Les fonctionnaires : des salauds ?
Les fonctionnaires, c’est pas sexy ? C’est perdre son temps que de lire un texte sur les fonctionnaires ? Sauf que sans elles, sans eux, on ne fonctionne pas, il n’y a plus d’hôpitaux, de routes, de centres d’aide sociale, plus d’égalité.
L’ouvrage que nous avons rédigé, La haine des fonctionnaires, montre leurs vies, leurs tâches au plus près de leur accomplissement, de leurs utilités, de leurs duretés ; agent·es de ménage et de restauration, des forêts et des inspections sanitaires ou du travail, secrétaires de mairies, ouvriers des voiries, des égouts, infirmières et aides-soignantes, professeurs et ingénieures, gendarmes, douanières, assistantes sociales…
Le mot « fonctionnaire » amalgame et dissimule cent métiers. Mais, c’est à n’oublier jamais : les fonctionnaires sont d’abord et très largement des travailleuses et travailleurs populaires, mal payé·es, davantage que dans le privé exposé·es aux risques chimiques et biologiques, ou aux gestes douloureux, et qui pour beaucoup, en volume horaire, travaillent plus que dans le privé ; en un travail qui échappe au marché et aux marchands, qui s’emploie à corriger la marchandisation et les inégalités croissantes, les discriminations en boucle, que le marché produit.
Ce livre montre, avec les chiffres qu’il faut avoir en main, combien les idées toutes faites, répétées, sont complètement des idées fausses, et singulièrement l’équation : fonctionnaires = feignasses = pas rentables = protégés = profiteurs = planqués = archaïques = arrêts maladie… Mais, à le lire, on apprend également d’où provient la formidable puissance d’évidence qu’ont acquise ces idées établies. Qui les émet, les diffuse, les proclame, les promeut, quels intérêts elles servent ? Sans le comprendre avec précision, impossible de contrecarrer ce fonctionnaire-bashing qui n’est pas juste l’idée-force des professionnel·les de la politique qui démantèlent les services publics ; pas juste, pour les think tanks libéraux, l’argument de vente de leurs services ; pas juste le « marronnier » des médias sous propriété d’empires financiers… La haine des fonctionnaires, par plein de cas concrets, restitue des fondements autrement plus inquiétants de ce fonctionnaire-bashing. Par exemple, comment il constitue une sorte de ciment symbolique et de foi partagée, parmi les cadres du privé, les artisans ou les petits patrons, les auto-entrepreneurs même, qui s’auto-fantasment comme « prenant des risques, eux ! ». Par exemple, comment certains secteurs du monde des ouvriers d’usine ou des travailleurs en extérieur valorisent leurs identités de « durs au mal » en dévalorisant les fonctionnaires imaginé·es toutes et tous planqué·es, assis·es à leurs bureaux, bien au chaud. Les idées fausses à l’origine du fonctionnaire-bashing deviennent ainsi sens commun car elles servent « large », de larges groupes sociaux. Plus elles servent, plus elles sont transmuées en évidence et plus s’en servent des groupes différents, qui, s’en servant, s’affirment et gagnent en « idées de soi » et en glorioles.
Mais La haine des fonctionnaires raconte malheureusement plus. Le livre montre comment nous entrons dans un moment historique rare, un point de basculement. Car confluent maintenant, et s’alimentent les uns les autres, trois flots différents de détestations envers les fonctionnaires.
Le premier flot de haine vient d’en haut, pourrait-on dire. Depuis que gouverne le secteur public une noblesse nouvelle, issue d’écoles du pouvoir de plus en plus converties en business schools. Cas exemplaires, les anciens ministres de la Fonction publique, jamais passé∙es par la case « Fonctionnaire » : Amélie de Montchalin, HEC puis Harvard Kennedy School, puis Exane BNP Paribas avant de devenir ministre ; Stanislas Guerini, HEC puis Harvard Business School, ensuite la filiale française de la multinationale Air Products, et qui rejoint après son ministère le cabinet de conseil Topics comme senior partner ; Guillaume Kasbarian, ESSEC Business School puis les cabinets de consultants Monitor Deloitte et PMP Conseil.
Ce que nous appelons la « noblesse managériale publique-privée » n’est qu’une petite partie des 12 000 haut·es fonctionnaires français·es. Mais, à tous niveaux cooptée, elle impose pour seule boussole la rentabilité financière immédiate des services. Par des fusions qui cassent les agent·es, les missions, l’emploi. Par les contrôles renforcés, la caporalisation des personnels. Par la réduction des droits syndicaux. Par la mobilité forcée, la défonctionnarisation des fonctionnaires, et l’externalisation à tout prix.
Les « modernisations » managériales se font avec acharnement, brutalités, sans s’arrêter. Pourquoi ? Parce que dans la noblesse managériale publique-privée, la réussite des carrières exige des va-et-vient permanents entre hauts postes dans le privé et hauts postes publics. Lesquels font obtenir des postes encore plus élevés en grande entreprise, si l’on montre hautement aux recruteur·ses que, sous sa direction, l’on a fait fonctionner le service public comme une entreprise ou qu’on l’a mis au service des entreprises. Venu·es de familles à capitaux élevés, les managers public-privé passent leurs vies parmi leurs semblables. Ils et elles ont été sélectionnés par elles et eux. Ils et elles sont sans relations avec les salarié·es « à restructurer ». Ils et elles ne veulent pas savoir ce qu’ils et elles font endurer aux usager·es. Ce n’est pas leur problème. Leur seul problème, c’est leur carrière, leurs concurrences. Donc ils et elles ne s’arrêtent pas de « moderniser ».
Ces « modernisations » sont souvent vues de trop loin, par ceux et celles qui les promeuvent ou même qui les critiquent. Il faut saisir leurs effets concrets. Les « modernisations » néo-libérales, ce sont Nasser ou Valérie, dos démolis, mains gercées, toux qui râcle. Lui, agent d’entretien sur les routes, elle, agente de nettoyage d’une cité administrative. Leurs volumes de travail ont doublé parce qu’il et elle effectuent seul·e des tâches auparavant réalisées à plusieurs. Une fois les budgets publics comprimés, la « rationalisation » des services n’a pas remplacé les départs en retraite. Alors, il, elle lèvent tous les jours davantage de charges qu’hier. Et puisqu’il faut finir le travail à temps, les précautions avec les produits chimiques, ce n’est plus possible, ça ralentit trop.
Les « modernisations » néo-libérales, leurs mises en œuvre, prévues pour optimiser l’organisation, désorganisent toujours.
Les « modernisations » néo-libérales, c’est ce serrement de gorge qui étreint Nadine jusqu’à l’étouffer, sa gêne au ventre pour respirer, depuis qu’à son travail d’assistante sociale, où elle se donne tant contre les expulsions de logements et pour les bénéficiaires du RSA, s’ajoute l’entrée, sur quatre logiciels informatiques, du minutage de ses rendez-vous ; de leurs contenus. La « modernisation », c’est ce contrôle à la « Big Brother is watching you ». Temps de travail dévoré par la mesure comptable absurde qu’imposent les « modernisateur·ices », qui veulent à toute force comprimer les coûts des services rendus. Total : un volume d’activités impossible à assurer, sauf à bâcler ses rendez-vous. Entre ceux-ci, Nadine souvent a envie de crier. Elle ne peut plus aider les familles qu’elle aidait et qui maintenant l’engueulent à chaque entrevue ou presque.
Les « modernisations » n’amènent pas des quantités de services en plus, mais beaucoup de services en moins. Les quantifications de l’action des agent·es l’entravent en réalité. Résultat : des usager·es mal pris·es en charge reviennent, plusieurs fois, cela crée des embouteillages. L’obsession de quantifier fait dysfonctionner.
Les « modernisations » néo-libérales, aussi, depuis qu’a été fermée la maternité de proximité du Blanc (comme presque toutes en France), ce sont ces femmes de l’Indre contraintes à deux heures de route sur des départementales, pour aller accoucher. Ce sont des galères pour les IVG, des naissances en voiture ou sur des parkings de supermarchés.
Les « modernisations » individualisent les carrières, précarisent, fracturent les collectifs de travail, effacent leur mémoire qui était nécessaire pour travailler mieux et désamorcer les conflits. Et avec la dématérialisation imposée partout et à marche forcée, des usager·es peu diplômé·es (mais pas que) se retrouvent incapables d’utiliser les services publics, mis·es en défaut, hors-jeu. Ce n’est pas qu’un problème de personnes âgées, loin de là. En 2022, 15 % des foyers n’ont pas de connexion internet (ni sur ordinateur ni sur smartphone ou tablette) ; cela concerne 40 % des non-diplômé·es et 50 % des plus de 85 ans. Mais ce n’est pas parce que les 18-24 ans ont grandi avec les réseaux sociaux qu’ils et elles maîtrisent naturellement la démarche en ligne pour déposer plainte, établir une procuration de vote ou s’inscrire à la fac. En 2020, un quart d’entre eux et elles ont déclaré avoir rencontré des difficultés pour des démarches numériques : davantage que parmi les adultes plus âgé·es.
La deuxième haine des fonctionnaires, pourrait-on dire, vient d’en bas. De ces usager·es privé·es d’accès par la numérisation, et d’autres. Elle s’étend à mesure que les services publics sont pris en étau, entre, d’une part, leurs démantèlements qui empêchent les fonctionnaires d’agir, et d’autre part les demandes d’aide croissantes, mais impossibles à satisfaire, des usager·es appauvri·es. Ce livre ne tait pas les rancœurs et les rages contre les fonctionnaires, présentes chez les privilégiés comme dans les classes populaires, mais rendues plus aigües encore quand elles naissent de l’impuissance, de l’urgence et de la nécessité. Quand éclatent les amertumes de n’être pas « correctement » reçu·e ou servi·e ou aidé·e ou accompagné·e par des fonctionnaires (réduit·es en effectifs et en temps) qui font ce qu’ils et elles peuvent – et se protègent de situations intenables en « gérant des flux » de demandes augmentées.
Il y a peu, à l’hôpital de Soissons, il fallait passer jusqu’à 20 heures à attendre avant d’être pris·e en charge. Alors oui, celles et ceux qui viennent, et qui sont les moins doté·es en capital (car les plus riches se dirigent vers une clinique privée) explosent. Et quand ils et elles en sortent, ils et elles racontent et reracontent, avec fureur, ce que le service public « modernisé » leur a fait subir. Dans le Soissonnais, mais sur tous les territoires appauvris, c’est pareil.
À présent, de plus en plus de gens en milieux populaires ont un besoin d’aides sociales terrible, vital, qui les prend aux tripes, et ils et elles sont confronté·es à des fonctionnaires mis dans l’impossibilité de les aider à tenir le coup. Résultats : aux urgences et dans de nombreux guichets sociaux de services publics, tout comme aux sorties des collèges et des lycées, ou dans les sous-préfectures aux horaires réduits, sont agressé·es, physiquement parfois, des infirmier·es, des médecins, des employé·es, des enseignant·es, par des personnes en totale détresse de n’obtenir rien, et qui évidemment pètent un câble.
Les détestations s’avivent aussi d’autant plus que les tâches assignées aux fonctionnaires consistent en un contrôle resserré et intrusif des populations pauvres ; un « flicage » intensifié pour traquer les pauvres forcément fraudeur·ses. En même temps que, pour de nombreux ménages touchés par la précarisation, l’expérience la plus marquante des services publics, c’est le tribunal qui les condamne pour loyers en retard, pour crédits impayés car évidemment impossibles à régler, ou pour trafic de shit (car il faut bien survivre et oublier).
Les « modernisations » néo-libérales ne sont jamais aperçues dans leurs effets concrets par ceux et celles qui les dictent. Cela vaut pour les maisons France Service, supposées être accessibles sous 40 minutes dans toute la France. Dans l’Aisne, par exemple, une part conséquente des personnes pauvres circule en mobylette. Un aller-retour à la maison France Service suppose trois heures sur la route. Un·e agent·e de front office non spécialisé·e vous accueille et réceptionne seulement votre dossier, sans d’ailleurs vous conseiller sur sa constitution. Il faudra revenir pour recevoir un avis de l’agent·e en back office, spécialisé·e, qui l’aura examiné… plus tard. Les personnes sont transformées en dossier, sans plus aucune aide en face à face. Et tout ce temps passé est temps perdu, et pas payé lorsqu’on occupe un emploi. Le plus souvent, une nouvelle fois, pour n’obtenir rien. Alors oui, quand au final un « non » tranché met brutalement fin à leurs espoirs, fin de non-recevoir, les gens ne restent pas calmes et dociles, ça chauffe.
C’est ainsi que les fonctionnaires sont attaqué·es par en haut et par en bas. D’un bout, cassé·es objectivement par une noblesse managériale publique-privée qui les somme d’être financièrement rentables. De l’autre, défait·es dans leur légitimité, car de plus en plus détesté·es par les usager∙es, et singulièrement les milieux populaires, qui n’ont pourtant que les services publics pour les soutenir gratuitement. Ce dont, in fine, profitent les modernisateur·ices qui distribuent toujours plus d’enquêtes de satisfaction et qui profitent des insatisfactions qui augmentent pour s’en prendre encore plus aux fonctionnaires empêché·es de travailler mais désigné·es coupables.
S’y conjugue un troisième flux de haine : celle des fonctionnaires pour eux-mêmes, pour elles-mêmes, pour ce qu’on leur impose de faire, soumis·es à l’intensification du travail sans arrêt réclamée avec moins de ressources. À la haine venue d’en haut, à la haine venue d’en bas, s’ajoute ainsi la haine du milieu, du milieu des fonctionnaires pour eux et elles-mêmes.
Dans les hôpitaux, les Ehpad publics, dos en compote à porter des patients, jours et nuits, les infirmières et les aides-soignantes n’en peuvent plus, ne veulent plus.Quand la pénurie de personnels et le minutage de leur temps de travail réduisent les toilettes des corps âgés ou malades à 6-8 minutes maximum (quand il en faudrait 45) ; à peine le temps d’un VMC comme elles disent (« visage, mains, cul »), en se qualifiant elles-mêmes de « torche-culs ». Il faut les subir les odeurs, les reproches pour les soins trop rapides quand, pour faire vite, des gestes parfois brutalisent. Il faut endurer de ne pouvoir parler aux patient·es qui n’ont personne d’autres à qui se confier, et dont elles connaissent les peines, les attentes déçues. Endurer de meurtrir ainsi ceux et celles qu’on aspire à aider. Tant d’aides-soignantes et d’infirmières, brisées, quittent ce « sale boulot », mal payé, sans promotion possible ; aux horaires décalés, à rallonge (12 heures de suite parfois) et où régulièrement on bosse le week-end. Cela vaut aussi pour les urgentistes, qui fuient le métier, ou même pour les chirurgien·nes de l’hôpital public, découragé·es par le manque de moyens pour travailler bien.
Idem pour les enseignantes et les enseignants, le métier n’attire plus. En attestent les résultats d’admission aux concours de recrutement : en 2024, 2 610 postes n’ont pas trouvé preneur·se. Quant aux professeur·es en poste, ils et elles enragent contre la réforme Blanquer du baccalauréat qui impose de noter en continu, sans laisser de vrai temps pour aider les élèves à apprendre ; car améliorer les résultats des jeunes suppose d’avoir assez de durée sans pression pour le faire. On peut à loisir multiplier les exemples. En Île-de-France, les recrutements des inspecteur·ices du travail et dans certains métiers d’aide sociale sont structurellement insuffisants, faute de candidats. Etc.
Un ex-ministre de l’Éducation nationale, Claude Allègre (par ailleurs climatosceptique), invitait autrefois à « dégraisser le mammouth » et à comprimer le nombre de fonctionnaires. Le mammouth est à l’os. Il est urgent de proclamer la Mammouth Pride !
Dans les DROM-TOM, en zone rurale pauvre ou dans les banlieues urbaines populaires, le sentiment d’être abandonné·e par des services publics ruinés, détruits, effacés des territoires, renforce la grande colère qu’expriment ces votes de vengeance sociale qui font les scores du RN ou l’abstention.
Alors que veut-on ? C’est la question que pose au final, La haine des fonctionnaires.