Bruno Amable et Stefano Palombarini sont économistes, l’un est professeur à l’université de Genève et l’autre maître de conférences à l’Université Paris VIII. Il ont récemment coécrit Blocs sociaux, conflits et domination : Pour une économie politique néoréaliste (Raison d’agir, 2024). A cette occasion, nous les avons interrogé sur leur lecture des dynamiques politiques actuelles à la lueur de la crise que rencontre le néolibéralisme.
Positions revue : Dans Blocs sociaux et domination, vous proposez une analyse fine des rapports de domination à travers la dynamique des blocs sociaux, en insistant sur les formes de coalition, de conflictualité et de fragmentation qui traversent la scène politique contemporaine. Cette approche invite à repenser le rôle de l’État, non plus comme un acteur monolithique ou comme le garant neutre d’un équilibre institutionnel, mais comme un espace conflictuel, traversé et structuré par les rapports de force entre groupes sociaux aux intérêts hétérogènes.
Dans le contexte actuel de crise du néolibéralisme, où la question de la gestion des ressources rares – qu’il s’agisse de l’énergie, des finances publiques ou des services essentiels – devient centrale, comment analysez-vous la ré-institutionnalisation de l’État dans un monde de pénurie ?
Peut-on dire que l’État est en train de se reconstruire sur de nouvelles bases, non plus pour accompagner une logique d’expansion, mais pour organiser la rareté et la sélection sociale ? Et dans ce cadre, comment comprendre les tensions internes à l’État : s’agit-il d’un appareil reconquis par un bloc social dominant ou d’un champ traversé par des stratégies concurrentes et des conflits non résolus ?
En somme, votre approche permet-elle de penser l’État d’aujourd’hui non pas comme un simple relai des intérêts dominants, mais comme un espace de lutte, instable, où se redessinent les institutions dans un contexte de pénurie ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Dans Blocs sociaux et domination, nous expliquons que nous concevons l’Etat comme un ensemble d’institutions et d’organisations, et non pas comme un sujet unifié qui exercerait directement le pouvoir politique. Il n’y a donc pas un objectif unique, que ce soit la promotion du « bien commun », la défense de l’intérêt à long terme du capital ou autre, qui rendrait compte de l’ensemble des actions étatiques. Chaque institution est à la fois un terrain de luttes, car sa définition est liée à un rapport de force spécifique, un ensemble de possibilités d’action et une contrainte qui limite et oriente les options politiquement envisageables. Définir l’Etat comme un ensemble institutionnel implique donc, comme vous le rappelez, de le penser davantage comme un espace de luttes que comme un acteur unifié du changement social. Mais il y a bien, à l’intérieur de cet espace complexe et stratifié, l’exercice d’un pouvoir politique qui influence à la fois les politiques publiques et les réformes institutionnelles, y compris celles qui amènent à une redéfinition de ce qui constitue l’Etat lui-même. Changer les institutions et les organisations du secteur public permet de modifier le champ d’action et les moyens du pouvoir politique dans le sens souhaité. L’action du pouvoir, y compris celle qui vise des changements institutionnels, se fait à travers les institutions et les organisations existantes, tout au moins lorsqu’on reste dans le cadre d’une action légale. L’Etat n’est pas un simple instrument ou appareil dont le pouvoir politique pourrait user à sa guise car les compromis institutionnalisés passés définissent le mode de fonctionnement des organisations publiques, le domaine d’application des réglementations, etc. Un changement un tant soit peu radical du modèle socio-économique implique donc généralement une redéfinition non seulement de l’action publique mais aussi des institutions qui encadrent cette action.
De notre point de vue, la rareté des ressources dont vous parlez n’est qu’en partie un signe de la crise du néolibéralisme. Cela est peut-être vrai si on réfléchit aux conséquences de l’organisation capitaliste sur l’environnement ; mais le changement climatique est davantage le signe d’une crise profonde de l’organisation capitaliste que du seul néolibéralisme. Mais d’autres dimensions de la rareté que vous évoquez sont le produit délibéré de la stratégie néolibérale. Le cœur du projet néolibéral en Europe est le démantèlement de l’Etat social, c’est-à-dire la remise en cause des compromis institutionnalisés de l’après deuxième guerre mondiale. Cela peut évidemment passer par des changements institutionnels directs du type d’une réforme des retraites, de l’assurance chômage ou autre. Cela peut aussi impliquer des actions plus indirectes qui visent à limiter les possibilités d’action dans le cadre des institutions existantes, afin de délégitimer ces institutions ou organisations en nuisant à leur efficacité. Un exemple est celui de la « politique des caisses vides », où une décision de politique économique à institutions inchangées, par exemple baisser le taux de cotisations sociales, a pour objectif de conduire à une situation, l’augmentation du déficit public, où le changement institutionnel qui implique de démanteler telle ou telle composante de la protection sociale sera facilité. Il suffit de penser à l’argument du « trou de la Sécu » mis en avant pour justifier une « maîtrise » plus ou moins violente des dépenses de santé auprès de l’opinion. Baisser les recettes pour forcer une baisse des dépenses reste encore le moyen le plus simple de mettre en pièces l’Etat social.
« La logique de la rentabilité a été imposée à l’hôpital, aux télécommunications, à l’université, etc., avec comme conséquence principale une hausse très forte de la souffrance au travail. »
Positions revue : Si le néolibéralisme doit être compris non comme un simple régime de gestion austéritaire, mais comme une stratégie cohérente de production d’une pénurie d’État social – rationnalisée par la gestion financiarisée du déficit, de la dette et de l’inflation au service du capital fractionné –, ne peut-on envisager que cette politique de démantèlement, en frappant les institutions elles-mêmes et les agents qui les incarnent, suscite l’émergence de subjectivations oppositionnelles à l’intérieur même de l’appareil d’État ? Autrement dit, les fonctionnaires, cadres intermédiaires, et agents des organisations publiques, contraints de gérer cette raréfaction organisée des ressources et de l’action publique, ne pourraient-ils pas constituer des éléments d’un bloc social contre-hégémonique en gestation, à partir même des contradictions internes de l’État néolibéral ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Il est plus que probable qu’en réaction à la redéfinition et à la restructuration de l’appareil d’Etat impulsées par les politiques néolibérales il puisse y avoir la constitution, au sein de ce même appareil, de pôles de résistance importants. Ce fut le cas par exemple lors du plan Juppé, en 1995, qui visait à appliquer aux fonctionnaires la réforme des retraites et de la sécurité sociale décidée deux ans auparavant par le gouvernement Balladur, et d’autres mouvements du même type ont eu lieu au cours des trente années suivantes. Mais la première chose à prendre en compte est que la fonction publique, comme le salariat en général, est hétérogène et hiérarchisée. Les transformations du secteur public consécutives aux réformes néolibérales des dernières décennies ont accentué cette différenciation et rendu d’autant plus difficile la matérialisation d’intérêts communs à l’ensemble du secteur public. Si on regarde la dynamique longue, il n’y a pas lieu d’être très optimistes. Pour rappel, les salariés du public étaient au cœur de l’ancien bloc de gauche : dans les années 1980, ils votaient environ à 60 % pour les candidats socialistes et, dans une moindre mesure, communistes. Dans ce comportement électoral il y avait une composante pour ainsi dire identitaire, construite autour de l’idée d’une action au service de l’intérêt général, qui échappait à la logique marchande de la recherche du profit.
Evidemment, les déceptions causées par la gauche de gouvernement et l’action motrice du Parti socialiste dans les vagues successives de privatisations ont produit un désenchantement croissant par rapport à cette identité particulière, qui a dû aussi faire face à une double attaque, l’une si l’on peut dire de l’extérieur, l’autre de l’intérieur de l’appareil d’Etat, une double attaque consécutive à la montée en puissance de l’hégémonie néolibérale. D’une part, le regard extérieur sur les salariés du public, qualifiés par les médias de privilégiés, s’est considérablement dégradé, avec les conséquences qu’on imagine sur la revendication d’une identité particulière, différente de celle marchande. Mais cette identité a été attaquée aussi de l’intérieur, par l’importation des techniques de management néolibéral au sein de la fonction publique. La culture du « new public management » transpose l’idéologie néolibérale dans un secteur public qui serait inefficace par nature, et qu’il s’agirait de moderniser en s’inspirant des techniques de management du privé. La logique de la rentabilité a été imposée à l’hôpital, aux télécommunications, à l’université, etc., avec comme conséquence principale une hausse très forte de la souffrance au travail. Dans ces conditions, il est évident que l’identité du fonctionnaire public dont l’action échappe à la dynamique marchande au nom de la promotion de l’intérêt général, qui d’une certaine façon fondait le lien entre les salariés du public et la gauche, a perdu beaucoup de sa puissance.
Si l’on regarde les dernières élections, il n’y a plus de différence notable entre le comportement électoral des salariés du public et du privé. Selon l’IFOP, les salariés du public ont voté à 38 % pour un candidat de gauche à la présidentielle 2022, un résultat à comparer aux 60 % des années 1980. Toujours en 2022, la gauche était à 35 % chez les salariés du privé, un résultat donc du même ordre. C’est peut-être anecdotique, puisqu’on est dans la marge d’erreur, mais selon l’IFOP, le vote Mélenchon a été plus haut dans le privé (25 %) que dans le public (23 %). Ce qui en revanche n’est guère anecdotique, est la montée progressive d’un vote des fonctionnaires pour l’extrême-droite : à la dernière présidentielle, au sein de cette catégorie Le Pen a obtenu 24 % des voix exprimées, et Zemmour 7 %. Des résultats qui ne différencient guère les salariés du public de l’ensemble de la population.
Maintenant, s’il est à peu près certain que la partie managériale de la fonction publique pense, à tort ou à raison, sortir gagnante des transformations néolibérales, il est tout aussi certain que pour les catégories intermédiaires, la situation est différente. Ce sont ces catégories qui subissent en premier les conséquences du manque de moyens nécessaires à leur tâche, le recul du niveau de vie, le mécontentement des usagers, etc. Les intérêts communs avec ces usagers ne sont pas, en principe, trop difficile à concevoir. Mais une partie de l’enjeu de la construction de solidarités pouvant déboucher sur l’expression d’attentes partagées et l’expression d’une demande politique repose sur les perceptions de la situation et des possibilités de l’améliorer. Les usagers du secteur public conçoivent-ils la dégradation du service public comme la conséquence des politiques néolibérales ou comme celle de l’incompétence des agents publics ? Les agents publics pensent-ils que l’amélioration de leur situation peut résulter d’un approfondissement du processus de privatisation ? Il n’y a pas de « bonne » réponse automatique à ces questions. C’est pourquoi le combat politique doit non seulement déboucher sur des propositions concrètes de revitalisation du secteur public ou d’approfondissement de la socialisation, mais aussi être présent dans la lutte idéologique pour contrer la diffusion de représentations qui véhiculent l’image d’un service public par nature moins efficace que l’offre privée.
« La proposition d’un modèle d’organisation sociale totalement alternatif à celui qui a servi de repère aux gouvernements qui se sont succédés au cours des quarante dernières années est une condition nécessaire à la survie d’une perspective de gauche »
Positions revue : Si le néolibéralisme a frappé de manière précoce et particulièrement brutale le salariat du secteur privé, ne faut-il pas envisager que ce dernier puisse, paradoxalement, devenir l’un des appuis d’un projet de renouveau des services publics, dans la mesure où ceux-ci offriraient un horizon d’amélioration du niveau de vie et du confort social ? Ce paradoxe en croise un autre : la radicalisation d’une partie des fonctionnaires vers l’extrême-droite, qui place celle-ci dans une contradiction majeure. Car comment un courant politique historiquement arrimé au libéralisme anti-État pourrait-il répondre durablement aux attentes sociales de ces catégories, alors même que son projet économique reste fondé sur la poursuite du démantèlement étatique ?
Dès lors, la question centrale devient la suivante : la reconstruction d’un État social et la réaffirmation du rôle du service public peuvent-elles constituer le socle d’un nouveau bloc de gauche capable d’agréger salariés du public et du privé, usagers et agents, autour d’intérêts communs ? Et si oui, comment garantir que ce bloc ne se contente pas d’une orientation réformatrice de centre-gauche, cherchant à adoucir les excès du néolibéralisme, mais qu’il s’inscrive bien dans une perspective de rupture avec la logique néolibérale – et, plus largement encore, avec l’ordre capitaliste qui en constitue le fondement ? Quelles en seraient alors les propositions fondamentales, capables d’orienter le salariat du privé vers la défense du service public plutôt que de percevoir ses agents comme des privilégiés, et, à l’inverse, comment éviter le repli nationaliste et raciste défensif des travailleurs publics ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Nous n’avons pas la recette pour fournir clé en main un programme politique de gauche radicale garantissant la victoire ! Mais on peut donner quelques éléments qui caractérisent la situation actuelle et qu’il faut à notre avis prendre en compte quelle que soit la stratégie choisie.
En premier lieu, comme nous l’avons souligné, s’appuyer sur un clivage entre salariés du public et du privé pour fonder un bloc de gauche conduirait à une impasse, car ce clivage a perdu sa pertinence à la fois économiquement et politiquement. La souffrance au travail est généralisée, elle est bien sûr très forte dans le privé, mais il suffit de connaître un peu l’hôpital, l’école et même la police pour savoir que la situation n’est pas bien différente. Par ailleurs, les fonctionnaires sont aussi des usagers des services publics, et paient comme les salariés du privé les conséquences de leur dégradation. D’autre part, et pour partie en conséquence, il n’y a plus de grande différence entre le comportement électoral des salariés du privé et du public, nous l’avons déjà rappelé.
En deuxième lieu, on sait que la stratégie qui consiste, comme vous le dites, à « adoucir » la transition vers le capitalisme néolibéral avec quelques réformes d’accompagnement, qui a été au cours des quarante dernières années celle de la gauche de gouvernement et en particulier du Parti socialiste, n’est plus viable. Nous avons analysé longuement cette stratégie dans nos ouvrages : le cap était celui du modèle néolibéral, mais avec des réformes qui ont touché d’abord les domaines, comme le système financier ou le commerce international, les moins directement connectés aux intérêts des groupes qui faisaient partie du bloc de gauche. Une telle stratégie était destinée à épuiser sa possibilité d’existence, ce qui a été le cas à l’époque de la présidence Hollande : les institutions qu’il fallait, et qu’il faut en grande partie réformer pour achever la transition, sont celles qui organisent la protection sociale et la relation salariale. Quand le Parti socialiste y a touché, il s’est effondré : la partie de sa base favorable à ces changements institutionnels est partie vers Macron, l’autre, celle qui s’y oppose, exprime des attentes de rupture avec la logique et les réformes néolibérales. Les groupes sociaux qui conservent des attentes « d’adoucissement », s’ils ont perdu d’importance, n’ont pas pour autant disparu : il faudra sans doute attendre que les transformations néolibérales les touchent directement, qu’ils se retrouvent à payer pour l’hôpital, l’école, l’université, etc., pour qu’ils réalisent la radicalité du programme néolibéral. Dans cette situation, le Parti socialiste a retrouvé un peu de couleurs par son talent politicien qui l’amène par moments à se rapprocher de la gauche de rupture, à d’autres moments à s’imaginer comme l’un des héritiers du macronisme. Mais l’espace politique qui lui a permis de gouverner par le passé est vraiment restreint. Un compromis du type de celui qui a rendu possible le maintien au moins partiel de l’Etat social tout en impulsant des réformes néolibérales n’est plus possible. Les attentes sociales sont de plus en plus polarisées entre la demande d’achever la transition vers le capitalisme néolibéral, qui implique des réformes radicales et trouve une réponse dans les propositions de la droite, macroniste ou non, et celle de la stopper pour passer à autre chose. C’est sur la définition de cet « autre chose » que la gauche de rupture doit travailler pour se consolider, mais les réformes « à la marge » de l’Etat social ne satisfont plus grand monde.
Dans ce cadre, la difficulté pour la gauche est double. D’abord, il est bien plus simple de proposer des corrections à la marge d’une trajectoire en cours qu’une modification drastique de la trajectoire. Cependant, la proposition d’un modèle d’organisation sociale totalement alternatif à celui qui a servi de repère aux gouvernements qui se sont succédés au cours des quarante dernières années est, pour les raisons que nous avons évoquées, une condition nécessaire à la survie d’une perspective de gauche, en France comme dans nombre d’autres pays. Ce n’est pas à nous de définir ce modèle alternatif, qui ne pourra être que le résultat d’une élaboration politique et sociale collective, par ailleurs déjà en cours. La réhabilitation des services publics en fait certainement partie, mais ne règle pas l’ensemble des problèmes engendrés par les réformes néolibérales. Le rôle de l’Etat dans la planification (écologique mais pas seulement), celui des travailleurs dans contrôle de l’outil de production, les modalités de l’insertion dans le commerce international, l’organisation de la relation salariale sont autant de thèmes au moins aussi décisifs que celui des services publics, sur lesquels la gauche devra être au rendez-vous.
La deuxième difficulté, c’est de rendre crédible une proposition de nouvelle définition de l’organisation sociale dans une phase dans laquelle le néolibéralisme, qui est en crise du point de vue politique car il a du mal à trouver un bloc social dominant qui lui correspond, est encore dominant dans la dimension idéologique. C’est une situation qui peut paraître paradoxale seulement si on ne différencie pas, comme en revanche nous le faisons, plusieurs dimensions du conflit social : les rapports de force dans la dimension de la médiation politique et dans celle de l’idéologie peuvent ne pas coïncider et être même assez éloignés. Ainsi, les attentes de groupes nombreux qui se considèrent pénalisés ou menacés par les politiques néolibérales, sont orientées par les piliers qui structurent le paradigme néolibéral : le clivage travail/capital est dépassé, l’organisation concurrentielle est supérieure en termes d’efficacité à toutes les autres, le revenu légitime est lié à des qualités et à des prises de risque individuelles, etc. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le risque d’un repli nationaliste et raciste que vous évoquez. Il n’y a plus aucune promesse de progrès social compatible avec les réformes néolibérales, qui donc se légitiment par un double mouvement : d’abord en indiquant que, sur le plan économique, il n’y a pas d’alternative ; ensuite en essayant d’impulser, par l’action d’un système médiatique sous contrôle, une hiérarchie des attentes dans laquelle les questions liées à la sécurité, à l’immigration, à l’identité nationale, etc., deviendraient prioritaires. S’il y a une condition nécessaire à la viabilité d’un bloc de gauche de rupture, c’est bien d’arriver à placer les questions économiques et sociales au cœur du débat politique. La hiérarchie des attentes c’est l’une des dimensions, et pas la moindre, du conflit idéologique.
Positions revue : Vous soulignez que le néolibéralisme est en crise politique, sans parvenir à stabiliser un bloc social dominant, mais qu’il reste hégémonique dans l’ordre idéologique. Dans ce contexte, plusieurs scénarios semblent possibles : un néolibéralisme autoritaire articulant austérité et nationalisme ; une restauration réformiste, qui chercherait à en adoucir les excès sans le dépasser ; ou bien l’ouverture d’une véritable séquence de rupture. Or, l’extrême-droite tire aujourd’hui parti d’un ressort discursif simple : « la gauche, on l’a déjà essayée », quand elle-même peut se présenter comme la force « jamais essayée », porteuse d’un changement radical. Comment la gauche peut-elle rompre avec cette asymétrie, proposer une alternative réellement crédible, et surtout éviter que les alliances électorales, souvent perçues comme des compromis tactiques entre présidentielles, ne renforcent l’image d’un bloc hésitant plutôt que porteur d’un projet de rupture ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Parmi les trois scénarios que vous évoquez, le plus improbable est celui du retour à un bloc dominant agrégé autour d’une gauche d’accompagnement, la « restauration réformiste » comme vous l’appelez. Pour s’affirmer, un bloc de ce type devrait d’une part compter sur le soutien d’une fraction significative des classes populaires, qui paraissent en revanche durablement affectées par les expériences des gouvernements socialistes, et d’autre part, récupérer une partie des électeurs macronistes, qui semblent au contraire se radicaliser massivement vers la droite. Cela n’exclut pas qu’un bloc de ce type puisse se reconstituer et, dans un contexte de grande fragmentation, connaître quelques succès électoraux ; mais les conditions pour s’imposer durablement, en renouant avec les heures glorieuses du PS, n’existent plus.
Le scénario le plus probable, si l’on suit la logique de l’évolution française et si l’on regarde ce qu’il se passe dans d’autres pays qui traversent cette phase probablement terminale du néolibéralisme, est celui qui voit s’imposer un bloc avec un profil autoritaire, identitaire et répressif très marqué, mais qui assurera une certaine continuité avec les politiques économiques des quarante dernières années. D’ailleurs, le cas états-unien montre qu’une coalition de ce type est susceptible d’ouvrir une perspective de sortie, par la droite, du paradigme néolibéral. Pour revenir à la France, il ne fait pas de doute qu’une large partie de l’ancien bloc bourgeois, y compris dans sa fraction qui provient d’une histoire « de gauche », est prête à soutenir une solution de ce type à la crise politique. La vraie inconnue, c’est la capacité de l’extrême-droite, et notamment du Rassemblement national, à conserver l’appui de classes populaires qui se sont reconnues en lui pour partie en raison de son prétendu caractère anti-système malgré sa « normalisation », c’est-à dire son alignement complet au néolibéralisme.
La troisième possibilité, celle d’un bloc dominant agrégé autour d’une stratégie de gauche de rupture, n’est pas à exclure, mais il ne faut pas non plus se cacher les grands obstacles qu’elle rencontre, et qui sont de différentes natures. Tout d’abord, comme nous l’avons indiqué, sur le plan idéologique la possibilité d’une rupture nette avec le néolibéralisme reste en position dominée. Mais sur ce plan, on a le droit d’être relativement optimistes. Il est compliqué pour un paradigme de rester hégémonique longtemps tout en se révélant incompatible avec la formation d’une alliance sociale majoritaire qui lui correspondrait. Deuxièmement, la gauche de rupture a beaucoup avancé dans la définition d’un paradigme alternatif, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. En troisième lieu, et en venant à des considérations plus directement politiques, la gauche de rupture est prise dans une contradiction : rentrer dans des formes de coalition avec ce qui reste de la vieille gauche d’accompagnement, au prix d’une moindre clarté du message qu’elle porte, ou alors les refuser, en facilitant l’accession au pouvoir de l’extrême-droite.
Dans tout le cas, les souffrances sociales engendrées par les politiques et les réformes néolibérales vont encore s’accroitre, et il est heureux qu’il existe une gauche de rupture qui essaie de leur fournir un débouché politique. Comme nous l’avons dit plus haut, l’élargissement du périmètre de ce bloc de rupture passe probablement par le fait que ces souffrances touchent des groupes sociaux jusqu’ici relativement épargnés. A plus court terme, les représentants de la gauche de rupture, notamment les insoumis, ont raison d’essayer de mobiliser les abstentionnistes. Pour revenir à la question de « l’union de la gauche », il est clair qu’une partie de l’abstention est liée aux déceptions suscitées par l’action de gouvernement du PS. S’allier avec ce parti, qui contrairement à ce qu’il avait annoncé n’a jamais fait un bilan clair de son action au pouvoir, au point de garder dans son sein une composante « hollandiste » importante, est évidemment un problème lorsqu’on se propose d’élargir le bloc de rupture en ramenant dans le jeu une partie des abstentionnistes, et précisément les abstentionnistes ayant des attentes politiques « de gauche ».
« Cliver immédiatement l’opinion sur la question européenne n’apporterait pas grand-chose ; en revanche, il est nécessaire d’être explicite sur le fait que si les institutions européennes veulent empêcher la gauche de rupture d’agir, il y aura affrontement. »
Positions revue : La rareté n’est pas seulement le produit des politiques néolibérales, mais aussi l’expression d’une crise écologique qui touche les fondements du capitalisme. Or, l’Union européenne constitue aujourd’hui l’un des dispositifs centraux de verrouillage, organisant la concurrence généralisée, la discipline budgétaire et l’impossibilité de toute planification sociale et écologique. Dès lors, une véritable rupture supposerait sans doute une conflictualité ouverte et violente avec les cadres européens existants, voire une sortie totale des traités afin de rendre possible une planification généralisée de l’économie et de la transition écologique. Pourtant, la gauche de rupture semble hésiter à mettre en avant cette conflictualité, de peur d’alimenter un imaginaire nationaliste et souverainiste qui profite à un bloc politique adverse. La question n’en reste pas moins décisive : existe-t-il aujourd’hui, dans la société française, un bloc social potentiellement majoritaire capable de soutenir, assumer et amplifier une telle orientation de rupture ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Il faut rappeler que les blocs sociaux n’existent pas spontanément, ils sont créés par une action politique qui propose une stratégie de médiation entre les attentes de différents groupes sociaux et réussit à agréger un bloc qui restera tout de même hétérogène. On peut alors poser les choses de la façon suivante. La gauche de rupture doit être très claire sur son programme, mais elle n’a pas besoin de souligner la nécessité d’une rupture avec l’Union européenne. Si ce programme est mis en œuvre, il est évident que l’affrontement avec les institutions européennes aura lieu, et il faut s’y préparer sans tarder. Mais si la possibilité de la mise en œuvre du programme s’ouvre, c’est que la gauche de rupture se sera imposée. Elle pourra alors s’appuyer sur un bloc qui sera, dans cette hypothèse, plus large qu’aujourd’hui. Le soutien ne proviendra pas directement d’une proposition de sortie de l’Union européenne, mais il portera sur l’application du programme sur lequel la gauche aura obtenu une validation politique, à commencer par le vote de la majorité des électeurs. Cliver immédiatement l’opinion sur la question européenne n’apporterait pas grand-chose ; en revanche, il est nécessaire d’être explicite sur le fait que si les institutions européennes veulent empêcher la gauche de rupture d’agir, il y aura affrontement.
Positions revue : À Positions, nous faisons le pari d’un optimisme à long terme : nous voyons émerger un sujet révolutionnaire dans les nouvelles générations salariées, plus féminisées, plus racisées, et n’ayant connu que la crise larvée du capitalisme. Ce sujet collectif porte en lui une puissance de rupture, mais il n’a pas encore trouvé son expression politique dans les partis et syndicats existants, voire se heurte à des structures largement inadéquates à ses attentes. Sa maturation prendra sans doute du temps, ce qui explique qu’à court terme le pessimisme demeure de mise. Partagez-vous ce diagnostic, et comment penser le lien entre cette temporalité longue de son émergence et l’urgence immédiate de la confrontation politique avec le néolibéralisme et l’extrême-droite ?
Bruno Amable, Stefano Palombarini : Il faut toujours faire le pari de l’optimiste, même s’il est souvent perdant ! Toutes les données parlent d’une jeune génération, d’ailleurs pas seulement salariée, mais aussi précaire, étudiante ou au chômage, qui est dans le rejet massif à la fois de l’idéologie et des politiques néolibérales. Qu’elle puisse se transformer en sujet révolutionnaire, dépend d’un ensemble de conditions qui ne sont liées qu’en partie à sa volonté de rupture avec les rapports de domination existants. Parmi ces conditions, il y a certainement une redéfinition des formes de la démocratie française, à commencer par la fin de la monarchie présidentielle de la Vème République. C’est le problème du lien entre différentes temporalités que vous évoquez. Car à court terme, c’est par le jeu de la présidentielle que passe la prise de pouvoir, alors qu’à plus long terme ce type de jeu est en contradiction ouverte avec toute perspective de réelle émancipation. Il n’y a qu’à penser au destin de la « génération Mitterrand », qui se croyait et était peut-être vraiment pour partie porteuse d’une ambition révolutionnaire, et qui dans sa très grande majorité a rapidement fini soit dans la désillusion et le rejet de la politique, soit dans la gestion de plans de carrière sans autre signification que la recherche de gratifications individuelles.