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Editorial : Pénurie d'Etat, état de pénurie
Depuis plusieurs décennies, le capitalisme s’est engagé dans une dynamique qui pourrait sembler contradictoire. D’un côté, il a méthodiquement détruit l’État social, fruit de luttes populaires et outil de régulation indispensable à la stabilité des sociétés industrielles avancées. D’un autre côté, cette « pénurie d’État » n’a pas conduit à l’abondance promise par les idéologues néolibéraux : elle a engendré un véritable « état de pénurie » généralisée.
Par Chris Publié in #7 Pénurie d'Etat, état de pénurie le 29 septembre 2025 8 min de lecture
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Pénurie d’État et état de pénurie

Depuis plusieurs décennies, le capitalisme s’est engagé dans une dynamique qui pourrait sembler contradictoire. D’un côté, il a méthodiquement détruit l’État social, fruit de luttes populaires et outil de régulation indispensable à la stabilité des sociétés industrielles avancées. D’un autre côté, cette « pénurie d’État » n’a pas conduit à l’abondance promise par les idéologues néolibéraux : elle a engendré un véritable « état de pénurie » généralisée. Pénurie de services publics, pénurie d’accès aux biens fondamentaux, pénurie de démocratie et de paix. Là où l’État social organisait un minimum de sécurité, le néolibéralisme installe l’insécurité permanente.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir sur le rôle historique joué par l’État dans le développement du capitalisme. Contrairement à l’idéologie libérale qui le présente comme un intrus dans le libre jeu des marchés, l’État fut, au XXe siècle, une condition même de la survie du capitalisme. C’est grâce à lui que le système put surmonter les crises chaotiques du XIXe siècle et se relancer après la Grande Dépression et les guerres mondiales. L’État providence et l’État planificateur étaient autant d’institutions permettant la reproduction élargie du capital.

Or, depuis les années 1970, ce pilier a été progressivement démantelé. Le néolibéralisme, porté par Thatcher, Reagan et leurs avatars planétaires, a mis en œuvre une stratégie de privatisation, de déréglementation et de casse sociale. Ce faisant, il a permis une remontée du taux de profit en écrasant la part du travail et en marchandisant les services publics. Mais cette restauration fut éphémère : la destruction de l’État social a ramené le capitalisme à ses contradictions fondamentales. Loin de libérer le marché, elle a révélé son incapacité structurelle à se stabiliser sans un acteur collectif puissant.

Le résultat est désormais sous nos yeux : crises financières à répétition, guerres de plus en plus nombreuses, crise écologique hors de contrôle. L’humanité vit dans un état de pénurie qui n’est pas le fruit du manque de richesses produites, mais de leur mauvaise organisation et de leur appropriation privée. Ce numéro se propose d’éclairer cette contradiction : la « pénurie d’État » est le moteur direct de l’« état de pénurie ». Et tant que le capitalisme subsistera, aucune reconstruction véritable ne sera possible.

Le chaos du capitalisme libéral du XIXe siècle  

Au XIXe siècle, le capitalisme industriel se développe dans le cadre idéologique du laissez faire. L’État y est réduit à ses fonctions régaliennes : police, armée, justice, diplomatie. Les crises économiques se succèdent alors avec une brutalité cyclique : crises de surproduction, effondrements bancaires, misère ouvrière, chômage massif. Ces crises, loin d’être des accidents, sont le produit normal d’un système fondé sur la recherche illimitée du profit et l’anarchie du marché.

La misère sociale est telle que des mouvements révolutionnaires émergent partout en Europe : 1848, la Commune de Paris, les révoltes ouvrières anglaises et allemandes. Face à ces menaces et à la force du sujet collectif organisé que fut le prolétariat, la société capitaliste se dota progressivement d’institutions d’équilibre dans la lutte des classes, dont l’État, structure fondamentalement bourgeoise, devient au XXe siècle le lieu et le marqueur de la lutte entre les aspirations collectives contradictoires des classes sociales.

Aux États-Unis, le New Deal de Roosevelt illustre une nouvelle tendance : l’État devient investisseur, régulateur, planificateur. En Europe après 1945, le compromis fordiste keynésien s’installe : l’État prend en charge la protection sociale, l’éducation, la santé, le logement, et assure ainsi les conditions de la consommation de masse.

Dans le même temps, l’État s’affirme comme un acteur économique direct. Nationalisations, entreprises publiques, grands projets d’infrastructures : tout cela constitue des éléments du capitalisme d’État ; non pas une alternative au capitalisme, mais une condition de sa survie et de son expansion.

Ce rôle n’est pas philanthropique : il répond à une logique de classe. L’État social n’existe pas pour le bien-être abstrait des citoyens, mais parce que le capitalisme a besoin d’une main-d’œuvre éduquée, en bonne santé, capable de consommer ce qu’elle produit. Les services publics réduisent le coût de la reproduction de la force de travail et assurent une stabilité sociale qui profite aux capitalistes. En ce sens, l’État n’est pas extérieur au capitalisme : il en est l’un des rouages fondamentaux.

À partir du milieu des années 1970, le capitalisme entre dans une crise de rentabilité. La productivité ralentit, les profits chutent, l’inflation explose. Le compromis fordiste, basé sur la redistribution et la consommation de masse, semble épuisé. Les classes dirigeantes cherchent alors une nouvelle voie pour restaurer leurs marges.

La réponse se cristallise autour du néolibéralisme. Thatcher au Royaume-Uni, Reagan aux États-Unis, mais aussi les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI au Sud global, marquent une offensive générale contre l’État social. Les privatisations se multiplient, les marchés financiers sont libéralisés, les dépenses publiques sont compressées. Le chômage de masse devient un instrument de discipline sociale.

L’État, loin de disparaître, change de fonction. Il cesse d’être le garant des droits sociaux pour devenir le garant des profits privés. Il se retire de la production directe, mais renforce son appareil répressif et policier.

Cette stratégie fonctionne partiellement : les profits se redressent grâce à la pression sur les salaires, à l’extension du temps de travail précaire, et à la marchandisation des services publics. Mais ce succès est fragile. Il repose sur une financiarisation extrême de l’économie, sur l’endettement massif des ménages et des États, et sur une destruction des mécanismes collectifs de stabilisation. La théorie néolibérale promettait que le marché, une fois libéré, trouverait son équilibre naturel. L’expérience démontre l’inverse. Les crises financières se multiplient : krach de 1987, crise asiatique de 1997, éclatement de la bulle internet en 2000, crise des subprimes en 2008. Chaque fois, l’État doit intervenir pour sauver les banques et empêcher l’effondrement total.

La contradiction se résume ainsi : l’État est réduit à peau de chagrin dans ses fonctions sociales, mais est hypertrophié dans ses fonctions coercitives. La police, l’armée, les prisons, les technologies de surveillance se développent pendant que les hôpitaux ferment, que les écoles se dégradent et que les infrastructures s’effondrent. Le citoyen est abandonné, mais le consommateur et le manifestant sont contrôlés.

Cette combinaison débouche sur un état de pénurie permanent. Pénurie d’eau dans des régions entières, pénurie énergétique en Europe, pénurie de médicaments dans les hôpitaux, pénurie de logements accessibles. Mais aussi pénurie de démocratie, pénurie de perspectives, pénurie de paix. Tout cela dans un monde où la richesse produite n’a jamais été aussi abondante.

Le paradoxe est désormais clair : la « pénurie d’État » organisée par le néolibéralisme engendre directement l’« état de pénurie » que nous vivons. En détruisant l’État social, le capitalisme a cru se libérer d’un poids, mais il a détruit en réalité le mécanisme qui lui permettait de survivre à ses propres contradictions.

L’histoire montre que le capitalisme ne peut se maintenir qu’adossé à un État fort, capable d’investir, de protéger et de réguler. Mais cette fonction de l’État est incompatible avec la logique de profit maximal et avec la financiarisation globale. C’est pourquoi le capitalisme contemporain ne peut offrir aucune sortie à la crise qu’il a lui-même produite.

L’heure n’est plus à réclamer le retour de l’État providence d’hier, compromis de classe qui a déjà montré ses limites. L’heure est à inventer un nouvel horizon politique, capable de dépasser la logique de la marchandise et du profit. Sans cela, la pénurie deviendra permanente, et l’humanité s’enfoncera dans la guerre et la catastrophe écologique.

Le titre de ce numéro le dit bien : pénurie d’État et état de pénurie. Ces deux termes ne désignent pas deux phénomènes distincts, mais les deux faces d’une même réalité. Pour en sortir, il faudra une rupture : dépasser le capitalisme.


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