Du métal sans Mittal,
Nationaliser pour rompre, pas pour éponger
« Du métal sans Mittal » : à Dunkerque, la formule n’a rien d’un refrain mélancolique. Elle dit une nécessité politique immédiate. Ce jour, 27 novembre 2025, l’Assemblée nationale discute la proposition de loi de nationalisation des sites français d’ArcelorMittal, le vote ne portera pas sur l’idée abstraite d’une intervention publique. L’État intervient déjà massivement et structurellement dans la sidérurgie. La question est celle de son sens social : intervention pour qui, contre qui, et au profit de quel horizon productif.
L’État est déjà dans l’acier
Il faut partir d’un fait politique élémentaire : depuis des années, l’État n’est pas hors-jeu dans l’acier ; il est le garant financier de la stratégie industrielle de Mittal. Subventions directes, exonérations, dispositifs France 2030, garanties diverses : l’argent public stabilise l’activité, couvre l’investissement, absorbe le risque. Ce que la loi du 27 novembre met sur la table, c’est donc moins « l’entrée de l’État » que le passage d’une présence subalterne à une prise de contrôle. D’un côté, le modèle désormais classique d’un État-auxiliaire : collecteur d’aides, assureur en dernier ressort, organisateur discret de la rentabilité privée. De l’autre, la perspective d’une expropriation durable et d’un contrôle collectif de la filière, associant travailleurs, syndicats, collectivités et puissance publique, pour aligner enfin la production sur l’intérêt général plutôt que sur la valeur actionnariale.
Dunkerque, laboratoire du capitalisme subventionné
À Dunkerque, le débat se lit dans la matière même du travail. Le complexe sidérurgique est l’un des plus gros émetteurs du pays : autour de 12 millions de tonnes de CO₂ par an, soit près de 15 % des émissions industrielles françaises. Il est vital pour l’économie nationale mais est gouverné comme un actif parmi d’autres depuis un siège lointain, au seul prisme de la rentabilité immédiate. Cette distance se traduit concrètement dans les ateliers : équipes en sous-effectif, intensification des cadences, équipements qui vieillissent, maintenance sous-traitée et fragilisée. Quand l’outil est poussé à la limite, ce sont les ouvriers qui portent le coût humain et physique de ces arbitrages. L’incendie du 8 octobre 2025 à Fos-sur-Mer, avec l’arrêt d’une partie de l’aciérie, n’est pas une anomalie locale ; il dit ce que devient une sidérurgie gérée à flux tendus, où la sûreté finit par être traitée comme une variable d’ajustement. Cette réalité de terrain éclaire, par contraste, le sort réservé aux grandes promesses de « transition verte » annoncées d’en haut.
Le piège des promesses vertes
L’histoire récente du « verdissement » Mittal éclaire le nœud du problème. Le 15 janvier 2024, l’État signe une convention de décarbonation pour Dunkerque et Fos-sur-Mer : un plan de 1,8 milliard d’euros, dont jusqu’à 850 millions d’aides publiques, prévoyant deux fours électriques et une unité de réduction directe (DRI). L’événement est présenté comme une bifurcation historique. À l’automne 2025, le décor est tombé : le projet est reporté, puis raboté à environ 1,2 milliard, avec un seul four électrique et l’abandon pur et simple du DRI. La séquence est connue : promesse de rupture verte, mobilisation de fonds publics, puis rétraction industrielle dès que les subventions sont sécurisées et que la conjoncture arase les marges.
Licencier pour maintenir le taux de profit
Les suppressions de postes annoncées en avril 2025 sont venues dire le reste. ArcelorMittal a confirmé la disparition de 636 emplois en France, dont 295 à Dunkerque, ainsi que de lourdes coupes à Florange et Basse Indre. Les directions parlent d’« adaptation » ; le capital, lui, parle la langue nue de l’arbitrage : réduire l’emploi pour maintenir le taux de profit. Or l’entreprise n’est pas exsangue. En 2024, ArcelorMittal affiche 62,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires et environ 1,3 milliard de bénéfice net ; au premier trimestre 2025, elle annonce encore autour de 805 millions de dollars de profit. On ne licencie pas ici pour sauver l’outil : on licencie pour le rendre « compétitif » selon les normes d’un marché mondial surcapacitaire. Le plus grave n’est pas la contradiction morale (cette asymétrie choquante entre des plans sociaux et des profits encore confortables) mais la cohérence structurelle du dispositif : au moment même où l’emploi est sacrifié, où l’atelier est mis sous tension par les sous-effectifs et l’usure des installations, la collectivité prend en charge la modernisation de l’outil que l’actionnariat refuse de financer sur ses propres marges.
Le rapport parlementaire Bilongo sur l’aide publique à la décarbonation de Dunkerque le documente avec précision : une pluralité de guichets, plusieurs dizaines de millions déjà engagés ou versés, et, en face, des contreparties sociales faibles, réversibles, voire inexistantes. La logique est claire : les risques lourds, industriels, sociaux, climatiques, sont socialisés ; la rente, elle, demeure privatisée. « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée » écrivait Marx bien avant que la sidérurgie française n’en donne une illustration presque au ras du réel.
Les hauts-fourneaux, les laminoirs, les aciéries ne tiennent pas par la vertu autonome des machines, mais parce que des équipes, souvent réduites, y engagent chaque nuit leur force physique, leur expérience et leur vigilance, dans la chaleur, la poussière et le danger. C’est cette puissance vitale que l’actionnariat « consomme » : non comme une abstraction comptable, mais comme une intensité arrachée au temps de vie, polyvalence imposée, rythmes resserrés, maintenance fragilisée, sécurité reléguée au rang de variable d’ajustement. Lorsque ArcelorMittal coupe dans les effectifs alors même que l’outil vieillit et que la transition réclame des investissements lourds, il ne fait qu’accroître la quantité de « travail vivant » extraite à chaque heure payée. La rentabilité ne provient pas ici d’un surcroît d’inventivité productive ; elle se reconstruit par intensification du travail et par érosion méthodique des dépenses qui protègent les corps et sécurisent les sites.
Le capital se maintient ainsi en aspirant davantage d’énergie humaine, même au prix de l’épuisement des salariés et de l’obsolescence accélérée de l’appareil industriel. Dans notre cas, la morsure s’étend au-delà de l’atelier. L’argent public vient nourrir la modernisation et la décarbonation que le groupe refuse d’assumer pleinement sur ses profits. Le « travail mort » n’absorbe donc plus seulement le « travail vivant » des ouvriers ; il capte aussi les ressources fiscales produites par l’ensemble du monde du travail. Le mécanisme reste identique : socialiser les risques et les coûts, intensifier l’extraction de valeur sur le vivant, préserver la rente actionnariale. La sidérurgie se retrouve ainsi sommée de payer deux fois, par l’effort qu’on pressurise et par l’impôt qu’on mobilise, afin que demeure intangible l’exigence de rendement capitaliste. C’est cette double ponction, parfaitement organisée, que le discours officiel recouvre des mots d’ordre de « compétitivité » et de « transition ».
Usinor-Sacilor : la matrice historique
Rien de tout cela n’est inédit : c’est même la matrice de la sidérurgie française depuis un demi-siècle, et c’est là que se lit la portée du vote de novembre. À l’automne 1981, Usinor et Sacilor sont nationalisés pour éviter l’effondrement d’un secteur déjà miné par l’endettement et la surcapacité ; en juin 1982, le « plan acier » acte explicitement que la nationalisation servira d’abord à purger les bilans et à financer la restructuration : l’État annonce 21 milliards de francs d’apports entre 1982 et 1986, tout en programmant 12 000 suppressions d’emplois. On est donc, dès l’origine, dans un schéma de socialisation des pertes, avec coûts industriels et sociaux assumés par la puissance publique.
La séquence décisive vient ensuite : en 1995, une fois l’outil assaini par quinze ans d’argent public et de compressions d’effectifs, le gouvernement Juppé privatise Usinor-Sacilor à un prix indicatif d’environ 86 francs l’action, valorisant le groupe autour de 20–23 milliards de francs. L’État en tire « un peu plus d’une dizaine de milliards » de recettes — somme que Le Monde qualifie alors de dérisoire au regard des quelque 100 milliards de francs engloutis dans le sauvetage de la sidérurgie depuis la fin des années 1970. Autrement dit, la collectivité a payé l’extinction de la crise et la remise à niveau industrielle ; le marché récupère, à prix rabais, un actif redevenu rentable. La chronologie a une clarté brutale : nationaliser pour éponger, privatiser pour céder la valeur reconstituée ; l’État purge, les marchés encaissent.
Le PS et le refuge du « provisoire »
C’est exactement ce cycle que le Parti socialiste, malgré ses proclamations industrielles, s’apprête à réactiver. La tribune publiée le 1er mai 2025 dans Le Nouvel Observateur par un collectif de responsables socialistes appelle à des « nationalisations stratégiques temporaires », c’est-à-dire à une entrée publique au capital strictement transitoire, suivie d’une revente à un « opérateur public ou privé » une fois l’entreprise remise à flot. Ce n’est pas une nuance technique : c’est une capitulation de principe. En sanctuarisant d’emblée la sortie et le retour à la propriété privée comme horizon naturel, cette ligne transforme la nationalisation en simple technique de défaisance, une parenthèse comptable où l’État serait prié de faire le sale travail (éponger les pertes, pacifier le social, porter l’investissement risqué) avant de restituer l’outil « assaini » au marché. Autrement dit, le PS ne rompt pas avec le schéma Usinor-Sacilor ; il en revendique la reconduction sous vocabulaire neuf. Même lorsque certains élus socialistes, au nom du « réalisme », proposent de convertir les subventions en prises de participation plutôt que d’aller jusqu’au contrôle public plein, ils reconduisent la même logique d’accompagnement : l’État comme minoritaire utile, jamais comme souverain industriel.
Sous la rhétorique du « stratégique », c’est le vieux social-libéralisme d’intendance qui réapparaît : socialisation des coûts, privatisation des gains, et démocratie industrielle renvoyée à plus tard, c’est-à-dire à jamais. Le provisoire ici n’est pas un garde-fou, c’est un alibi : celui par lequel on évite de nommer le cœur du problème, à savoir le pouvoir de l’actionnariat sur l’outil et sur le travail. Sur le plan économique, c’est une aberration. Une nationalisation conçue dès l’origine comme provisoire, avec l’horizon explicite d’une revente, ne peut qu’écraser la valeur de cession future. En assumant pendant des années les investissements de modernisation et de décarbonation, l’État renonce de facto à distribuer des dividendes significatifs : la valeur actualisée des flux de trésorerie futurs est mécaniquement plus faible que si ces mêmes investissements avaient été portés par un propriétaire privé acceptant de les financer sur sa propre rentabilité. Ensuite, parce que l’annonce d’une sortie programmée renverse le rapport de force du point de vue du capital : les acheteurs potentiels n’ont qu’à attendre que le gros des risques industriels ait été pris en charge par la collectivité pour se positionner ensuite, au moment où l’entreprise redevient rentable, en exigeant une décote sur le prix de reprise.
Exproprier pour planifier la filière
C’est précisément la rupture assumée par la proposition de La France insoumise : nationaliser ArcelorMittal France non pour colmater les brèches d’un capital défaillant, mais parce qu’il n’y a plus d’autre moyen de garantir, d’un même mouvement, l’emploi, la production et la transition écologique de l’acier. Autrement dit, il ne s’agit pas d’ajouter une rustine publique à une stratégie privée qui se dérobe, mais de reprendre la main sur une industrie vitale. Trois déplacements structurent cette logique. D’abord, un déplacement de propriété. La question n’est pas d’entrer timidement au capital pour « accompagner » Mittal, mais de sortir l’outil sidérurgique de sa tutelle. L’expropriation durable s’impose parce que le groupe a montré (suppressions de postes, investissements ajournés malgré l’argent public) qu’il ne gouverne pas ces sites pour les faire vivre, mais pour arbitrer une rentabilité. Ensuite, un déplacement d’échelle. On ne sauve pas un site : on reprend une filière. L’acier n’est pas une industrie parmi d’autres ; il conditionne tout le reste, des infrastructures au transport, de l’énergie à la défense. Sans politique d’ensemble, la décarbonation reste un slogan et la souveraineté un mot creux. Enfin, un déplacement de responsabilité. Nationaliser, c’est changer à qui l’entreprise rend des comptes. La proposition prévoit une gouvernance où l’État et les représentants des salariés pilotent ensemble la continuité et la réorientation du groupe. Autrement dit : finir avec la sidérurgie administrée à distance, et faire de l’acier un choix collectif, débattu et assumé par ceux qui le produisent et ceux qui en dépendent.
Le 27 novembre : pour qui l’État gouverne-t-il ?
Pour les salariés, la distinction entre nationalisation temporaire et expropriation durable n’est pas un raffinement doctrinal. C’est la différence entre une parenthèse avant une nouvelle vente à la découpe et la possibilité de sortir d’un chantage à l’emploi vieux de quarante ans. Dans un cas, on explique par avance que l’État prépare le terrain d’un futur repreneur privé ; dans l’autre, on affirme que la sidérurgie appartient de droit à ceux qui la font et à ceux qui en dépendent, et qu’elle doit être gouvernée comme un bien commun industriel. Le débat n’est pas celui d’une intervention éventuelle de l’État, mais celui de sa destination. Dès lors qu’un site aussi central, à la fois industriellement et climatiquement, ne survit qu’à force de soutiens publics, l’alternative n’oppose plus l’action à l’inaction : elle oppose deux usages de l’action publique. Sera-t-elle le mécanisme discret par lequel la collectivité garantit la rente d’un actionnariat lointain, ou le levier par lequel les travailleurs et le pays reprennent la maîtrise d’un outil qu’ils financent déjà ? Ainsi, il s’agit d’ériger la revendication « Du métal sans Mittal » en principe directeur, au nom duquel les travailleurs rétablissent une évidence trop longtemps confisquée : l’outil qu’ils font vivre et que la collectivité finance doit enfin être gouverné par ceux qui l’animent, et non par ceux qui l’épuisent.