique industrielle, du développement des infrastructures et de l’internationalisation des champions nationaux.
Enfin, la refonte géographique du capitalisme a donnée naissance à une nouvelle forme de multipolarité dans l’ordre géoéconomique international. L’intégration des pays du Sud dans des chaînes de valeur et dans la nouvelle division internationale du travail a considérablement profité aux firmes capitalistes transnationales dominées par l’Occident, mais a également conduit à une certaine concentration de pouvoir et de richesse entre les mains de nouvelles classes capitalistes dans des régions telles que l’Asie de l’Est, l’Inde, les États du Golfe, l’Asie du Sud-Est, et l’Amérique latine. Cela s’est notamment traduit par une affirmation croissante des « puissances émergentes » en tant qu’acteurs géopolitiques de premier plan sur la scène internationale, mais aussi par une influence croissante des sociétés transnationales, des entreprises publiques et des fonds souverains de ces pays. Ces derniers sont en effet devenus de plus en plus actifs à l’échelle mondiale et intégrés dans les réseaux transnationaux de finance, de commerce et de propriété d’entreprises. Ces nouveaux acteurs capitalistes ont aussi parfois gagné des parts de marché au détriment des entreprises occidentales, ce qui a généré des tensions géoéconomiques majeures, en particulier avec la Chine, et renforcé la concurrence entre les États dans les champs du commerce, de l’investissement, de l’industrie de pointe, de la technologie avancée, des infrastructures et des ressources stratégiques — comme les minerais et métaux critiques, en particulier dans un contexte de ralentissement économique généralisé. Ceci nous amène à la deuxième transformation historique fondamentale dans laquelle est enraciné le nouveau capitalisme d’État.
Spirale descendante de l’économie, spirale ascendante de l’État
En effet, un phénomène de ralentissement économique généralisé s’est manifesté de façon de plus en plus prononcée à partir des années 2010 sous la forme de taux de croissance médiocres, de faibles investissements, un excès d’épargne, et un contexte concurrentiel de plus en plus acharné pour les entreprises capitalistes dans un grand nombre de secteurs économiques. Ce phénomène affectant l’accumulation du capital dans son ensemble, il doit être compris comme mondial (bien qu’inégal dans ses manifestations, comme en témoignent les taux d’accumulation différentiels entre les espaces de l’économie capitaliste mondiale dits « avancés » et « émergents »). À l’instar des historiens et théoriciens marxistes Robert Brenner, Giovanni Arrighi, Simon Clarke et plus récemment Aaron Benanav, il convient de situer les sources de ce marasme économique dans le « long ralentissement » (en anglais « the long downturn »), c’est-à-dire la crise capitaliste généralisée de surproduction qui a débuté dans les années 1970.[xiii] Bien que l’offensive néolibérale des années 1980 et 1990, la refonte géographique du capitalisme précédemment décrite, et l’intégration de vastes réservoirs de main-d’œuvre dans le capitalisme mondial aient constitué à court terme de puissantes contre-tendances à la suraccumulation du capital, elles ont néanmoins fini par aggraver radicalement la surproduction mondiale et la surcapacité industrielle dans un large éventail de secteurs.
En effet, s’il est rationnel, du point de vue des entreprises capitalistes individuelles, d’investir dans la technologie et le capital fixe afin d’augmenter la productivité du travail et de capturer une plus-value relative sous la forme de taux de profit supérieurs à la moyenne, dans l’ensemble, cette concurrence accrue élève les normes de productivité en vigueur dans un secteur particulier et réduit le temps de travail socialement nécessaire. Le travail vivant étant la source de la valeur capitaliste, il en résulte donc un écart croissant entre les volumes de marchandises produites et la valeur incorporée dans ces marchandises, et donc une baisse de rentabilité.[xiv] Les entreprises peuvent compenser cette baisse en produisant davantage de marchandises, mais cela ne fait qu’exacerber les tendances à la surproduction, à la surcapacité industrielle et à l’intensification de la concurrence entre les capitaux industriels à mesure que les marchés mondiaux atteignent leur saturation. Il en résulte un ralentissement du rythme des investissements, une faible croissance de la production manufacturière et de faibles gains de productivité du travail.
Ainsi, la révolution technique du travail et la formation de nouvelles géographies planétaires d’extraction, de production et de consommation au cours des vingt dernières années ont conduit à une gigantesque accélération du développement des forces de production. Les profits ont été immenses, et largement capturés par les entreprises capitalistes transnationales capables de coordonner les différentes étapes de la production le long des chaînes de valeur mondialisées. Néanmoins, ce développement historique des forces productives a aussi fortement accentué les tendances inhérentes au capitalisme vers la surproduction et la suraccumulation du capital. Ces tendances sont devenues particulièrement visibles depuis le milieu des années 2010 dans un large éventail de secteurs industriels, allant de l’agrochimie à la construction navale, en passant par l’aluminium, l’acier, l’énergie charbonnière, les panneaux solaires, les semiconducteurs, les batteries électriques, et bien d’autres encore. En outre, les mesures prises en réponse à la crise financière mondiale de 2008 sous la forme de plans de relance économique dans les grandes économies (notamment en Chine) ont peut-être joué un rôle crucial dans la prévention d’un effondrement économique catastrophique à l’échelle mondiale, mais elles ont également aggravé la suraccumulation mondiale sous-jacente.[xv]
Dans ce contexte de suraccumulation du capital, les États ont de plus en plus utilisé fonds souverains et entreprises étatiques pour redéployer des capitaux provenant de secteurs en stagnation vers des secteurs plus dynamiques ou plus rentables sur le plan économique. De plus, l’intensification de la concurrence inter-capitaliste (concomitante à la suraccumulation du capital) en matière de commerce, d’investissement et de suprématie technologique, a été propice au développement de formes virulentes de nationalisme économique qui articulent explicitement l’intérêt économique à la sécurité nationale. Les États capitalistes ont donc déployé toute une série de mesures dites « offensives » et « défensives », allant du soutien à l’internationalisation des champions nationaux et des entreprises publiques (en facilitant les investissements étrangers et l’acquisition de concurrents étrangers), à l’utilisation agressive de droits de douane et de mécanismes de contrôle des investissements étrangers. Ce nationalisme économique renouvelé n’hésite pas à mobiliser la propriété étatique — sous forme de prise de participation par des fonds d’investissements et des entreprises d’État — pour établir un contrôle politique sur des secteurs stratégiques, les technologies et les actifs critiques. Il a aussi pour objectif de réorganiser certaines chaînes de valeur, des minéraux critiques aux semiconducteur en passant par les technologies d’énergie propre et les produits pharmaceutiques.
Loin d’être un rejet en bloc de la mondialisation capitaliste, ces tendances s’apparentent davantage à un effort de la reconstruire selon de nouvelles bases, par le biais du pouvoir et de la propriété marchande étatiques. Ces efforts ont été adoptés par un large éventail de régimes politiques tant illibéraux et autoritaires que (nominalement) libéraux et démocratiques, sur tous les continents, où ils servent des blocs sociaux et des secteurs du capital très variés. Malgré cette diversité, ils tendent à adopter une rhétorique similaire, qui dépeint les concurrents économiques comme des menaces pour la souveraineté et l’intégrité de la nation. La guerre économique contre les concurrents est ainsi présentée comme une question existentielle.
Ce phénomène est particulièrement évident dans les régimes d’extrême droite et populistes conservateurs, qui mobilisent directement diverses formes d’ethno-nationalisme dans leurs discours sur la politique économique (comme par exemple aux États Unis de Trump ou dans l’Inde de Modi). Mais il est également visible chez les représentants du « néolibéralisme progressiste », tels que les gouvernements « d’extrême centre » (à l’image de ceux présidés par Macron) ou l’Union européenne, qui mobilisent les notions de différences civilisationnelles dans la concurrence géoéconomique, bien que sous des formes plus subtiles que les populistes autoritaires susmentionnés. Prenons, par exemple, le cadre « d’autonomie stratégique » de l’Union Européenne, qui est censé servir d’orientation politique à long terme en réponse aux menaces externes et internes. « L’autonomie stratégique » affirme en effet une forme de techno-nationalisme prétendument fondé sur les « valeurs européennes » et conçu pour garantir la souveraineté, le leadership industriel et l’indépendance géopolitique face aux tensions internes, à l’expansionnisme néo-impérial russe, à l’imprévisibilité des États-Unis, et à la concurrence soi-disant déloyale chinoise.
La course à l’intelligence artificielle et la bataille féroce entre grandes puissances pour les minerais et métaux critiques (menée au nom de la transition énergétique ou au nom d’enjeux sécuritaires) sont maintenant en train de donner un nouveau souffle au nouveau capitalisme d’État, d’autant plus que nous assistons en parallèle à l’effondrement de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis, et à une recrudescence des luttes impériales et sous-impériales sur tous les continents. Ces luttes ont souvent pour objet le contrôle des réseaux transnationaux de finance, de commerce, de technologie, et d’industrie qui sous-tendent la mondialisation capitaliste.[xvi] Fonds stratégiques d’investissements, entreprises étatiques et banques publiques sont de plus en plus mobilisés dans le cadre de cette compétition, pour injecter du capital étatique dans ces réseaux afin d’en contrôler les nœuds stratégiques.
Guerre économique externe, discipline et répression internes
La mobilisation agressive de l’interventionnisme étatique pour tenter de pénaliser les concurrents économiques étrangers (et la diabolisation de ces derniers) s’accompagnent aussi d’un sursaut de coercition et de répression au sein de la nation. Tant dans les pays du Nord que dans ceux du Sud, les États ont tendance à recourir de manière plus explicite à la violence pure et simple pour réprimer la dissidence et imposer le contrôle social. Cette violence ne vise plus uniquement des sujets subalternes spécifiques (tels que les réfugiés sans papiers et les populations racisées) ni ne se limite aux espaces considérés aux marges de la société (comme par exemple les frontières territoriales, banlieues, ghettos, bidonvilles, favelas, etc.), elle s’intensifie également dans des pans entiers de la société, jusque-là relativement épargnés.
En effet, la polarisation politique, l’augmentation des inégalités, le déclin économique, et l’effondrement partiel des contrats sociaux entre gouvernants et gouvernés, ont entraîné des transformations du pouvoir étatique. Celles-ci vont de la militarisation meurtrière des frontières, au développement de systèmes de surveillance de masse, d’incarcération et de contrôle social basés sur l’intelligence artificielle, à la criminalisation et à la répression brutale des mouvements sociaux et des diverses formes de protestation et de dissidence (de l’insurrection des Gilets jaunes au mouvement pour le climat), en passant par la suspension de l’État de droit et des libertés civiles.
Il faut comprendre ces mutations violentes, caractérisées par le développement de formes de gouvernement de plus en plus coercitives et répressives, comme un symptôme des difficultés croissantes pour l’État capitaliste à maintenir sa forme libérale. Il y a fort à parier que ces difficultés vont s’aggraver, dans un contexte marqué par la crise climatique, la stagnation économique, et la multiplication des populations rendues excédentaires. En effet, la coexistence de ces crises, elles-mêmes le produit de la même logique de développement historique du capitalisme, génère des dilemmes contradictoires et de plus en plus difficiles à gérer du point de vue de l’État, ce qui se traduit par une incapacité croissante à remplir son rôle dans l’accumulation du capital tout en maintenant une orientation libérale, à la fois en termes de politique économique, et en termes de garantie de droits et libertés individuels fondamentaux.[xvii]
Le capitalisme d’État contemporain n’est donc pas aisément séparable de ces tendances au durcissement de la violence autoritaire contre les classes dominées, qu’il faut comprendre comme structurelles et liées à la mutation historique de la forme-État. Par conséquent, il est difficile d’imaginer que des mouvements collectifs de contestation « par en bas », même puissants et organisés (ce que l’on ne voit pas pour le moment), puissent pousser à un redéploiement de la propriété et de l’interventionnisme étatiques vers des objectifs de justice sociale ou de démocratisation de l’économie et de la production dans le moyen terme, débarrassés du visage disciplinaire et violent du pouvoir de l’État capitaliste contemporain.
Pour résumer, les conditions spécifiques qui ont favorisé l’essor d’un nouveau capitalisme d’État sont d’une part, la formation de chaînes de valeur mondiales de plus en plus complexes, entraînant une refonte géographique radicale de l’économie mondiale ; d’autre part, une accélération des tendances à la stagnation économique et à la suraccumulation du capital. Ces deux tendances sont elles-mêmes à la fois une manifestation et une conséquence de la révolution technique du travail et de la fragmentation de la classe ouvrière au niveau planétaire par le capital au cours des deux dernières décennies.
Les éditoriaux publiés récemment dans la presse économique et financière qui comprennent la politique interventionniste de Trump comme une adoption du « modèle économique chinois » de capitalisme d’État ont donc tout faux.[xviii] L’arc historique qui se dessine aujourd’hui dans le retour de la propriété et de l’interventionnisme étatiques, aux États Unis et ailleurs, n’a rien à voir avec la diffusion d’un soi-disant « modèle chinois ». Le nouveau capitalisme d’État mondialisé est une dynamique lourde ancrée dans les transformations matérielles de l’accumulation du capital à l’échelle planétaire.
Nouveaux conflits politiques et transformations des rapports de classe
Si les conséquences de cette configuration inédite du capitalisme sont incertaines, on peut cependant noter deux choses. D’abord, en termes de schémas de formation et de recomposition des classes. Nous assistons à l’émergence de nouvelles coalitions d’élites et d’intérêts réunissant de grands capitalistes (dans des secteurs tels que la technologie, l’énergie ou la fabrication de pointe) et les appareils de défense et de sécurité nationale. Aux États Unis, par exemple, nous assistons à une reconfiguration rapide du complexe militaro-industriel américain, caractérisée par l’influence croissantes de certains des plus bellicistes et nationalistes des magnats de la Silicon Valley. Il est révélateur que les directeurs techniques de Palantir, Meta et OpenAI viennent de rejoindre un nouveau programme de réserve de l’armée américaine axé sur la technologie, chacun portant le grade de lieutenant-colonel.[xix] Si ces nouvelles fusions entre l’État et le grand capital « tech » privé incarnent parfaitement le mélange entre impératifs économiques et sécuritaires, elles offrent aussi de multiples opportunités pour l’accumulation privée (et souvent prédatrice) de richesses, et permettent à des élites ouvertement fascisantes de s’emparer des sommets de l’économie, avec des conséquences potentiellement catastrophiques pour l’humanité et notre planète. Comment s’organiser face à cette menace est une question stratégique majeure de la conjoncture actuelle.
Le deuxième élément à noter est le suivant : une conséquence d’envergure de l’élargissement de la propriété étatique marchande et des activités croissantes des structures hybrides État-capital est que l’État possède ou contrôle une masse de plus en plus importante du capital. Comme mentionné précédemment, ce capital étatique prend, de fait, une place de plus en plus prépondérante dans la dynamique de reproduction élargie du capital. Ajoutons ici que, de fait, ce capital est à la fois centralisé sous forme de propriété entre les mains de l’État, et distribué spatialement à travers le tissu économique de la mondialisation. Un peu comme du mercure liquide, le capital étatique circule et s’agrège autour des nœuds clés des réseaux stratégiques de la mondialisation, qu’ils soient commerciaux, productifs, financiers, infrastructurels, ou technologiques, afin d’en assurer leur contrôle, et pour générer des profits pour une minorité. Cette centralisation de capital sous impulsion de la propriété étatique constitue donc une forme tout à fait surprenante de socialisation de la production et du travail privé.
En effet, nous savons depuis Marx que la reproduction élargie du capital contient une contradiction immanente entre la propriété privée et la nécessité pour le capital de prendre la forme d’une propriété directement collective, c’est-à-dire une forme socialisée du capital.[xx] Cette tendance contradictoire a été historiquement médiatisée par l’émergence des sociétés par actions et du système financier moderne, qui ont permis la socialisation de la production, du produit social et du travail privé sous la forme contradictoire de l’appropriation de la propriété sociale par une minorité. Comme le note le théoricien politique Jacob Blumenfeld, pour Marx et les penseurs révolutionnaires qui lui ont succédé, ce développement immanent de nouvelles formes de production sociale et de propriété sociale « pourrait faciliter la transition d’une société capitaliste fondée sur la propriété privée et la production privée vers une société communiste de producteurs associés possédant en commun la richesse sociale ».[xxi] Cela ne serait possible que « si la classe expropriée était capable de mener à bien le projet d’expropriation lancé par le capital, c’est-à-dire de libérer les moyens de production de la propriété de quiconque » par le biais de l’État. Ce qui est intéressant ici, c’est que ce qui se passe actuellement est en effet une forme de socialisation du capital et du travail privé que personne n’avait anticipée : elle ne se déroule ni sous l’égide d’un État prolétarien conquis par la classe expropriée, ni sous le contrôle ferme et absolu des classes capitalistes, mais plutôt sous les auspices d’un État capitaliste forcé de se transformer et d’étendre sa propriété par les transformations matérielles de l’accumulation du capital et leurs contradictions à l’échelle planétaire.
Cette forme nouvelle de socialisation de la production pourrait entraîner des changements profonds dans l’allocation du capital, dans la mesure où cette allocation ne serait plus principalement le résultat agrégé des décisions des producteurs privés et indépendants et des détenteurs de capital, mais de plus en plus motivée par les objectifs géostratégiques d’acteurs étatiques. Même si cela resterait fermement ancré dans les limites du mode de production capitaliste, cela pourrait transformer considérablement la manière dont le capital est investi ainsi que la manière dont la loi de la valeur se manifeste et discipline les agents économiques. Cela devrait nous inciter à réfléchir à la manière dont le pouvoir disciplinaire du capital s’exprimerait dans un monde où la fusion entre capital privé et capital étatique est de plus en plus importante, en particulier si ces hybrides deviennent les acteurs majoritaires au sein du capital social total mondial.[xxii] Il est également fort probable que cette forme de socialisation du capital et de la production alimente les antagonismes géopolitiques et inter-impérialistes. D’où la nécessité urgente d’un nouveau mouvement pacifiste internationaliste.
Notes
[i] https://www.ft.com/content/79b1693a-0788-4dc6-b431-027695534c62
[ii] https://www.politico.com/news/2025/08/26/trump-government-companies-defense-00524433
[iii] Banque Mondiale. The Business of the State. Washington DC.
[iv] Top 100 Largest Sovereign Wealth Fund Rankings by Total Assets, SWFI https://www.swfinstitute.org/fund-rankings/sovereign-wealth-fund
[v] International Monetary Fund, « State-owned enterprises : The other government », in Fiscal monitor, ed. IMF, 47–74, 2020
[vi] Thomas Marois, Public banks: Decarbonisation, Definancialisation and Democratisation, Cambridge University Press, 2021.
[vii] Phillips, Andrew, and Jason Campbell Sharman. Outsourcing empire: How company-states made the modern world. Princeton University Press, 2020.
[viii] Alami, Ilias, Jack Taggart, Heather Whiteside, Ruben Gonzalez-Vicente, Imogen T. Liu, and Steve Rolf. « Quo vadis neoliberalism in an age of resurgent state capitalism? » Finance and Space 1, no. 1 (2024): 340-367.
[ix] Cette analyse est développée en profondeur dans un ouvrage récemment publié, que les lecteur.trices curieux.ses d’en savoir plus pourront consulter : Alami, Ilias, and Adam D. Dixon. The Spectre of State Capitalism. Oxford University Press, 2024. Voir en particulier le chapitre 4. L’ouvrage est en libre accès : https://academic.oup.com/book/57552
[x] Selon la formule de Marx. Voir https://www.marxists.org/archive/marx/works/1867-c1/ch06.htm
[xi] Voir Greig Charnock et Guido Starosta. The new international division of labour: Global transformation and uneven development. Springer, 2016.
[xii] Rodrik, Dani. « Premature deindustrialization. » Journal of economic growth 21, no. 1 (2016): 1-33.
[xiii] Voir Brenner, Robert. The economics of global turbulence: the advanced capitalist economies from long boom to long downturn, 1945-2005. Verso, 2006; Arrighi, Giovanni. The long twentieth century: Money, power, and the origins of our times. Verso, 1994; Clarke, Simon. Marx’s Theory of Crisis, London: St. Martin Press, 1994; Benanav, Aaron. Automation and the Future of Work. Verso, 2020.
[xiv] Pour une présentation brillante de cet argument, voir Moraitis, Alexis. « From the post-industrial prophecy to the de-industrial nightmare: Stagnation, the manufacturing fetish and the limits of capitalist wealth. » Competition & change 26, no. 5 (2022): 513-532.
[xv] Voir le rapport du Groupe Rhodium, Overcapacity at the Gate. https://rhg.com/research/overcapacity-at-the-gate/
[xvi] Voir Alami, Ilias, Jessica DiCarlo, Steve Rolf, and Seth Schindler. « The new frontline The US-China battle for control of global networks. » Transnational Institute State of Power Report 2025.
[xvii] Voir Alami, Ilias, Jack Copley, and Alexis Moraitis. « The ‘wicked trinity’of late capitalism: Governing in an era of stagnation, surplus humanity, and environmental breakdown. » Geoforum 153 (2024): 103691.
[xviii] Voir par exemple Greg Ip. The US marches toward state capitalism with American characteristics. Wall Street Journal. August 11, 2025; Gillian Tett. America’s new ‘patriotic’ capitalism. Financial Times, August 29, 2025.
[xix] Anna Desmarais. US Army recruits tech executives. This is who will be joining as reserve members. Euronews. June 26, 2025.
[xx] Karl Marx. Capital. Livres 1 et 3.
[xxi] page 437. Blumenfeld, Jacob. « Expropriation of the expropriators. » Philosophy & Social Criticism 49, no. 4 (2023): 431-447.
[xxii] Le capital social total selon Marx est la somme agrégée de tous les capitaux individuels et de leurs interdépendances.