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Fausse redistribution, vraie pacification : critique marxiste de la taxe Zucman
Il est une constante dans l’histoire récente de la gauche : sa tendance maladive à se chercher des prophètes de substitution, des oracles économiques censés délivrer enfin la recette de la justice dans le cadre du capitalisme. Tous nous assurent qu’il suffira d’un impôt progressif, d’une taxe mondiale, d’une ponction sur les milliardaires pour que l’égalité redevienne possible.
Par Bastien Castillo Publié in #SNIPER le 24 septembre 2025 16 min de lecture
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Fausse redistribution, vraie pacification : critique marxiste de la taxe Zucman

Il est une constante dans l’histoire récente de la gauche : sa tendance maladive à se chercher des prophètes de substitution, des oracles économiques censés délivrer enfin la recette de la justice dans le cadre du capitalisme. Piketty hier, Zucman aujourd’hui — tous sont exhibés comme des thaumaturges, guérisseurs d’un monde malade, quand ils ne sont que les médecins de Molière.

Qu’ont-ils en commun ? Tous élèvent la fiscalité au rang de dieu tutélaire. Tous nous assurent qu’il suffira d’un impôt progressif, d’une taxe mondiale, d’une ponction sur les milliardaires pour que l’égalité redevienne possible. Ainsi ce qui reste de gauche de « rupture » en France est désormais largement acquis à cette vision de l’économie. L’économie politique devient ainsi un misérable jeu de comptable. Il est évident que la fiscalité visant à taxer rudement les capitalistes est un outil que toute gauche de rupture se doit de mobiliser. Mais, à l’heure de la crise globale du mode de production, de la contradiction entre l’organisation capitaliste de la production et les conditions naturelles assurant un support viable à l’activité humaine, l’enjeu est bien que l’humanité sociale prenne le contrôle de ses propres forces. La construction du socialisme est un travail long et difficile, n’impliquant pas de placer toute l’économie sous le contrôle de l’État. Nous ne sommes pas des idéalistes croyant qu’il soit possible d’abolir du jour au lendemain les rapports de production capitalistes. Mais il est certain que si le but n’est pas posé dès le départ, alors les moyens utilisés ne permettrons pas d’accomplir la bifurcation que nous désirons.

C’est le mérite de la France insoumise d’avoir réussi à imposer la planification dans le débat public, quand cette dernière avait été reléguée au musée des horreurs après la chute de l’URSS et la réaction mondiale qui s’en suivit. C’est donc en camarade que nous l’interpellons : limiter la critique économique à la fiscalité, c’est prendre le risque de voir ses armes lui être dérobées par la social-démocratie. Certes, la France insoumise a déjà averti que la taxe Zucman ne peut être rien d’autre qu’un point de départ. Mais force est de constater que le « aller plus loin » de la France Insoumise est davantage de nature quantitative que qualitative[1]. Ainsi, « l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes »[2]. La fiscalité est le terrain privilégié de la gauche d’accompagnement. Si la rupture fiscale prônée par la France Insoumise pouvait suffire à incarner un projet de rupture à l’ère du hollandisme, ce n’est plus cas aujourd’hui. Le simple fait que d’aussi grands humanistes que Bill Gates ou Warren Buffet se disent prêts à payer plus d’impôts, ou qu’un affidé de la CIA et de la Commission européenne tel que Raphaël Glucksmann défende la taxe Zucman, devrait suffire à indiquer l’absence totale de radicalité de ces propositions fiscales. Gageons donc que le PS non plus ne se limitera pas à la taxe Zucman et qu’il s’appropriera le discours « Taxer les riches ! ». Dans ces conditions, si la France Insoumise n’approfondit pas la radicalité de son programme économique, elle sera grandement affaiblie dans sa capacité à incarner la rupture.

Tous ces discours sur la taxation des riches masquent la vérité nue : l’exploitation ne se corrige pas par décret fiscal, elle ne se ponctionne pas à 2 % par an, elle s’abolit. Le projet de toute gauche de rupture digne de ce nom ne peut résider que dans l’émancipation, pas dans une politique de charité.

Marx avait montré que la marchandise n’est pas une simple chose, mais un rapport social voilé par la forme-marchandise, forme prise par tout travail social dans le capitalisme. Le caractère fétiche des marchandises réside en ce que les rapports sociaux entre hommes prennent l’apparence de rapports entre choses. Alors que c’est la quantité de travail abstraite moyenne qui fixe la valeur de la marchandise, celle-ci semble être une propriété inhérente à la marchandise elle-même. Ainsi lorsqu’on échange de l’argent contre une marchandise, la réalité permettant la circulation des marchandises, à savoir qu’on échange une quantité de travail pour une autre, est totalement invisible. Toute l’erreur des économistes bourgeois consiste à prendre l’apparence du processus économique pour le processus réel, à renverser la réalité. C’est ainsi que le marché, la finance et le capital[3] se voient magiquement dotés de la puissance de créer la richesse[4], là où seuls le travail et la nature peuvent la générer.

Malheureusement, derrière la promesse de la taxe Zucman se cache une illusion : celle de croire que la justice naîtra d’une redistribution des signes monétaires, quand ce sont les rapports de production eux-mêmes qui organisent l’injustice. Tant que le travail est subordonné au capital, tant que le surproduit social est arraché aux producteurs pour être concentré entre les mains des possédants, toute redistribution reste prisonnière des conditions posées par l’accumulation du capital.

Et quelles sont ces conditions ? Précisément celles posées par les rapports de production capitalistes, à savoir : la séparation à grande échelle entre les producteurs et les moyens de production, la transformation de la force de travail en marchandise, l’exploitation fondée sur la plus-value. Dans ces conditions, le capital n’est pas une somme d’argent, c’est un rapport social, et le capitaliste, qui apparaît comme propriétaire des moyens de production, n’est que sa personnification. De ce fait, il est certes poussé par sa cupidité personnelle, mais cette forme d’individualité égoïste n’est que le résultat de la logique même du capital, qui tend à la concentration des capitaux. L’accumulation appelle l’accumulation : les petits capitaux sont absorbés par les grands, la centralisation et la concentration du capital avancent main dans la main. Ainsi, les capitalistes s’enrichissent non parce qu’ils redistribuent mal, mais parce que leur fonction est précisément d’arracher la plus-value et de la concentrer entre leurs mains. Redistribuer sans toucher à cette logique, c’est tenter de vider la mer avec une cuillère.

Or Marx l’avait écrit avec une clarté tranchante dans la Critique du programme de Gotha : ce que l’on appelle redistribution n’est jamais qu’un second moment, entièrement conditionné par le premier — l’organisation de la production. Autrement dit : on ne redistribue que ce qui a déjà été produit et accaparé sous la loi du capital. La loi de la redistribution est donc entièrement subordonnée au processus d’ensemble[5]. Rêver d’égalité par l’impôt seul, c’est accepter que l’inégalité fondamentale continue d’être produite chaque jour dans l’atelier, le bureau, l’usine, et n’espérer que quelques miettes tombées de la table. Ironique pour ceux qui se veulent être les critiques de la théorie du ruissellement.

Tant que les banques restent aux mains des monopoles privés, toute mesure fiscale isolée n’est qu’un rideau de fumée : les capitalistes transforment leurs profits en patrimoine fictif, puis en liquidités via l’endettement, échappant ainsi à l’impôt[6]. Taxer les riches sans briser ce mécanisme, c’est écoper un navire qui prend l’eau. La véritable justice fiscale ne peut exister sans l’expropriation des grands moyens de production et la socialisation du système bancaire. Autrement dit :  ou bien l’impôt est un filet de pêche que le gros poisson capitaliste peut éviter sans peine, ou bien il devient une arme s’il est utilisé dans une économie planifiée au service de la majorité.

La revendication du peuple est juste : nous voulons l’égalité. Nous voulons que cesse ce scandale qui fait que la moitié la plus pauvre de la population trime pour à peine survivre, tandis qu’une poignée de parasites accumule en une heure ce que d’autres gagnent en une vie. Mais cette revendication doit être élevée politiquement. Certes, la conscience de classe ne peut être insufflée d’en haut. Pour autant, une organisation politique de gauche ne peut pas se limiter à reformuler techniquement les revendications populaires afin de les porter au parlement. Il faut analyser les conditions matérielles dans lesquelles la classe laborieuse est prise, pour saisir jusqu’où sa conscience peut aller. C’est toute l’intelligence de Lénine que d’avoir compris que le rôle du parti est d’être la médiation permettant de rendre effective la conscience possible des classes révolutionnaires. Ainsi, si le peuple français est spontanément égalitariste, le travail d’une organisation politique est d’aider à rendre concret cet égalitarisme, non de se mettre à sa remorque.

Mais la responsabilité des intellectuels de gauche est sans doute encore plus grande. La France insoumise ne fait que reprendre les réflexions intellectuelles produites dans le monde associatif, syndical et universitaire pour les ordonner dans un programme politique. La critique la plus dure doit donc être adressée à ceux qui ont théorisé ces propositions. Leur fonction réelle est de couper la gauche de ses armes intellectuelles, et principalement de celle du matérialisme historique et dialectique. C’est ainsi que les discours poststructuralistes en sciences sociales et néokeynésiens en économie se sont constitués comme des armes de destruction massive contre le marxisme.

Quel est le résultat de cette opération ? Une gauche dont une grande partie des propositions repose sur du sable, faute de disposer du matériel critique nécessaire à son autonomie théorique. Au lieu d’armer la revendication d’égalité d’une conscience de classe, on lui offre des illusions d’experts, calibrées pour ne jamais effrayer les puissants. Piketty rêve d’une Europe fiscale impossible, Zemmour d’un rééquilibrage budgétaire, Zucman d’une taxe mondiale que les États bourgeois n’appliqueront jamais. Tous ces mirages remplissent la même fonction idéologique : éviter que la colère ne se retourne contre le capitalisme lui-même.

La revendication d’égalité du peuple doit être orientée non vers une mendicité fiscale, mais vers la conquête du pouvoir politique et économique. L’impôt, oui, mais comme arme transitoire dans un processus de rupture, pas comme horizon définitif. Car la question centrale demeure : qui organise la production, qui détient le pouvoir sur les moyens de produire et de répartir la richesse ? Tant que cette question n’est pas posée, toute réforme n’est que de la poudre aux yeux d’une petite bourgeoisie se complaisant à contempler sa beauté d’âme. Le peuple ne veut pas faire l’aumône, il veut contrôler son existence et pouvoir jouir des moments de bonheur que la vie a à offrir pour peu qu’elle ne soit pas soumise à la logique mortifère du capital.

Annexe

Le but de l’article n’étant pas de faire une critique technique sur la taxe Zucman, nous avons jugé plus à propos d’exposer quelques éléments de cette critique en annexe afin de ne pas alourdir la lecture. En revanche, les lecteurs curieux d’entrer dans le détail économique trouveront ici quelques éléments.

La « taxe Zucman » est vue comme un instrument permettant de faire contribuer davantage les grandes fortunes. Mais une difficulté de fond apparaît lorsqu’on compare les données disponibles. On peut aujourd’hui estimer que les 500 familles les plus riches de France contrôleraient environ 45 % du PIB, tandis que leur patrimoine représenterait à peine 9 % du patrimoine national. Cette différence souligne une distinction importante : ce n’est pas tant le patrimoine en tant que stock qui compte, mais le contrôle exercé sur le capital productif et financier. Comme l’a montré Samir Amin, l’essentiel réside dans la capacité de diriger l’allocation des flux de valeur, plutôt que dans la simple accumulation d’actifs. Le patrimoine est une mesure partielle et souvent secondaire de ce pouvoir. En pratique, les grandes fortunes n’organisent pas leur puissance économique en accumulant des biens matériels ou des liquidités, mais en orientant les flux de profits, les décisions d’investissement et l’accès au crédit. La « taxe Zucman », en visant un stock (le patrimoine), se heurte à cette difficulté conceptuelle : elle ne mesure pas directement le lieu central de la domination économique, qui est le contrôle sur les flux de valeur. Dès lors, son rendement potentiel reste limité, de l’ordre de quelques milliards, non seulement en raison des stratégies d’optimisation et de fragmentation du patrimoine, mais aussi parce que son objet même ne recouvre pas pleinement la réalité de la puissance capitaliste. En ce sens, la réflexion sur la fiscalité du capital doit tenir compte de cette distinction entre stock et flux : taxer le patrimoine peut avoir une utilité redistributive, mais cela ne permet pas de saisir directement le pouvoir économique que confère le contrôle sur les flux de production et de profit, et donc de poser des limites à l’enrichissement individuel des capitalistes.

Mais ce défaut de conceptualisation, est presque secondaire, si on le met face aux conditions générales d’effectivité de cette taxe. En effet la maigre tentative de Zucman — trois phrases perdues dans son rapport pour le G20 — de sauver la cohérence de sa taxe ne fait qu’ajouter une incantation idéaliste à la rigueur conceptuelle qui sied aux économistes. Ses propositions se réduisent à deux chimères : d’un côté, rendre « transparentes » les holdings, en prenant pour modèle les États-Unis ; de l’autre, convaincre « les États-Unis et les grands pays de l’Union européenne » d’instaurer un impôt minimum mondial.

Comble du ridicule que de citer les États-Unis en exemple ! Leur réglementation des holdings est une véritable passoire : celle de Bill Gates (Cascade Investment) ou de Jeff Bezos (Bezos Expeditions) suffisent à l’illustrer. Si les grands groupes américains acceptent ces règles bancales, c’est tout simplement parce que l’appareil d’État leur rend au centuple, par la rente impérialiste qu’il assure sur le reste du monde. On voit mal comment une telle « transparence » pourrait inspirer un modèle universel.

Quant à l’imposition mondiale, elle relève du conte de fées. Il faut une naïveté abyssale pour croire, après deux siècles et demi de capitalisme, que « la conviction » suffirait à faire plier l’impérialisme américain. La proposition de Zucman revient à dire aux États-Unis : « Messieurs les capitalistes nord-américains, pourriez-vous faire office de charité chrétienne en renonçant à une partie des avantages que vous assure votre domination mondiale ? »  D’une manière très surprenante, Washington a déjà donné sa réponse : no. Surprise, le monde des petits-bourgeois sociaux-démocrates n’est pas celui des classes dirigeantes. Comme si l’impérialisme, construit sur la prédation et la rente, pouvait soudain se muer en bonne œuvre universelle. Autant demander au loup de devenir végétarien : on confond ici rapports de force matériels et morale de catéchisme. Voilà où mène le monde enchanté de Zucman : à un projet condamné avant même d’exister.


[1] L’Avenir en commun présente bien des éléments rompant avec la logique néolibérale actuelle. Pour autant, les réflexions sur les rapports de propriété, les nationalisations ou la stratégie monétaire — impliquant nécessairement une rupture avec l’euro — demeurent très pauvres. Nous ne croyons donc pas être caricaturaux en affirmant que l’essentiel de la bifurcation proposée par l’AEC réside avant tout dans la fiscalité et l’investissement dans les services publics. Ce n’est pas rien, mais c’est largement insuffisant au regard de la question décisive de l’organisation économique : le développement des forces productives.

[2] Karl Marx, Introduction à la contribution à la critique de la philosophie du droit hégélien, Annales franco-allemandes, Éditions sociales, p.72

[3] Fétichisme dans lequel Thomas Piketty tombe de toute sa hauteur en prenant le capital comme simple stock de patrimoine. Cf Thomas Piketty : une critique illusoire du capital, Alain Bihr et Michel Husson, Éditions syllepse.

[4] Par richesse nous entendons ici les valeurs d’usage en suivant la conception de richesse que Marx formule dans La Critique du programme de Gotha.

[5] Cette analyse n’exclut nullement la possibilité pour le capital de traverser des phases plus redistributives et égalitaires, comme ce fut le cas à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ajoutons que cette redistribution n’aurait jamais vu le jour sans la pression exercée par l’URSS et par des partis communistes alors très puissants. Elle n’est donc nullement le produit d’une époque où les capitalistes auraient été plus altruistes.

[6] Les lecteurs avisés de Lénine reconnaitront ici une tendance du capitalisme à son stade impérialiste : la fusion du capital bancaire et du capital industriel dans le capital financier.


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