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« On a besoin d'un discours qui valorise les victimes du capitalisme et leur donne fierté et unité. », entretien avec Nicolas Framont
Nicolas Framont est un des  fondateurs du magazine en ligne Frustration. Nous l'avons interrogé sur son analyse des forces politiques en place, et plus particulièrement, sur les perspectives possibles pour la « gauche ».
Par Collectif Publié in #3 50 nuances de gauche, #ENTRETIENS le 24 septembre 2021 18 min de lecture
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Nicolas Framont, sociologue, est le cofondateur du magazine en ligne Frustration. Avec Selim Derkaoui, ils ont publié « La guerre des mots » (Le passager clandestin, 2020). Nous l’avons interrogé sur son analyse des forces politiques en place, et plus particulièrement, sur les perspectives possibles pour la « gauche ».

Positions : Nicolas, dans votre livre La guerre des mots, vous tentez de construire une contre-hégémonie défensive contre le langage et donc contre la vision du monde de la bourgeoisie. Dans cet esprit, le mot de « gauche » vous semble-t-il encore opposable à la pensée bourgeoise et à l’idéologie dominante, ou bien est-il désormais complètement digéré par l’hégémonie conservatrice ?

Framont: Le mot « gauche » est en effet constamment utilisé dans le débat public sans le moindre effort de définition, ce qui le rend nécessairement suspect. Appeler constamment à « l’union de la gauche » sans dire de quoi on parle, sur quelle base, pour quel programme nous semble par exemple particulièrement révélateur du fait que « gauche » est devenu un mot valise particulièrement inefficace. Dans notre livre, nous allons plus loin : le terme de « gauche » est devenu un piège politique qui permet d’absorber toute volonté populaire de changement au sein de forces acquises à la bourgeoisie, et ce depuis longtemps. L’existence même d’un bloc bourgeois « de gauche », autour du Parti Socialiste, empêche toute organisation politique réellement porteuse de changement de se qualifier autrement que comme « gauche radicale » ou « extrême-gauche », des qualificatifs qui renvoient forcément à l’excès et à la marge. Pour se libérer de ce terme et des trahisons qu’il charrie, il est important de se rappeler qu’historiquement, le mouvement ouvrier et l’ensemble des mouvements issus de la classe laborieuse ne se sont pas identifiés à « la gauche ». La gauche désigne initialement un clivage au sein de l’Assemblée constituante révolutionnaire de 1792, puis au sein de la politique institutionnelle tout au long du XIXe siècle. Une politique institutionnelle où les paysans, ouvriers, artisans mais aussi les femmes de toute classe n’avaient pas voix au chapitre. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que le mouvement socialiste français intègre le Parlement et s’intègre dans ce clivage initialement conçu pour la classe politique bourgeoise, non sans débats ou réticences. 

« Cette vision idéaliste de la politique, incarnée par le clivage droite-gauche, s’est substituée à une vision matérialiste où il était question d’intérêts de classe qui s’affrontent, notamment autour de la question cruciale de la propriété des moyens de production. »

Mais pendant très longtemps, le clivage qui a structuré la vie politique française était lié à la classe et non aux « convictions » ou « idéaux ». A mesure que la lutte des classes a été décrétée enterrée, dans les années 1980, cette vision idéaliste de la politique, incarnée par le clivage droite-gauche, s’est substituée à une vision matérialiste où il était question d’intérêts de classe qui s’affrontent, notamment autour de la question cruciale de la propriété des moyens de production. Cela ne veut pas dire que ce clivage droite-gauche est aujourd’hui intrinsèquement vide. Nous par exemple, on n’aurait pas de mal à se dire « de gauche », en le définissant comme le fait d’être sensible à tous les rapports de domination et de penser que l’égalité entre les humains est un but à atteindre. Mais le problème, c’est que Manuel Valls aussi se dit de gauche ! Alors comment fait-on ?

Il est clair que ces dix dernières années ont vu le terme de « gauche » monopolisé par ce qu’on pourrait appeler la gauche bourgeoise paternaliste, celle qui déplore les conséquences (la misère, l’aliénation au travail), sans vouloir agir sur les causes (la propriété privée des moyens de production, l’exploitation au travail). Cette gauche-là a plus à voir avec la doctrine sociale de l’Eglise (ou « catholicisme social ») qui veut aider les gens sans changer le système qui les enfonce, qu’avec le mouvement ouvrier qui veut transformer la société. 

Des tentatives ont déjà été faites pour sortir de cette impasse. Le « populisme de gauche » a consisté dès 2015 à dépasser le clivage droite-gauche par une posture anti-système. Le problème, c’est que durant les campagnes électorales, même les politiques les plus bourgeois se disent anti-système. A les entendre, ils sont tous des « outsiders » qui ne rêvent que de pourfendre le petit milieu parisien politique. Macron était d’ailleurs décrit par la presse bourgeoise comme « anti-système » et « en dehors de la classe politique ». Quatre ans après ça semble vraiment pathétique… La référence au « peuple » plutôt qu’à la gauche a connu la même difficulté : « peuple » peut avoir la définition que l’on souhaite selon son camp politique, et ce manque de clarté finit par noyer le message initial. Il nous semble de notre côté que la référence à la lutte des classes est le plus sûr moyen de parler clairement et distinctement de qui on défend et de ce que l’on veut. Ce concept est certes daté mais il n’a pas pris une ride, parce que le capitalisme est toujours là et s’est développé, entraînant un renforcement des frontières de classe. Défendre la classe laborieuse contre la bourgeoisie : voici un programme politique suffisamment clair pour éloigner les vautours qui, depuis les débuts du capitalisme, s’approprient les combats des autres pour servir leur propre classe, petite ou grande bourgeoise.

Positions : Justement dans votre livre et sur Frustration vous essayez d’exprimer le point de vue de ce que vous définissez par la « classe laborieuse », au singulier. Cette ambition d’actualisation de la lutte des classes en fonction des évolutions du modèle productif est nécessaire et même salutaire. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « classe laborieuse » ; ce concept recouvre-t-il le prolétariat comme dans la tradition marxiste, ou bien celui-ci intègre-t-il la totalité du salariat, c’est-à-dire avec bon nombre de couches moyennes supérieures ? De la même manière, comment intégrez-vous ou excluez-vous la petite-bourgeoisie traditionnelle (artisans, commerçants, petits possédants agricoles…) dans la « classe laborieuse » ? Ces derniers en effet sont encore des productifs non-salariés, traditionnellement libéraux, ils ont néanmoins nourri les rangs des Gilets Jaunes de manière significative, ce qui démontre leur caractère oppositionnel au néolibéralisme. La « classe laborieuse » est-elle une alliance des classes productives mis en danger par le néolibéralisme ou bien est-ce une classe cohérente et unique, capable de dépasser le capitalisme et de proposer un nouveau mode de production ?

« Si l’on veut changer la société, on a besoin d’un discours propulsif, qui valorise les victimes du capitalisme et leur donne fierté et unité. »

Framont : D’abord, il faut préciser que l’usage de ce terme de « classe laborieuse » (dont nous ne sommes certainement pas les inventeurs mais que nous aimerions populariser) provient d’une grande insatisfaction sociologique et politique envers celui de « classes populaires » (la plupart du temps utilisé au pluriel). Le terme de « classes populaires » est venu se substituer, progressivement mais sûrement, à celui de « classe ouvrière » dans le discours politique de gauche et dans les productions intellectuelles et médiatiques sur la lutte des classes ou les inégalités sociales. L’effacement de « classe ouvrière » vient de l’idée – fausse mais tellement répandue – qu’il n’y aurait plus d’ouvriers en France. C’est vite évacuer les 20% de la population active (moins que les cadres et professions intellectuelles supérieures dont on parle constamment) qu’ils représentent. Mais il est vrai que le pouvoir politique de la classe ouvrière s’est considérablement érodé, principalement en raison de son abandon par les partis de gauche comme le PS et le PCF et des efforts de la classe bourgeoise pour saccager ses bastions et ses contre-pouvoirs.

Le terme « classes populaires » s’est donc imposé pour désigner un tout informe, réputé sans conscience de lui-même, et réuni davantage autour d’un style de vie et d’une expérience de privation et de dépossession. Nous revenons dans notre livre sur l’origine de ce terme qui n’est guère flatteur : quand on parle des classes populaires, on définit ses membres par ce dont ils sont privés (du pouvoir, de l’argent) et non par ce qu’ils et elles sont : des travailleuses et travailleurs, des privés d’emploi, des personnes qui apportent quelque chose à la société. Et l’usage du pluriel renvoie à l’atomisation, à l’indétermination. Ça convient très bien à une certaine gauche compassionnelle, qui a envie de faire au nom des gens et à leur place – et éviter de parler du travail ou du capitalisme, tant qu’à faire. Mais si l’on veut changer la société, on a besoin d’un discours propulsif, qui valorise les victimes du capitalisme et leur donne fierté et unité. Ceci étant dit, il est sans doute vrai que le terme de « classe ouvrière » n’est plus aussi englobant qu’il pouvait l’être par le passé. Non pas pour des raisons quantitatives – à l’époque de Marx les ouvriers étaient largement minoritaires par rapport aux artisans et paysans- mais en termes d’identification possible : le salariat est, en France, bien plus large que la seule catégorie d’ouvriers. Il existe même des « autoentrepreneurs » qui n’ont plus les droits ou l’apparence d’ouvriers actuels et qui pourtant travaillent dans les conditions des ouvriers du XIXe : payés à la tâche et sans droits sociaux. Il existe des personnes passées « cadres » pour être mieux exploitées, avec le contournement des 35h permis par le contrat au forfait jour par exemple, sans que cela ne se traduise par une réelle prise de responsabilité. La fonction publique elle-même compte désormais sa masse de précaires, diplômés ou non. Le monde agricole compte des travailleurs en théorie autonomes, indépendants, chefs d’exploitation qui sont en réalité devenus des exécutants pour des coopératives qui n’ont de coopératives que le nom, des semenciers, des fabricants de phytosanitaires, etc. Et il y a tous les privés d’emplois, bénéficiaires d’allocations, qui sont soumis au pouvoir de contrôle et au harcèlement médiatique. Bref, le rapport conflictuel au travail et la souffrance qui en résulte dépasse largement les frontières du monde ouvrier.

D’où notre usage du terme de classe laborieuse : il s’agit de l’ensemble des producteurs de richesse du pays, celles et ceux qui travaillent ou qui veulent travailler, dont le travail est volé par la bourgeoisie. Salariés comme non-salariés (même si les salariés restent très majoritaires en France). Toutes celles et ceux qui « bossent mais ne s’en sortent pas » ou pas à la hauteur de leur travail, car victimes directes ou indirectes du système capitaliste. Artisans, commerçants, cadres moyens, employés, ouvriers, bénéficiaires des allocations : toutes les personnes aux destins entravés par la domination bourgeoise sur le travail et qui se sont, à des degrés divers, identifiés aux messages de colère du mouvement des gilets jaunes. La cohésion de cette classe est selon nous plus forte qu’il y a deux ou trois décennies : les agressions régulières de la classe bourgeoise sur le système de protection sociale (dont la défense réunit presque toutes les sous-catégories de la classe laborieuse – exceptés encore une bonne partie des indépendants et agriculteurs qui perçoivent les cotisations sociales comme des « charges »), mais aussi la difficulté à vivre bien, à faire un travail de qualité sans règles et contraintes absurdes – celle des hauts fonctionnaires déconnectés dans le public, celle des directeurs et consultants arrogants dans le privé : les expériences partagées sont plus fortes que celles qui nous divisent, et sur lesquelles la classe dominante ne cesse d’insister. La façon que nous avons de nous nommer participe de notre encapacitation (« empowerment » en anglais), c’est-à-dire notre faculté de nous sentir forts et capables de changer la société et de la diriger. La cohésion de la classe laborieuse est donc possible, sa mise en mouvement politique aussi – les Gilets Jaunes l’ont bien montré – et avoir un terme pour se qualifier et se sentir exister comme classe est une étape essentielle : Marx et Lénine n’ont pas attendu que la classe ouvrière européenne soit parfaitement homogène (elle ne l’a jamais été) pour parler de classe ouvrière européenne !

Positions : Dans une perspective marxiste, pour que cette classe laborieuse puisse être considérée comme sujet politique réellement agissant il convient de dégager sa conscience, sa vision du monde et donc le projet qu’elle porte en elle. La bourgeoisie portait en elle le capitalisme, le prolétariat portait en lui le communisme, quel serait donc le monde porté par cette classe laborieuse plus hétérogène que la classe ouvrière avant elle. Le communisme, aujourd’hui remis en avant par Frédéric Lordon vous semble-t-il significatif pour définir l’avenir radieux de cette classe laborieuse ?

« C’est sans doute parce qu’ils sont déconnectés des besoins matériels et de la réalité concrète vécue par les travailleuses et travailleurs que les alternatives proposées d’en haut par de jeunes technocrates – revenu universel, garantie d’emploi vert etc – nous semblent destinés à être enterrées ou amollies par des partis et gouvernements bourgeois en manque d’idées. »

Framont : Il est sans doute un peu schématique de dire que le prolétariat portait en lui le communisme. Il n’a jamais été un groupe homogène, dans sa composition comme dans ses aspirations. C’est pareil de nos jours. La classe laborieuse rassemble des individus qui votent « à gauche », qui votent à droite, qui ne votent pas… Il est difficile de dégager un projet politique associé clairement à cette classe sociale. Et c’était pareil « avant » : ce sont les organisations et les représentants politiques de la classe qui donnaient une cohérence a posteriori, et ils l’ont fait selon leurs propres intérêts, jusqu’au retournement néolibéral de Mitterrand et ses ministres qui ont estimé qu’ils ne faisaient que protéger les ouvriers et les employés du chaos économique que constituerait une politique monétaire trop souple. Enfin c’est ce qu’ils disaient, évidement. On peut cependant voir des traits politiques se dégager quand on regarde les quelques études d’opinion qui ne portent pas sur les présidentielles de 2022 : les ouvriers et les employés sont plus attachés aux services publics, à la protection sociale, aux valeurs d’égalité et de solidarité. Ils sont plus favorables à une égalisation des salaires, à un plafonnement des hauts revenus… Bref, la bourgeoisie grande et petite adhère davantage au système néolibéral, les autres groupes sociaux sont sceptiques ou hostiles. Il n’y a pas d’adhésion majoritaire au capitalisme en France, ce qui désespère nos éditorialistes qui parlent alors de « jalousie », de « haine des riches », de « repli sur soi »… 

Alors qu’est-ce qu’on peut faire de tout ça ? Évidemment qu’avoir un projet de société enthousiasmant, ce serait idéal. Actuellement, on a un peu le sentiment que le seul projet politique possible ce serait « limiter les dégâts », « éviter le pire ». Les programmes sociaux-démocrates sont décrits par les médias dominants comme l’antichambre de l’Union Soviétique. L’alternative radicale semble n’exister qu’à un niveau individuel : le « retour à la campagne », « vivre en autonomie dans une cabane », la reconversion agricole… Ces choix de vie esthétisés par les vidéos de Brut ne constituent pas une alternative viable, car elles nécessitent des ressources financières et s’opposent à l’idée même de collectif. Pour autant, tout n’est pas à inventer. On connaît la recette pour offrir une vie meilleure à tout le monde : faire cesser l’aliénation au travail en donnant à ceux qui travaillent les clefs de leur destin via la socialisation des entreprises, étendre la sécurité sociale à d’autres domaines de la vie comme l’alimentation, transformer les institutions politiques de façon radicalement démocratique… Est-ce que ce serait le communisme ? Oui, si cela permet d’en finir avec l’emprise de la bourgeoisie sur nos vies. Est-ce que le terme « communisme » a un sens autre que désuet ou austère et surtout qu’il fait miroiter tout ça à la majorité des gens ? Rien n’est moins sûr. Mais est-ce qu’on prend les choses dans le bon sens ? Est-ce que dans l’histoire du mouvement ouvrier, les choses ont commencé avec un projet de société bien ficelé et des personnes se mettant collectivement en action pour y parvenir ? On a plutôt l’impression que c’est en organisant pour faire face aux difficultés immédiates de la vie et du travail que la classe ouvrière a conçu progressivement l’objectif politique principal. Par exemple, la Sécurité sociale telle qu’on la connaît résulte de caisses de solidarité locales réalisées pour du court-terme. Est-ce qu’avant de définir le grand projet de société que l’on veut on ne devrait pas d’abord mettre en place des modes d’organisations collectives adaptés à la classe laborieuse actuelle ? 

C’est sans doute parce qu’ils sont déconnectés des besoins matériels et de la réalité concrète vécue par les travailleuses et travailleurs que les alternatives proposées d’en haut par de jeunes technocrates – revenu universel, garantie d’emploi vert etc – nous semblent destinés à être enterrées ou amollies par des partis et gouvernements bourgeois en manque d’idées. Il est vrai que l’avantage du terme communisme, c’est qu’il ne peut pas subir une telle récupération… Encore que. Comment s’appelle le parti de Fabien Roussel déjà ?

Positions : Pour conclure, comment envisageriez-vous la constitution d’un « front des laborieux » à opposer à la bourgeoisie en vue de 2022 ?

Framont : Je pense qu’un front du travail et de la lutte des classes serait beaucoup plus intéressant que cette « Union de la gauche » dont on nous parle constamment. Cependant je crois que 2022 est une échéance trop proche pour cela et je ne vois pas de quelles organisations nous disposons pour nourrir ce genre de projet. Il peut cependant se passer beaucoup de choses d’ici l’élection présidentielle. Le mouvement social n’a sans doute pas dit son dernier mot.


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