Félicien Faury est sociologue et politiste et vient de sortir Des électeurs ordinaires: Enquête sur la normalisation de l’extrême droite au Seuil (2024). Nous l’avons interrogé pour comprendre les ressorts du vote RN et pour déterminer quel contre-projet opposer à celui proposé par l’extrême-droite.
Positions Revue : Pourquoi avoir choisi de mener votre enquête dans le Sud-Est de la France ? Qu’est-ce que ce territoire permet de révéler sur les logiques sociales et électorales à l’œuvre, en particulier en comparaison avec d’autres régions plus ouvrières comme le Nord ? Est-ce que l’enjeu est de montrer une autre forme de conflictualité sociale, dans un contexte de crise de la production et de pénurie marquée par la petite propriété à crédit, l’individualisme exacerbé et une concurrence sociale et économique plus marquée ?
Félicien Faury : Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’extrême droite, l’espace public était, me semblait-il, dominé par des représentations volontiers misérabilistes de ce qu’était « l’électeur RN » : un électeur ouvrier ou au chômage, dans les territoires du Nord-Est marqué par la désindustrialisation. Cela est bien sûr en partie vrai, mais le Sud-Est était souvent occulté dans cette équation. Or, il s’agit d’un bastion historique de l’extrême droite et, surtout, ce territoire est toujours le principal pourvoyeur de voix pour le RN, tout autant que le Nord-Est. Je ne suis par ailleurs pas convaincu que cette division géographique soit la plus pertinente, et je préfère raisonner en termes de groupes sociaux, de fractions de classe.
À ce titre, il faut rappeler que l’électorat RN est loin d’être composé uniquement d’ouvriers : ce parti a su attirer les suffrages, dès le début et maintenant plus que jamais, des employés du tertiaire, des professions intermédiaires, des indépendants, etc. Ces couches médianes, qui peuvent dans la vie quotidienne incarner des formes de respectabilité, occupent un rôle crucial dans la normalisation sociale de l’extrême droite. Par ailleurs, si l’électorat RN « sudiste » est, il est vrai, tendanciellement moins précaire que dans certaines régions du Nord, il reste cependant fortement fragilisé économiquement. Mais cette fragilité s’éprouve moins sur le marché du travail que sur d’autres scènes sociales, notamment autour de la question de l’accès au logement, aux quartiers « tranquilles », aux écoles « à bonne réputation » pour y scolariser ses enfants, etc.
Enfin, expliquer sans cesse la montée du RN par la seule désindustrialisation est à tout le moins insuffisant. Il faut aussi s’interroger sur les modalités par lesquelles les mutations récentes du capitalisme, dans les aspirations et les frustrations qu’elles suscitent, participent à la solidification de l’extrême droite. La région PACA est un bon laboratoire pour cela. Ce territoire est caractérisé par l’essor d’une économie de services, résidentielle et touristique, avec tout son lot d’inégalités et de précarités nouvelles qui participent, comme j’essaie de le montrer dans le livre, à structurer les préférences électorales pour le RN.
Cela étant dit, j’insiste aussi sur des phénomènes transversaux, qui ne sont pas réductibles au seul Sud-Est. S’agissant du racisme par exemple, auquel j’accorde une place centrale dans mes analyses, toutes les enquêtes quantitatives montrent que le rejet des immigrés et des musulmans (ou considérés comme tels) est ce qui relie les différentes fractions de cet électorat. Notamment, les statistiques électorales ne montrent jamais de différences significatives dans le rejet de l’immigration entre l’électorat du Nord et du Sud – ni d’ailleurs entre l’électorat ouvrier et non-ouvrier. Les formes de racisme peuvent varier et s’articuler différemment selon les contextes et les expériences de classe, mais il s’agit bien d’un liant transversal, qui n’est pas propre au seul Sud-Est. Idem pour le faible niveau de diplôme, qui est ceteris paribus la variable socio-démographique la plus prédictive du vote RN. Le Sud-Est est donc certes un territoire avec ses spécificités, mais il me sert aussi de point d’entrée pour analyser des phénomènes plus larges, que l’on sait à l’œuvre pour l’électorat lepéniste dans son ensemble.
Positions Revue : Vous développez le concept de « conscience sociale triangulaire” qui fait écho au concept d’Olivier Schwartz, pouvez-vous expliquer ce que cela signifie ? Comment ce sentiment d’être pris en étau entre les classes possédantes et des groupes encore plus précaires structure les représentations sociales ? Comment cette dynamique s’incarne-t-elle concrètement, dans la vie quotidienne, les discours, les pratiques ? En quoi la peur d’être dépassé par « ceux d’en bas » est-elle aussi forte, voire plus forte, que celle d’être écrasé par « ceux d’en haut » ?
Félicien Faury : La notion de « conscience sociale triangulaire », élaborée par le sociologue Olivier Schwartz, m’a en effet été très utile pour analyser les représentations du monde social des personnes que j’ai interrogées. Dans les années 2000, Schwartz repérait au sein des classes populaires et intermédiaires un antagonisme social qui n’était plus uniquement bipolaire – les classes dominées contre les classes dominantes – mais tripolaire. On se sent pris en étau entre une pression du « haut », certes, mais aussi une pression du « bas », de plus bas que soi : ce sont alors les « chômeurs », les « cassos’ », les « immigrés », qui sont désignés négativement et dont on cherche à se distancier matériellement et symboliquement.
Sur mon terrain, cette tripartition de la conscience sociale se déploie tout particulièrement sur le terrain résidentiel. Une électrice me dit par exemple se sentir « coincée » entre « les immeubles » – c’est-à-dire les « HLM » ou les « logements sociaux », associés aux classes populaires racisées – et les « belles demeures » qui accueillent des cadres de classes supérieures. La région PACA est en effet une destination de choix pour des ménages très aisés, qui y achètent leurs résidences secondaires ou viennent s’y installer à leur retraite. Cette migration dorée a pour effet de faire augmenter le prix du foncier et de l’immobilier, ce qui contraint très fortement les désirs de mobilité résidentielle des électeurs et électrices rencontré-es.
La notion schwartzienne de conscience triangulaire mérite cependant deux clarifications. Premièrement, il faut souligner à quel point cette conscience est racialisée. Dans beaucoup d’analyses sociologiques utilisant cette notion, il est en effet reconnu que les « assistés » sont aussi souvent associés aux « immigrés » ou aux « étrangers », et plus largement aux minorités ethno-raciales. Mais on fait alors comme si ces différents termes étaient équivalents. Or, comme je le constate sur mon terrain, ce recoupement n’est pas neutre. C’est lorsque les groupes désignés comme « chômeurs » ou « assistés » sont en plus identifiés aux « immigrés » qu’un saut affectif et normatif est repérable dans les entretiens que j’ai menés. C’est précisément cette combinaison qui rend, aux yeux des électeurs et électrices du RN, la situation absolument scandaleuse, injuste, et parfois littéralement absurde. Je me souviens de cette électrice qui s’interrogeait avec colère : « Pourquoi on fait venir des chômeurs ? », liant immigration et chômage. Le racisme ne fait donc pas que recouper les divisions entre fractions de classe : il les aggrave. Il rend certaines de ces différences absolument insupportables et par là davantage politisables.
Enfin, dernier point, il faut distinguer entre conscience sociale et conscience politique. En effet, c’est une chose de constater qu’il existe une pression du « haut » et du « bas » ; c’en est une autre de penser qu’il serait possible de « faire quelque chose », politiquement, pour remédier à la situation subie. Comme je l’ai observé lors de mon enquête, dans la conscience triangulaire des votant-es RN, les deux sommets du « triangle » ne sont pas politisés selon les mêmes modalités, ni avec la même intensité. Par exemple, s’agissant de la pression résidentielle déjà évoquée, si l’installation des classes supérieures peut certes susciter de la colère et de l’amertume, c’est en réalité surtout le fatalisme qui domine. « Qu’est-ce que tu veux faire ? », me dit un électeur, résigné, alors que nous discutons de la hausse du prix de l’immobilier du fait de l’installation de classes supérieures pas loin de chez lui. De façon générale, les inégalités par le haut et la pression foncière et immobilière qu’elles engendrent sont perçues comme des processus socio-économiques dont on n’imagine pas qu’ils pourraient être combattus. Ce sont des donnés avec lesquels il faut « faire avec ». Une telle résignation contraste avec la manière dont les inégalités résidentielles par le bas, en particulier lorsqu’elles sont reliées à la question migratoire, sont appréhendées. La progression perçue des « cités » et des « quartiers » est en effet considérée comme scandaleuse, et surtout évitable – au sens où il serait tout à fait possible, « si on le voulait vraiment », de réguler de façon très restrictive les flux migratoires jugés responsables de la dégradation de certains espaces résidentiels.
La conscience sociale triangulaire, chez les électeurs et électrices du RN, fait donc l’objet d’une politisation asymétrique : dépolitisation et fatalisme de classe vis-à-vis du haut, surpolitisation et agentivité raciste vis-à-vis du bas.
« Si vous résumez le vote RN à un vote de classe, vous ne comprenez pas le vote RN, car vous évacuez la dimension centrale du racisme. Mais si vous résumez le vote RN au racisme, vous ne comprenez pas non plus le vote RN, car, comme je ne cesse de le répéter dans mon livre, le fait social raciste, en tant que phénomène structurel et transversal, dépasse de très loin la seule extrême droite. »
Positions Revue : Votre enquête bouscule une idée répandue, au cœur notamment de travaux comme ceux de Thomas Piketty et Julia Cagé, selon laquelle le vote RN serait avant tout l’expression d’un déclassement économique. Qu’observez-vous à ce sujet ? Quelles sont les motivations réelles des électeurs que vous avez rencontrés ? En quoi l’adhésion au RN est plus complexe que le déclassement économique ?
Félicien Faury : L’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty m’a intéressé car il synthétise une opinion plus ou moins diffuse dans l’espace public : le vote RN serait animé avant tout, pour reprendre leurs termes, par un « sentiment d’abandon économique », donc par des souffrances de classe, plutôt que par un « sentiment anti-immigrés ». Comme s’il fallait choisir. Comme si l’essor de l’extrême droite ne devait pas justement se comprendre à l’articulation entre la mise sous tension de certaines fractions de classe et la politisation du racisme.
A contrario, l’argument que je développe dans mes recherches est au fond assez simple : il suffit de savoir compter jusqu’à deux. Si vous résumez le vote RN à un vote de classe, vous ne comprenez pas le vote RN, car vous évacuez la dimension centrale du racisme. Mais si vous résumez le vote RN au racisme, vous ne comprenez pas non plus le vote RN, car, comme je ne cesse de le répéter dans mon livre, le fait social raciste, en tant que phénomène structurel et transversal, dépasse de très loin la seule extrême droite. Il faut donc articuler ces deux dimensions, pour comprendre comment certaines expériences de classe spécifiques entrent en affinité avec certaines formes de racisme, pour à terme se politiser en faveur de l’extrême droite.
D’un point de vue scientifique, l’ouvrage de Cagé et Piketty pose des problèmes évidents de surinterprétation, qui ont déjà été vivement critiqués par d’autres collègues. Sans trop entrer dans les détails, il faut juste rappeler que leur échelle d’analyse est la commune, et non l’individu. Ils déduisent donc le supposé faible sentiment anti-immigrés des votant-es RN par le fait que les taux de présence étrangère sont inférieurs à la moyenne dans les communes où le RN fait ses plus hauts scores. Or, point besoin d’habiter juste à côté des immigrés ou étrangers pour développer de l’hostilité à leur encontre. Ce que montrent les travaux de science électorale, étonnamment peu cités par les deux économistes, c’est au contraire que c’est lorsque les groupes immigrés sont relativement éloignés – mais perçus comme se rapprochant – que les mécanismes racistes s’enclenchent. De façon générale, l’idée que le racisme émergerait face à une forte présence étrangère rejoue une logique de « seuil de tolérance » qui, en plus d’être politiquement douteuse, n’a jamais été prouvée scientifiquement.
Je pense que la manière dont Julia Cagé et Thomas Piketty ont promu leur ouvrage renvoie à un agenda tout à la fois épistémologique et politique, qui consiste à vouloir mettre au centre de l’analyse les clivages de classes, afin de neutraliser les clivages identitaires qui nourrissent l’extrême droite. Évidemment, je ne suis pas loin de partager leur volonté, mais tout dépend de ce que l’on entend par « identitaire ». Car il existe une tendance dans la science politique actuelle à placer la question raciale entièrement du côté de l’identitaire (ou du « culturel »), ce qui amène le plus souvent à occulter les dimensions proprement matérielles du racisme. Or, il suffit de penser aux discriminations à l’embauche, au salaire ou au logement pour se convaincre que les inégalités ethno-raciales sont bien aussi des inégalités économiques. Par symétrie, le racisme est lui-même nourri de motivations socio-économiques. Y compris au sein de cet électorat du Sud-Est de la France qu’on dit si souvent « identitaire », les électeurs et électrices rencontré-es passent leur temps, dans les entretiens, à évoquer des préoccupations économiques : les impôts payés, les aides reçues, la valeur de leur logement, les frais liés à l’éducation et à la santé, etc. Et toutes ces préoccupations sont alors racialisées – ce que le RN, avec l’idée de « préférence nationale », vient activer à son avantage.
J’insiste sur ce point car on a parfois pu lire mon livre ainsi : comme un rappel des motivations dites « identitaires » des électeurs et électrices du RN. Mais les dynamiques de racialisation sont très loin de se réduire à la « culture » ou à l’« identité ». C’est un fait à rappeler constamment : le racial, ce n’est pas de l’identitaire, mais de l’inégalitaire. Quand je parle de racisme, ce que j’ai en tête n’est pas la « défense d’une identité », mais la préservation de privilèges et de ressources au sein d’une relation de pouvoir. C’est cette conception du racisme comme rapport de pouvoir – et non comme repli identitaire – qu’il faut parvenir à diffuser encore davantage dans l’espace public, politique et intellectuel.
Enfin, d’un point de vue stratégique, je pense que le diagnostic incomplet – et donc faux – popularisé par Julia Cagé et Thomas Piketty nous fait tout simplement perdre du temps. Y compris sur le terrain très concret du militantisme, ne pas prendre au sérieux la place du racisme dans le vote RN va nécessairement conduire à de sérieuses désillusions. Toute personne ayant parlé un peu sérieusement et pour une durée supérieure à cinq minutes avec une personne offrant ses suffrages au RN sait bien que cette dimension émerge tôt ou tard… Il faut donc regarder en face le fait que, oui, le racisme fait voter les gens, pour réfléchir aux moyens concrets d’affronter cette réalité.
Positions Revue : Peut-on parler, à partir de votre enquête, d’une racialisation de l’État-providence ? Comment des politiques publiques apparemment neutres (logement, aides sociales, emploi…) peuvent-elles produire des effets de mise en concurrence racialisée ? Comment peut-on expliquer que dans cet espace social, le clivage racial tend-il à primer sur le clivage de classes ?
Félicien Faury : Effectivement, je parle de « racialisation de la solidarité » au sens où, pour beaucoup de personnes rencontrées, les services publics et les systèmes d’assistance ne sont plus des ressources communes mais des ressources rares. Le tournant néolibéral du capitalisme se traduit par une dégradation des services publics et des protections sociales, mais aussi et surtout par leur mise en concurrence exacerbée. Dès lors, s’impose à beaucoup d’électeurs et d’électrices la conclusion suivante : il faut trier à l’entrée, réserver l’accès à certains plutôt qu’à d’autres. Et ici, les critères racialisés peuvent jouer à plein. Certains groupes sont jugés « autres » et donc moins légitimes à bénéficier des mêmes emplois, des mêmes aides ou des mêmes ressources publiques que ceux identifiés comme appartenant au groupe majoritaire.
Reste à comprendre, comme vous l’indiquez, pourquoi le clivage racial l’emporte lorsqu’il s’agit de questionner la redistribution des richesses et l’accès équitable aux ressources communes. Il y a, je l’ai dit, la force sociale propre du racisme. Mais il faut aussi insister sur le fatalisme de classe dont j’ai parlé précédemment. Il n’existe que peu d’espoir, chez les personnes rencontrées, que « les choses changent » en termes d’inégalités de classes. L’économie du pays est perçue comme un stock fixe ou en voie de rétrécissement. Une concurrence racialisée des pauvretés se met alors en place, avec ce sentiment que tout ce qui sera « donné » à « eux » (les classes populaires racisées) sera pris à « nous » (les « travailleurs Français »).
Il est bien sûr possible de chercher à convaincre cet électorat qu’un changement plus global du système socio-économique est possible et souhaitable. Mais tout en prenant la mesure que l’« expliquer » ne suffira pas. La parole politique, parce qu’elle n’est justement qu’une parole, maintes fois trahie, est de moins en moins prise au sérieux. C’est un des principaux problèmes de la gauche à mon avis. Elle ne manque pas d’« idées », ni de « grands récits », mais de crédibilité. Pour le dire simplement : personne n’y croit. Il faut donc qu’elle parvienne à montrer en pratique la fausseté du « il n’y a pas d’alternative ». La gauche manque de victoires, concrètes, qui montreraient qu’il est possible de voir ses conditions d’existence s’améliorer sans avoir besoin de dégrader encore davantage celles des immigrés ou des chômeurs.
Positions Revue : Dans quelle mesure les discours médiatiques sur le “racisme anti-blanc”, le “grand remplacement” ou la “préférence nationale” trouvent-ils un écho auprès des populations que vous avez étudiées ? Ces narrations renforcent-elles l’hostilité vis-à-vis des plus précaires ou des populations racisées ? Comment s’articulent-elles avec des ressentis plus diffus d’injustice ou de déclassement ?
Félicien Faury : C’est un point intéressant. Les termes que vous citez, qui sont des slogans politiques, n’apparaissent pas tels quels dans les discours des électeurs que j’ai interrogés. Mais l’idée principale – la peur de devenir minoritaire « chez soi » notamment – est bien présente. Il faut cependant se garder de certaines formes d’intellectualo-centrisme. Ce n’est pas Renaud Camus qui invente, par son slogan du « Grand Remplacement », les motifs racistes de « l’invasion » qui parcourent notre corps social. Cet écrivain déchu ne fait que traduire, par les moyens qui sont les siens (des moyens littéraires), cet affect de la blanchité assiégée que l’on retrouve sous des expressions variables dans toutes les strates de la société française. Bien sûr, cela a des effets de légitimation et de mobilisation ; mais il faut faire attention à ne pas céder à une sorte de diffusionnisme primaire.
Surtout, j’aimerais rappeler que l’idéologie ne se trouve pas uniquement dans les supports les plus évidemment politiques. Sur mon terrain, j’ai remarqué que les contenus médiatiques les plus souvent cités à l’appui du vote RN sont les reportages parlant d’insécurité, notamment les documentaires accompagnant des brigades de police dans des « cités » réputées dangereuses (du type « La BAC à Marseille », ce genre de choses). Ces reportages, qui « font vrai » tout en étant cadrés du point de vue de la police, et qui véhiculent des représentations négatives et anxiogènes des fractions racisées des jeunesses populaires, ont des effets politiques tout aussi sinon plus importants que n’importe quel débat entre éditocrates sur CNews.
« A gauche, il faudrait peut-être moins parler « d’inégalités » et davantage d’exploitation »
Positions Revue : Vous évoquez une critique récurrente de l’ostentation des riches qui “se gavent”. Dans cet univers marqué par la concurrence, est-ce que cette dénonciation peut ouvrir une brèche pour penser un pacte égalitaire et remettre la lutte de classe à l’ordre du jour pour ces populations ?
Félicien Faury : Il faut d’abord mentionner que, lorsqu’il s’agit de critiquer le « haut » de l’espace social, le ressentiment est avant tout dirigé contre les élites du diplôme, c’est-à-dire les membres de la bourgeoisie culturelle auxquels on reproche leur arrogance et leur surplomb. Cela s’explique notamment par le rapport compliqué à l’école qu’entretiennent beaucoup d’électeurs et électrices du RN. Comme je l’ai déjà mentionné, la variable la plus prédictive du vote d’extrême droite est le niveau de diplôme, et non le niveau de revenu.
S’agissant des élites économiques, les « très riches » peuvent en effet être vivement critiqués, en raison de leur richesse jugée démesurée, ostentatoire, non méritée. Ce sont les « gros bourges » qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent », les « financiers » qui « regardent juste l’argent rentrer », etc. C’est donc bien ici une critique disponible pour la gauche, une brèche pour convaincre de la nécessité d’une lutte contre les inégalités sociales.
Il n’est reste pas moins que tout un ensemble de profils intermédiaires – chefs d’entreprises, petits ou moyens patrons – sont à l’inverse des figures très valorisées, voire des modèles pour beaucoup de votant-es RN. C’est pour cette raison que la critique des « 1% », des « ultra-riches », très répandue à gauche, n’est certes pas inutile, mais à mon avis grandement insuffisante. Car elle ne permet pas d’injecter de la conflictualité de classes dans le quotidien, et notamment dans le cadre concret des lieux de travail. S’opposer à son chef, se dire que malgré toutes ses qualités « ça reste un patron », s’organiser contre la direction… toutes ces pratiques, dont le syndicat est un des foyers, favorisent une politisation du proche que la dénonciation des « milliardaires » ne saurait activer véritablement.
Les mots d’ordre du type « taxer les riches » ou les « 1% » sont donc bien sûr nécessaires, mais peut-être trop indolores en quelque sorte, difficiles à éprouver dans une lutte quotidienne. De ce point de vue, à gauche, il faudrait peut-être moins parler « d’inégalités » et davantage d’exploitation, moins de « riches » et davantage de patrons – y compris des « petits patrons », ou même des « n+1 », compris comme des chaînons de la domination capitaliste, à la fois vecteurs et victimes. Passer du problème politique des « 1% » à celui des « n+1 », ce pourrait être à mon sens un déplacement fructueux pour la pensée politique de gauche actuelle.
Positions Revue : Malgré cette logique concurrentielle, existe-t-il des formes – même marginales – de solidarité entre classes populaires blanches en voie de déclassement et populations racisées encore plus précaires ? Sous quelles formes ces solidarités émergent-elles ? Sont-elles durables, fragiles, ambivalentes ?
Félicien Faury : Tout dépend de ce qu’on entend par solidarité. Il existe bien sûr des formes de mixité sociale et ethno-raciale, car les électeurs et électrices du RN ne vivent pas dans un vase clos. Les personnes que j’ai rencontrées peuvent bien sûr nouer des affinités avec des personnes non-blanches : le voisin turc qui file un coup de main, les parents d’élèves immigrés « très bien », le collègue arabe soutenant, etc. Mais je n’irai pas jusqu’à conclure que ces sympathies contiennent en soi les germes de solidarités collectives. Premièrement, un des fonctionnements du racisme est justement de toujours ménager des exceptions (le fameux « lui, ça va » ou « l’ami noir »). L’amitié entre des personnes blanches ou non-blanches ne peut en aucun cas résoudre le problème, structurel et matériel, du racisme. Deuxièmement, il ne s’agit pas ici d’alliances dans le cadre de processus de politisation conséquents. Or – et ce n’est pas à vous, je crois, que je vais l’apprendre ! – les solidarités de classe se construisent dans la lutte. Les luttes dirigées vers la défense d’intérêts de classe concrets, au niveau national ou local, sont des ingrédients essentiels pour parvenir à amenuiser les clivages internes (y compris raciaux) aux classes populaires. Et cela suppose aussi, je le dis en passant, d’être intransigeant sur l’antiracisme au sein de chaque lutte, pour éviter la défection des personnes non-blanches dans ces mobilisations.
Positions Revue : Quelles formes d’interventions politiques ou collectives pourraient faire sens pour ces populations ? Des politiques publiques ambitieuses – investissement massif dans les écoles, le logement, les transports, les services publics – peuvent-elles permettre de désamorcer cette logique de concurrence ? Un plan de rééquipement ou une politique de redistribution plus universelle, pourrait-elle répondre à cette demande diffuse de justice et de reconnaissance ?
Félicien Faury : Tout ce qui peut faire diminuer les concurrences sociales racialisées est évidemment bon à prendre. Je peux peut-être insister sur un point particulier : le logement. Cette question du logement, du « chez soi », de l’environnement résidentiel, était omniprésente dans les entretiens, et constitue à mon avis un foyer de politisation absolument primordial. De façon générale, le logement est une des dépenses contraintes les plus importantes dans le budget des classes populaires et moyennes. Il est souvent source de précarités et d’incertitudes, pour les locataires mais aussi bien sûr pour les petits propriétaires, à travers la question du crédit.
À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi la gauche n’en fait pas un mot d’ordre central. En plus, cela permettrait, à travers par exemple un grand plan de rénovation des « passoires thermiques », d’aborder la question écologique tout en la greffant à des intérêts très palpables (sans bonne isolation, les gens perdent de l’argent en gaz ou en électricité, ont froid l’hiver et crèvent de chaud l’été). Cela serait un moyen de faire de l’écologie une question proprement sociale, à destination des classes populaires, ce qui lui manque cruellement actuellement.
« Je pense qu’une domination se combat …en la combattant, et donc en l’affrontant de face. Face au racisme politique, il faut donc renforcer l’antiracisme politique. »
Positions Revue : Il y a donc, à gauche, un espace pour opposer au pacte racial, un pacte égalitaire qui proposerait un monde de l’abondance contre celui de la rareté concurrentielle. Ce serait le moyen de dépasser l’impasse dans laquelle s’enferme la gauche de Roussel ou Ruffin pensant pouvoir « convaincre les électeurs RN » en fuyant la question du racisme. La France insoumise est le seul mouvement massif en mesure de réaliser cela, mais il pêche aussi par son manque d’implantation locale et repose encore trop sur la force de frappe médiatique qu’offre les temps électoraux pour diffuser un contre-projet à celui du RN. Qu’en pensez-vous ?
Félicien Faury : Premièrement, vous avez raison de signaler que le pacte proposé par l’extrême droite repose aussi sur des promesses matérielles. Le RN fait en effet depuis longtemps la même promesse à ses électeurs : celle d’une « revanche culturelle » certes, mais aussi et surtout celle de greffer aux affects racistes qui les traversent des avantages matériels supérieurs à ceux dont ils disposent actuellement. Ces avantages sont bien sûr tout à la fois fantasmés et relatifs, mais dans le contexte actuel, cela peut apparaître comme « toujours ça de pris » pour beaucoup. A nouveau, c’est la combinaison entre le racisme déshumanisant (ça ne paraît pas très grave de supprimer les allocations familiales des familles immigrées) et le fatalisme de classe (les luttes de classe, même minimales, ne paraissent guère crédibles) qui rend le projet du RN désirable. Pour reprendre une expression de Theodore W. Allen, que j’aime beaucoup, le privilège racial fonctionne, comme toujours, comme un « appât empoisonné » (poison bait) pour les classes laborieuses blanches. Pour les empêcher d’y succomber, un projet de gauche doit donc nécessairement articuler lutte des classes et antiracisme (compris aussi dans ses bases matérielles). C’est la deuxième partie de votre question. Sans entrer dans des considérations sur la compétition électorale actuelle, je pense qu’effectivement cette question du racisme ne pourra pas être éludée. On pourrait être tenté de regarder ailleurs, de parler d’autres sujets pour ne pas, comme je l’entends parfois, « aller sur le terrain de l’extrême droite ». Mais c’est comme si, face aux réformes néolibérales, on nous sommait de ne pas être anticapitaliste car ce serait « aller sur le terrain du Capital » ! Au contraire, je pense qu’une domination se combat …en la combattant, et donc en l’affrontant de face. Face au racisme politique (activé par le RN, mais pas seulement), il faut donc renforcer l’antiracisme politique.
Enfin, sur la question de l’implantation locale et de la focalisation sur les élections, je vous rejoins. C’est je crois une des leçons de mon livre : la politique, ça ne se réduit absolument pas aux campagnes électorales. C’est aussi de l’ordinaire, des conversations, des interactions quotidiennes… A cette question de l’implantation électorale s’ajoute aussi celle du recrutement social des organisations politiques, et donc de leur incarnation concrète. La gauche (partisane, syndicale, associative) continue de recruter très majoritairement au sein de segments de classe particuliers, et reste donc peuplée par les mêmes types de personnes, de corps, de manières de parler, de se comporter, de réfléchir… Le mantra selon lequel la gauche doit « parler aux classes populaires » indique bien, indirectement, que ces classes populaires apparaissent comme un « extérieur », auquel il faut s’adresser. Ce manque de représentativité sociale est aussi un problème, d’ailleurs, pour la lutte contre le racisme. Si l’antiracisme ne vient que d’en haut, n’est porté que, pour le dire vite, par des classes intellectuelles moyennes ou supérieures, il prend le risque de ne parler qu’à ce milieu social (ce qui certes n’est déjà pas rien !) et de potentiellement charrier avec lui certaines formes de mépris de classe. Il existe en France des mouvements antiracistes résolument ancrés dans les classes populaires, sur lesquels la gauche pourrait encore davantage s’adosser.