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Le syndrome de Pierre l’Ermite, Critique de Rester barbare de Louisa Yousfi
“Rester Barbare” de Louisa Yousfi est un livre original, tout à la fois essai de théorie politique, commentaire culturel et œuvre poétique, il propose aux descendants de l’immigration postcoloniale un “récit stratégique” ayant pour ambition de guider la lutte antiraciste. Construire un récit d’identification « indigène » dans une perspective de lutte antiraciste a donc sa pertinence dépendamment des potentialités qu’il ouvre. C'est ce que nous allons juger ici.
Par Tika Publié in #RAPPORTS le 12 novembre 2025 26 min de lecture
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Le syndrome de Pierre l’Ermite,
Critique de Rester barbare de Louisa Yousfi

“Rester Barbare” de Louisa Yousfi, sorti en 2022, est un livre original, tout à la fois essai de théorie politique, commentaire culturel et œuvre poétique, il propose aux descendants de l’immigration postcoloniale un “récit stratégique” ayant pour ambition de guider la lutte antiraciste. À l’heure où l’autrice refait son apparition dans le média antiraciste Parole d’Honneur (PDH) pour, devant un public conquis, déclamer sa vision des relations entre le geste artistique et la politique, il me parait intéressant de faire un retour sur l’ouvrage qui a fait sa notoriété. En revenant sur ses thèses, propositions et leurs nombreuses limites.

“La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas.”[1]

Il serait aisé d’aborder “Rester barbare” à travers les caricatures qui sont faites de Parole d’Honneur (ex-Parti des indigènes de la république) depuis 2005. Partir de l’idée qu’il s’agit d’une thèse simpliste divisant la société française en deux, en séparant blancs et “indigènes”, renommés “barbares” pour l’occasion. On pourrait alors, tel un zététicien obtus, faire du livre une cible facile, arguer que la réalité est plus complexe que cette opposition binaire, pointer l’absence de sources scientifiques à l’appui de ces postulats, et rejeter l’ouvrage d’un revers de main.

Mais ce serait commettre l’erreur de penser le livre comme une tentative d’élaboration d’une théorie politique se basant sur une analyse objective des rapports sociaux. Or l’autrice présente son ouvrage comme la proposition d’un “récit politique” en forme de feuille de route stratégique pour lutter contre ce qu’elle nomme « l’Empire », à savoir le système d’oppression raciale hégémonique, plus particulièrement ses manifestations à l’intérieur des pays du Nord global. Un récit politique donc, une fiction destinée à avoir un effet sur le monde réel.

On pourrait d’emblée critiquer la démarche sur plusieurs angles : pourquoi un récit ? Pourquoi ne pas simplement parler de la réalité, complexe, des rapports de domination, quitte à la vulgariser par la suite ? La démarche n’infantilise-t-elle pas le lecteur ? N’est-ce pas idéaliste de penser que les récits possèdent une capacité politique propre ?

Si je peux être en partie en accord avec ces objections, force est de constater que les récits collectifs, lorsqu’ils entrent en résonance avec une réalité matérielle, constituent le ciment de l’identification à des communautés imaginaires. Je pense particulièrement aux récits nationalistes qui, bien que souvent complètement faux dans leur description du réel, sont de puissants vecteurs d’identification à une communauté imaginaire nationale. Identification qui a elle-même ses propres effets sur le réel.

Construire un récit d’identification « indigène » (comprendre : descendants de l’immigration postcoloniale) dans une perspective de lutte antiraciste a donc sa pertinence dépendamment des potentialités qu’il ouvre. Je vais donc tâcher de juger “Rester barbare” non pas à l’aune de l’exactitude de ses analyses, mais de l’efficacité de son récit dans une perspective stratégique antiraciste.

Rester barbare pour ne pas le devenir

Alors dans « Rester barbare », c’est qui le “barbare” ? La réponse n’est pas si évidente parce que Louisa Yousfi utilise successivement et parfois concomitamment l’appropriation et le renversement du stigmate. Ainsi, dans le récit de Yousfi, on peut retrouver au moins trois personnages archétypaux qui sont désignés comme des barbares.

D’abord l’indigène, que le colon traite de barbare. Le colon se voit, lui, au contraire comme civilisé et donc supérieur. Mais le colon oppose également le “barbare” au “bon sauvage”, indigène qui a la vertu, lui, de ne pas lui opposer de résistance. Le sauvage est assimilable, intégrable, pas le barbare. Les barbares, ce sont les prisonniers algériens analphabètes que le poète Kateb Yacine croise lors de son incarcération à la suite du massacre de Sétif en 1945. Marqué par cette expérience, Yacine se donne alors pour mission d’écrire pour eux, de les venger par ses œuvres. D’ailleurs “Rester barbare” fait référence à une citation de Yacine que l’on retrouve dès la première page : “Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie. Il faut que je reste barbare”.

Yousfi, faisant l’exégèse de cette phrase, remarque que les mots “rester” et “garder” sont associés à la barbarie, et les met en regard à la condition sociale du poète. Indigène, certes, mais aussi fils de bonne famille, passé par les meilleures écoles, un “modèle d’intégration” si l’on veut risquer l’anachronisme, ce dont Yousfi ne se prive pas. Néanmoins, Yacine constate que s’intégrer c’est non seulement se bercer d’illusions, son emprisonnement lui rappelant qu’il n’est qu’un indigène colonisé, mais c’est aussi abdiquer sa capacité à dire la vérité. La vérité de la domination coloniale ne peut s’exprimer dans les formes jugées légitimes par les colons. Elle ne peut se dire que par “effraction”, violemment. Yacine préfère ainsi “rester barbare”, s’appropriant le stigmate en y répondant “Oui, et alors ?”. C’est à partir de ce “Oui, et alors ?” que Yousfi veut dérouler son récit politique et stratégique. 

De l’appropriation au retournement du stigmate, passons au deuxième personnage barbarisé du récit de Yousfi : le colon, le blanc. Lui, c’est le vrai barbare au sens commun du terme. Du fait de ses crimes, de sa domination et de sa cécité morale qui le pousse à ne voir l’indigène qu’à partir des coups qu’il lui donne et, occasionnellement, que ce dernier lui rend. Par-dessus cette réalité de brutalité, il construit un discours qui justifie sa supériorité raciale et donc sa domination violente. Sa langue, ses manières, ses mœurs, ses idées politiques, il les érige en autant de monuments prouvant sa civilisation et, en opposition, l’arriération des indigènes. L’aile la plus progressiste ou libérale de l’Empire, souhaite généreusement permettre, voire garantir, l’accès à ces monuments aux indigènes pour “les sauver” d’eux-mêmes, au prix de l’abandon de tout ou partie de leur propre identité. C’est l’intégration, la promesse d’être reconnu dans son humanité par le colon si l’on accepte de se faire violence pour lui ressembler, en reconnaissant par là-même la supériorité raciale de ce dernier. Pour Yousfi ce sont au contraire les blancs qui ont besoin d’être sauvés moralement de leur domination, et le chemin pour y parvenir passe par la trahison de leurs intérêts de race, à l’image d’un Maurice Audin, pied-noir exécuté pour sa participation à la lutte pour la libération de l’Algérie.

Le troisième et dernier personnage barbare, c’est l’intégré. Avec ce que l’on a vu jusqu’ici, l’on pourrait croire que Yousfi dépeindra un “traitre de race”, un arabe ou n**** de maison, prêt à défendre son bon maître impérial dans ses pires crimes, se rendant complice de sa barbarie. Et c’est ce qui est esquissé en début de livre avec la tentation intégratrice dénoncée par la phrase : “traverser la frontière c’est la reconstruire derrière soi”. Dit autrement, s’intégrer c’est accepter d’être le “bon immigré” pour mieux légitimer qu’on laisse mourir les migrants d’aujourd’hui, particulièrement en Méditerranée. Pourtant, au fil de son récit, Yousfi nous présente des figures d’intégrés bien plus surprenantes. À côté d’un Mehdi Meklat[2], auquel on pouvait s’attendre, on retrouve le personnage d’écrivain noir qui tue son amante blanche dans le roman “La fin d’un primitif” de Chester Himes, “L’homme invisible” du roman éponyme de Ralph Ellison, “avatar de l’homme noir”, qui frappe un homme blanc quasiment à mort, et enfin les terroristes du 11 septembre.

Car c’est là l’idée, ou tout du moins la proposition de mise en récit sans doute la plus provocatrice de l’ouvrage : les violences “barbares” commises par les indigènes ne sont pas le résultat d’un déficit d’intégration, mais au contraire son aboutissement. “L’ensauvagement est le nom du processus d’intégration”, car c’est finalement la place qui est dédiée à l’indigène dans le récit colonial contemporain : jeune de banlieue obscurantiste, agresseur d’hommes blancs, tueur de femmes blanches ou terroriste islamiste. Les sujets qui “s’intègrent” ainsi ne le font pas seulement parce que victimes de la violence raciste de l’Empire qui aurait détruit leurs repères moraux et les auraient acculés à entretenir la prophétie autoréalisatrice : les indigènes commettent des monstruosités car ils ont été violentés, les monstruosités commises prouvent qu’ils doivent être violentés.

Même s’il y a du vrai, Yousfi ne veut pas en rester là, parce que ce serait insuffisant et infériorisant. En effet, la réponse que cette analyse implique, c’est que la société devrait “mieux nous intégrer”. Or, prenant l’exemple de Jesse Robinson, le personnage du roman de Himes, Yousfi affirme que cette violence est autant un acte d’émancipation qu’elle est l’aboutissement de la logique de l’intégration. Aboutissement car en tuant son amante blanche, Jesse Robinson “endosse le grand crime civilisationnel de l’homme blanc” et “devient un monstre” comme ce dernier. Émancipation puisque cette violence est le seul moyen à sa disposition pour parler d’égal à égal avec les blancs. “Un salaud de n****n’a pas d’autre moyen d’adhérer à la race humaine” selon le personnage d’Himes cité par Yousfi. L’autrice conclut ainsi que “Le chemin qui mène à sa résistance est le même qui mène à sa ruine intérieure”.

Pour Yousfi donc, cette forme de barbarie n’est pas tant une solution qu’un piège existentiel, un débordement de “feu baldwinien”[3], conséquence du processus intégrationniste, qui menace de tout embraser. “Notre beauté intérieure” dit-elle c’est “de risquer l’incendie tout en le dominant”, ne pas éteindre le feu mais “le [tenir] en respect” pour qu’il “[demeure] une barbarie intime qui donne le courage de lutter, parfois contre ce feu-même”. Car c’est l’âme, les valeurs et les principes des indigènes, cette “espèce de barbarie”, qui résistent à cette intégration et donc à cette violence vengeresse. C’est cette barbarie qu’il faut garder. Rester barbare pour ne pas le devenir en somme.

“Pas de navire pas d’avenir”[4]

On l’a vu pour Yousfi, le processus d’intégration équivaut à négocier son humanité avec le colon, à tenter de le singer, endosser ses crimes, trahir les siens pour aboutir, dans un dernier sursaut de dignité autant que de monstruosité, à un embrasement vengeur. Si l’on devait dégager une définition concise de l’intégration à partir de ce qu’on a vu, cela ressemblerait à un ”processus vain d’acculturation des indigènes à la blanchité dans un contexte de hiérarchie raciale”.

L’objectif politique que nous propose Yousfi est donc le refus de l’intégration. Elle constate pourtant qu’elle est déjà là. Que ce soit pour elle personnellement ou pour la masse des indigènes, il n’y a plus grand-chose de barbare à garder. Alors, elle propose de réinventer cette identité barbare, à partir de ce pas grand-chose, voire de ce rien. Elle va jusqu’à assumer un point de départ purement spéculatif à cette reconstruction, la question : “Qu’aurait-on été sans la colonisation ?”.

Cette question appelant une réponse fictive, Yousfi fait logiquement appel à des travailleurs de l’imaginaire pour en écrire la suite. En l’occurrence les rappeurs qui ont cette qualité de “faire une misère à la langue [française]”, cette “langue empire” consacrée et imposée par l’école. Par l’hybridation avec de l’argot et d’autres langues jugées inférieures, ils purgent le français de sa dimension identitaire et civilisatrice. Le discours sur l’enrichissement de la langue n’étant qu’une vaine tentative d’intégration par la domestication académique et progressiste. L’autre intérêt du rap, c’est qu’il ne recule devant aucune des trivialités de ce monde : sexe, violence, drogue, argent. Ce dernier point est particulièrement salutaire pour Yousfi qui ne se retrouve ni dans l’injonction faite à elle et aux autrices de l’immigration de dénoncer les torts des leurs, ni dans les récits hagiographiques qui, cédant à un désir d’universalité, lissent les existences indigènes et les rendent finalement inoffensives. Pour l’autrice, ces rappeurs en restant barbares, parlent pour celles qui, comme elle, ne peuvent se raconter.

Elle s’attarde particulièrement sur les œuvres de Booba et de PNL, desquels elle dégage une cohérence narrative. Les deux ont en effet pour point commun de se barbariser au sein de leurs univers artistiques respectifs par différents procédés. Que ce soient les comparaisons animales, notamment la réappropriation du stigmate du singe face aux figures d’autorité, la délimitation claire entre les leurs et les autres, ou encore la mise en avant de leur haine vengeresse envers le monde d’en haut, le monde blanc, l’Empire.

Cette barbarisation a pour fonction d’ériger une séparation radicale entre « nous », les leurs, et l’Empire. Une barrière derrière laquelle s’abriter pour reconstruire leur dignité individuelle et collective, venger ses racines. Pour Booba, marqué par sa visite à l’île de Gorée et se sentant lié à l’histoire sanglante de l’esclavage et du racisme, il s’agit alors de “réussir en pirate”, gagner de l’argent, oui, mais pour être libre, pour avoir les moyens de refuser toutes les tentatives de domestication ou de réconciliation avec l’Empire.

Chez PNL, on a une trajectoire analogue avec un succès en indépendant en passant par des chemins esthétiques différents. La barrière érigée avec le monde extérieur sert à pouvoir y exprimer sa fragilité, sa sensibilité à l’abri des regards, à s’épancher sur la vie menée et montrer à quel point elle souille l’âme. C’est aussi l’endroit où Ademo et NOS (les deux frères qui composent ce groupe) rétablissent leur dignité à travers la figure fictive du petit frère, agissant comme un reste de pureté ancestrale, une “espèce de barbarie” fictive que leur mauvaise vie sert à protéger. Mauvaise vie qu’ils finiront par réhabiliter, venger, une fois qu’ils l’auront quittée, qu’ils seront montés et auront constatés, du haut de la tour Eiffel, l’inanité morale du monde d’en haut. Tandis qu’au contraire les “émotions lointaines et les souvenirs oubliés” du monde d’en bas constituent une dignité en soi. On a là une dernière différence avec Booba. Là où PNL signe une fin (provisoire ?) en forme de réconciliation avec soi-même, son parcours et ses origines, chez Booba, on se méfie de l’apaisement, qui “n’est jamais qu’[…]une capitulation déguisée en vertu”.

C’est là le récit barbare de Booba, prendre le large, hisser l’étendard de la piraterie et tout ce qu’il représente “d’orgueil et de panache”, “laisser le drapeau blanc éternellement au sale”, car “la piraterie n’est jamais finie”.

La défaite est si belle

“Rester barbare” est un beau texte, l’écriture sinueuse à dessein donne un souffle poétique aux propos de l’autrice, sans pour autant tomber dans des préciosités de style qui l’auraient alourdi. De même, sa densité, qui en fait un objet d’étude particulièrement stimulant, est compensée par sa petite taille, 150 pages environ, sans laquelle le texte perdrait sans doute de sa vitalité. Car comme on l’a vu, Louisa Yousfi présente des idées contre-intuitives, voire provocantes pour qui prend l’héritage libéral des Lumières, hégémonique dans la gauche française et au-delà, pour matrice idéologique. Ce en plus d’une interprétation originale et féconde des textes de Booba et PNL.

C’est probablement une des raisons de l’enthousiasme avec lequel le livre a été accueilli chez les militants décoloniaux de Parole d’Honneur. Un texte beau, provocant, un récit qui réhabilite notre puissance et notre beauté d’indigène, que demander de plus ? Peut-être ce que nous a promis Louisa Yousfi. A savoir, un “récit politique”, un “récit stratégique”, une voie pour renverser l’empire et abolir les hiérarchies raciales. De ce côté, on ne peut qu’être déçu de la proposition.

Parlons d’abord de l’adversaire que Yousfi veut nous faire combattre, il a le mérite d’être clairement nommé : l’intégration. Elle n’est pourtant jamais définie avec clarté. On ne la retrouve guère qu’en action, associée à des exemples, des cas particuliers, souvent issus de la fiction. Ce que je ne lui reprocherais pas si ces cas n’étaient pas si “exceptionnels” : une poignée d’artistes, (Kateb Yacine, Booba, PNL et Yousfi elle-même), une ex-étoile montante des médias progressistes (Mehdi Meklat), des personnages de fiction issus des romans de Himes et d’Ellison, et enfin les terroristes du 11 septembre. Le commun des mortels aura bien du mal à se retrouver dans ces exemples et à y trouver des manières concrètes de rester barbare. Et c’est un problème parce que les récits collectifs ne fonctionnent que s’ils permettent à leurs sujets de donner du sens à la réalité sociale et à leur rôle dans cette dernière.

Et pour une Yousfi qui proclame comme un des objectifs de son récit barbare “qu’il ne soit plus possible d’imaginer nous englober d’un seul regard, même le plus bienveillant”, on se demande bien à quels indigènes elle s’adresse derrière ses « nous” on ne peut plus englobants et bienveillants. Car bien souvent le rapport à l’intégration des indigènes est tout autre que celui de « la peur d’y perdre quelque chose de plus précieux que ce que l’on y gagne”, selon les mots de l’autrice.

On pourrait prendre l’exemple de ce qu’on observe chez beaucoup de nos darons et daronnes. Ils se sentent parfaitement intégrés : ils parlent le français, ils travaillent, ont travaillé ou cherchent du travail, s’occupent des enfants, font du bénévolat et respectent les lois, à l’exception de nécessaires débrouillardises de temps à autre. Ils et elles n’ont par ailleurs aucun scrupule à pratiquer leur foi, prendre part à leurs coutumes, parler leur langue maternelle quand ça leur chante. S’efforçant même, avec plus ou moins de succès, de transmettre le tout à leurs propres enfants. Le fait que la classe médiatique et politique leur dénie leur francité ou leur légitimité à vivre en France est le plus souvent source de consternation et d’inquiétude tempérées que de résignation. Le récit barbare de Yousfi aurait alors peu de chance de leur parler puisque leur intégration n’implique pas une posture d’excuse, de déférence ou de honte de soi et de ses racines. Le récit déroulé par Rester barbare a donc peu de chance d’être performant pour parler à ces affects et encore moins de les transformer dans une perspective de lutte antiraciste.

Autre signe de l’étroitesse du public auquel s’adresse Yousfi, la faible présence, voire l’absence dans son texte des principales instances d’oppressions raciales en France : la police, le tribunal, la prison, le marché de l’emploi, celui du logement… Soyons honnêtes, on retrouve tout de même l’école qui est mentionnée brièvement à travers le parcours de Booba et qui est effectivement un lieu privilégié de violence et de hiérarchisation raciale par le prisme « progressiste » intégrationniste et sur lequel nous reviendrons plus loin.

Avec une telle occultation de la réalité de l’oppression raciale, Louisa Yousfi peut invoquer les indigènes tant qu’elle le souhaite, il n’est pas étonnant qu’elle ne trouve un écho que chez les descendants de l’immigration postcoloniale en ascension sociale au sein des champs culturels et militants souvent marqués par un parcours universitaire. Ce dernier exposant les “indigènes” à une pression intégrationniste plus forte que des parcours d’ouvriers ou, dans une moindre mesure, d’employés. Rester barbare parait donc être une proposition de résolution de la tension psychologique et identitaire de ce sociotype particulier. Il nous reste finalement bien moins de barbares potentiels que prévu pour prendre d’assaut l’Empire. Mais Blanqui et Lénine avaient établi des stratégies cohérentes, parfois victorieuses à partir d’un nombre réduit de personnes. Ne nous décourageons pas.

Enfin, ce serait plus facile de ne pas se décourager si l’autrice ne faisait pas le constat de sa propre impuissance, de son impossibilité de se raconter, et avec elle l’impossibilité pour les femmes issues de l’immigration post-coloniale de le faire. Comme on l’a vu plus haut, voulant protéger les siens d’un récit qui met en avant leurs défauts, tout en évitant l’écueil d’un récit mélioratif qui les rendraient inoffensifs, Louisa Yousfi s’en remet à la barbarité des rappeurs pour porter sa voix. Si se raconter est une pierre angulaire du “récit stratégique” barbare, il est étonnant que sa propre autrice s’en juge incapable et de surcroit qu’elle proclame cette même incapacité pour l’ensemble des femmes indigènes. Alors qu’elles étaient déjà réduites, les troupes de la barbarie perdent la moitié de leurs soldats, soldates en l’occurrence. Et la principale stratège ne sera pas sur le champ de bataille.

Et c’est dommage qu’elle n’y soit pas, car elle assisterait à une très belle défaite comme elle semble les affectionner. En effet, dans son récit, se croisent les sujets collectifs et les individus suivants : la masse des indigènes, la cellule familiale, une poignée d’individus qui servent de modèles ou de contre-modèles, et l’autrice elle-même. À aucun moment elle n’évoque une structuration politique. Un “oui, et alors ?” collectif qui aurait au moins le mérite de rendre sa stratégie, sinon pertinente, au moins tangible. Non, ce sont les masses inorganisées, saisies dans leurs affects individuels et leur dignité retrouvée, débarrassée des oripeaux de l’intégration, qui se lanceraient dans un assaut erratique de la forteresse impériale. Loin d’une Lénine, Yousfi devient l’équivalent stratégique de Pierre l’Ermite, espérant que l’exaltation spirituelle de ses ouailles suffisent à remporter la bataille.

On peut reprendre l’exemple de l’école comme illustration de cette stratégie de la défaite. C’est là qu’est prononcé le “Oui, et alors ?” originel par l’élève noir que le prof traite de singe, le “Oui, et alors ?” dont Yousfi prétend dérouler les potentialités stratégiques. Mais une fois ce « Oui, et alors ? » rétorqué au professeur, que se passe-t-il ? L’insolent sera réprimé, peut-être exclu définitivement de son établissement. S’en sortira ou pas ensuite dans sa vie, ne deviendra sans doute pas une star du rap, et le racisme scolaire restera inchangé. Car chez Yousfi pas d’appel à renverser ou à réformer ne serait-ce que ce pan du système. Non, le plan de bataille consiste à “rester barbare” pour mieux perdre avec beauté et panache, « échouer en pirate ».

Et encore, la comparaison avec Pierre l’Ermite reste flatteuse pour Yousfi, car le prédicateur au moins avait pour objectif de livrer bataille. En effet, dans Rester barbare, de bataille, on n’en trouve point. Pas d’appel à la révolte, ni à la révolution, pas plus qu’à une chimurenga du Nord ou même à un grand mouvement réformiste, rien. En tout cas rien de plus que de se raconter ou de faire le constat de l’impossibilité de se raconter pour “saboter la frontière” raciale. Tout au plus, on se contentera d’un appel à maitriser son “feu baldwinien” en nous, au risque sinon de le voir se transformer en déchaînement de violence aveugle à l’égard des blancs. Contribution intéressante bien que surprenante à la lutte contre la radicalisation. 

S’il a peu de chances de provoquer une révolte ou de prévenir le terrorisme, au moins le “Oui, et alors ?” et ce qu’il implique peut être individuellement salutaire, non ? Je ne peux pas répondre avec certitude à cette question tant les situations individuelles peuvent varier, mais je penche vers la négative. Car si l’intégration c’est répondre “Non” aux accusations des racistes pour mieux prouver que l’on rentre dans leurs critères d’humanisation, répondre “Oui” c’est également s’enfermer en partie dans la vision raciale qui nous est imposée, se définir par ce que l’on nous accuse d’être. Cette aliénation coloniale du “Oui, et alors ?” est d’autant plus visible que Yousfi elle-même se félicite que “le barbare réflexif qui vient bâtir des musées et refonder une éthique” étonne l’Empire par la démonstration de l’humanité du colonisé. Comme si “rester barbare” n’était qu’une manière plus turbulente de quémander la reconnaissance de sa dignité à l’Empire.

Si, suivant Yousfi, je devais donner une réponse triviale aux injonctions intégrationnistes qui soit individuellement émancipatrice et accessible à tous et toutes, je pense que ce serait plutôt “Vu et s’en tape”. “Vu et s’en tape” comme un regard de mépris adressé au racisme, comme l’assurance de sa propre humanité, ignorant ceux qui la remettent en question, comme la fierté de soi et de ses racines. Racines auxquelles on s’identifie autant que cela nous apporte intérieurement, sans s’épuiser à forcer au-delà. Et si je voulais être prescriptif, ce bref récit stratégique enjoindrait à éviter de nous perdre en atermoiements identitaires plus que de raison, gardant notre énergie pour la construction et la structuration d’un mouvement antiraciste puissant et efficace.


[1]Georges Duby.

[2] Journaliste et écrivain progressiste issu des quartiers dont l’ascension fut stoppée par la découverte de tweets racistes et discriminatoires

[3] Référence à “La prochaine fois, le feu” de James Baldwin.

[4] Booba, Ratpi World.


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