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Décolonial mais linéaire : une nouvelle impasse
On ne sort pas des impasses du marxisme occidental en se réclamant simplement des théories décoloniales. Trop souvent, une critique légitime de l’universalisme se retourne en miroir, reconduisant malgré elle les schémas qu’elle prétend dépasser. Ce texte part d’un autre point de vue. Il cherche à penser l’articulation entre marxisme et pensée décoloniale depuis les luttes concrètes et les contradictions réelles qui traversent les racisé·es en France
Par LR1KS Publié in #ALLIES le 16 juillet 2025 27 min de lecture
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Décolonial mais linéaire : une nouvelle impasse

LR1KS est un membre d’Isonomia. Un collectif basé à Nantes, engagé dans les luttes sociales, antiraciste et décolonial (https://www.isonomia.fr/).

Se réclamer haut et fort des théories décoloniales ne suffit pas à résoudre les impasses du marxisme occidental. Trop souvent, la critique légitime de l’universalisme devient son propre reflet, reconduisant malgré elle les schémas qu’elle prétendait combattre.

Ce texte propose une autre voie : penser l’articulation entre marxisme et pensée décoloniale en l’ancrant dans les luttes concrètes et les contradictions qui traversent les personnes non-blanches en France. Plutôt que de nourrir une opposition stérile entre ces deux traditions, il s’agit de montrer comment les tentatives d’adaptation de la pensée décoloniale agissent comme un révélateur des véritables enjeux du champ antiraciste.

Deux approches s’opposent ici : celle d’une causalité fermée qui fige les identités et les récits et celle d’une causalité dialectique qui saisit les rapports de domination comme des processus contradictoires, ouverts à la transformation.

Ce texte n’est pas une simple polémique, même s’il ne s’interdira pas quelques critiques ciblées. Son but est de rendre visibles les étapes de la prise de conscience politique au sein des groupes marginalisés. Il s’attache à ce moment charnière où des dominé·es commencent à se penser en collectif, à s’organiser et à construire leurs propres grilles d’analyse. Leur force est de se savoir uni·es par le racisme tout en défendant farouchement la diversité de leurs approches situées. C’est au cœur de ces trajectoires que peut émerger une pensée vivante, capable de renouer avec la promesse révolutionnaire et d’en prolonger l’élan venu des Suds, des périphéries et des quartiers populaires.

Une conscience forgée dans la lutte

Je n’interviens pas dans ce débat en théoricien ou en idéologue, mais depuis la trajectoire singulière qui est la mienne. Mon parcours n’est pas celui d’un intellectuel en surplomb : ma parole est celle d’un militant, forgée par le déplacement, le déclassement et une recomposition politique permanente.

Né en Afrique et arrivé en France à dix ans, j’ai grandi dans les cités HLM de Nantes, au sein d’une famille brutalement déclassée. Ma scolarité fut heurtée, marquée par les ajustements douloureux qu’exige l’intégration dans une société qui n’est pas la sienne. De là est née, sans que j’en aie alors conscience, une tension latente avec mon environnement. C’est cette tension qui, logiquement, a été le moteur de mon engagement, d’abord local, dans mon quartier, puis au sein de structures politiques plus larges.

Cette disposition à la politisation, ce que Lucien Goldmann nomme la « conscience possible », faisait déjà son chemin en moi. C’est après le référendum de 2005 que ma trajectoire s’est liée plus clairement au marxisme. Comme toute une génération, j’ai été traversé par cette recomposition idéologique. J’ai cru à la reconstruction d’un bloc populaire et j’ai participé concrètement aux tentatives pour l’ancrer dans les quartiers populaires.

Plus tard, j’ai cofondé une organisation antiraciste à Nantes. Ma pratique militante s’en est trouvée bouleversée. Pour la première fois, je ne suivais plus, j’étais à l’initiative. L’antiracisme cessait d’être une morale abstraite pour devenir une expérience incarnée, affective, enracinée dans mon rapport au monde, même si je peinais encore à en saisir les mécanismes structurels.

Ma rencontre avec les pensées décoloniales latino-américaines et les travaux du philosophe jamaïcain-américain Charles Mills date de ce moment, même si je ne partais pas de rien. En effet, j’avais déjà une solide connaissance des mouvements et des pensées du Sud, ainsi que de l’histoire de ces espaces. Cette nouvelle expérience militante a éclairé ma propre réalité : celle d’un homme noir qui, paradoxalement, profite de l’organisation et du confort d’une société aisée.

Cette prise de conscience, d’abord abstraite, s’est incarnée au contact du terrain. Mon engagement politique s’est intensifié au moment même où la France voyait resurgir les fantômes de son passé mal digérés. En première ligne, ce sont nos corps, nos voix et nos vies racisées qui encaissent de plein fouet le choc de ce retour. Nous sommes suspendu·es entre les promesses inachevées de 1789 et les forces réactionnaires qui s’acharnent, aujourd’hui comme hier, à les enterrer définitivement.

Ma trajectoire témoigne moins d’une évolution personnelle que d’un processus collectif, où la conscience politique se forge au cœur même des luttes. À partir de là, une exigence : construire une politique antiraciste qui parte de ce que nous sommes, et non de ce que l’on attend de nous.

Des marges à la totalité : conscience en lutte et lecture dialectique des pensées décoloniales

Le marxisme, dans sa meilleure tradition, s’oppose à toute vision linéaire et fataliste de l’histoire. Il enseigne que l’histoire n’est pas une ligne droite, mais un champ de bataille où les contradictions internes provoquent des ruptures et forgent le changement.

Or, paradoxalement, certaines lectures décoloniales en France, malgré leur radicalité revendiquée, retombent dans le piège d’une vision linéaire de l’histoire en portant un regard figé sur les cultures, au détriment de l’analyse des rapports matériels. Ces approches perpétuent, souvent sans le vouloir, les impasses qu’elles dénoncent.

La véritable rupture n’est donc pas dans le rejet du marxisme, mais dans son dépassement dialectique. Il s’agit de penser les identités comme mouvantes, les histoires comme des conflits ouverts, et les luttes comme des processus concrets qui transforment à la fois le monde et les sujets qui s’y engagent.

Il est important de le répéter ici : les pensées décoloniales ne sont pas nées dans le vide. Elles répondent à des contextes précis où les luttes se trouvaient prises en étau entre l’impérialisme américain et la trahison de leurs propres bourgeoisies créoles. Formées à l’école d’un universalisme européocentré, ces élites partageaient avec leurs homologues du Nord une même vision raciste du monde.

Dans ces contextes, l’enjeu n’est pas seulement de mobiliser, mais de reconstruire un nous, c’est-à-dire une conscience collective des opprimés capable de surmonter les fractures héritées de la colonisation. Cette visée n’est en rien étrangère au marxisme, dont l’un des objectifs centraux reste la formation d’un sujet historique collectif. Il est nécessaire de redire à certains marxistes qui seraient tentés de disqualifier ces penseurs en les présentant comme de simples universitaires petits-bourgeois que Marx lui-même soulignait la nécessité d’alliances tactiques avec la bourgeoisie progressiste.

Leur force tient à leur position singulière : ils retournent l’arme de la critique contre leur propre monde. Ils mettent ainsi en lumière que la trahison des élites n’était pas tant morale qu’épistémique. Formées par le pouvoir colonial, ces élites, même progressistes, voyaient encore les marges comme un vide à combler, des territoires à civiliser et à moderniser, et non comme des foyers de savoirs et de résistances. De ce fait, elles restaient insensibles à ces espaces qui avaient élaboré des formes de pensée, de stratégies de lutte et de survie forgées face à une domination omniprésente et parfois imperceptible. Là où certains voient une dérive idéaliste, un regard matérialiste y reconnaîtrait une dialectique de la survivance qui cherche à répondre à un problème structurel des sociétés postcoloniales.

Ce que la modernité a méprisé comme « arriération » était en réalité une stratégie de résistance. Ces communautés ont su préserver des espaces symboliques autonomes où se transmettaient des formes de vie, des imaginaires et des pratiques d’entraide constituant de véritables antidotes à l’anéantissement. Elles ont trouvé, dans les brèches que l’universalisme occidental n’avait pas encore décidé d’investir, des champs d’existence et de résistance qui ont permis de maintenir une continuité malgré l’entreprise systématique de déshumanisation.

Penser depuis ici avec les outils du Sud

Si j’explore ces théories, ce n’est donc pas pour les imiter, but pour m’approprier leur portée critique, dans une démarche qui rappelle celle de Lukács : faire émerger une conscience de la totalité depuis une position située, là où la bourgeoisie ne produit qu’une conscience fragmentée.

Cette méthode est essentielle, car ma situation, celle d’un homme noir et musulman en France, n’est pas la même, historiquement et socialement, que celle de ces communautés d’Amérique latine. Je ne vis ni les mêmes fractures, ni les mêmes configurations impériales.

En France, les lignes de faille du racisme sont différentes. L’islamophobie et la négrophobie en sont aujourd’hui les formes dominantes, et c’est précisément à l’intersection de ces deux logiques de racialisation que je me situe.

La négrophobie en France est singulière : elle ne reproduit pas le modèle des périphéries coloniales. Façonnée par le caractère diasporique de la présence noire (à l’exception des DROM-COM), elle oscille entre cooptation, invisibilisation et exploitation. Son intensité est modulée par les intérêts géopolitiques de la bourgeoisie française, en fonction de ses rapports avec les pays d’origine. Il ne s’agit plus d’une négation frontale de l’humanité, mais d’une négrophobie fonctionnelle, adaptée aux besoins d’un impérialisme qui se veut encore universel.

De son côté, l’islamophobie s’enracine dans une histoire coloniale non résolue, notamment avec l’Algérie. Elle tente de réactiver d’anciens dispositifs de déshumanisation qui se heurtent à des inerties juridiques, politiques et sociales qui freinent son déploiement total. Cette tension explique sa nature : c’est une guerre idéologique qui ne peut aller jusqu’au bout de sa logique, contrainte de composer avec une société complexe et traversée de contradictions.

Dans ce contexte, l’apport des pensées décoloniales ne réside pas dans l’imitation de leurs formes, mais dans leur force analytique. L’enjeu central est de déconstruire les récits d’altérisation qui ont pour fonction de bloquer toute empathie collective à l’égard des populations racisées, ouvrant ainsi la voie à une reconnaissance de leurs expériences et à une mise en cause des structures raciales de la société.

Un tel mouvement, s’il se produit, peut mener à un renversement. Mais celui-ci ne sera ni spontané, ni mécanique. Il exige que l’on sache lire notre situation à partir de ce que les pensées critiques venues du Sud ont permis de formuler. Articuler cette démarche aux luttes concrètes, c’est précisément assumer notre responsabilité politique : transformer la théorie en action, sans jamais la neutraliser ni la dissoudre dans l’abstraction.

Penser depuis la France, c’est refuser le double piège du marxisme blanc et du fétichisme des identités. C’est mener une guerre de position [6], depuis les marges du centre impérialiste, qui rende à la pensée décoloniale toute sa force de rupture.

S’approprier la pensée décoloniale sans la neutraliser

La pensée décoloniale a révélé la persistance des structures coloniales, offrant aux mouvements antiracistes un nouvel outil : déplacer la critique de l’Occident vers le terrain de la production des savoirs.

Mais ce déplacement pose des défis majeurs. Comment s’emparer de ces armes théoriques sans qu’elles ne s’enrayent dans notre contexte ? Comment éviter qu’elles ne deviennent des postures radicales captives mais inoffensives ? Comment, enfin, les réactiver de manière dialectique au cœur de l’empire, sans les trahir ?

Face à ces questions, les collectifs non-blancs en France se trouvent aujourd’hui à un carrefour stratégique. Deux voies s’offrent à eux : d’un côté, un matérialisme figé ; de l’autre, un matérialisme ouvert et vivant.

Ces deux approches sont essentielles pour comprendre les dynamiques de l’antiracisme radical et le niveau de conscience atteint par les personnes racisées. Il ne s’agit pas de les mettre dos à dos, mais de les saisir comme des moments successifs dans la trajectoire d’un sujet collectif en formation, souvent corrélée à son ascension sociale.

Par sujet collectif, j’entends ici un groupe qui commence à se penser lui-même et à se reconnaître dans une histoire partagée, sans pour autant agir encore comme une force organisée.

Cette phase de prise de conscience est un passage obligé, mais elle peut devenir un piège, car notre situation est paradoxale : nous sommes devenus un sujet collectif, singulier, intégré et enraciné. Cependant, cette constitution se voit immédiatement menacée par une racialisation frontale qui nous fragilise.

En effet, le racisme étant le principal levier de la recomposition politique actuelle, nous faisons face à une lame de fond. Il cimente l’union des droites, à l’image du modèle américain. Pire encore, il contamine ce qu’il reste d’une gauche institutionnelle, qui se laisse entraîner dans une convergence idéologique autour d’un socle implicitement raciste.

Il a fallu une approche affective pour naître à nous-mêmes, pour nommer nos blessures, exposer les structures et rebâtir une mémoire collective. C’est cette mémoire collective qui nous a permis d’exister là où d’autres sujets collectifs peuvent plus facilement composer avec leur environnement. En ce qui nous concerne, cette étape est derrière nous.

Aujourd’hui, notre tâche est d’intervenir au cœur de cette tension, non plus en spectateurs de notre propre histoire, mais en acteurs capables de peser sur les mutations en cours. De fait, notre position est un paradoxe stratégique. Au centre de l’empire, nous avons le « luxe » (un luxe encore inaccessible dans de nombreux pays où la violence coloniale impose une lutte pour la survie intellectuelle) de dépasser la critique purement épistémique.

De la friction entre cette conscience de notre situation et la densité historique du moment, jaillit alors la possibilité d’une dialectique incarnée, menée depuis les marges, qui fait du matérialisme non plus une option mais une nécessité, voire une exigence.

Contre les affects : pour une stratégie dialectique depuis les marges

Une fois la structure du racisme français comprise, notre tâche est de lui opposer une stratégie taillée sur mesure pour défaire notre version spécifique du contrat racial.

Cette force doit partir d’un constat lucide : le prolétariat, dans l’espace post-impérial français, n’est pas un bloc homogène. Notre défi est de penser et d’organiser son hétérogénéité selon une approche qui intègre ses contradictions, forgées par l’histoire coloniale, la racialisation et la géographie urbaine.

Sans oublier aussi que nous n’évoluons pas dans un espace de libre concurrence symbolique. En tant que révolutionnaires, nous savons que la bourgeoisie ne nous accorde pas les mêmes moyens de production symbolique, pas le même temps d’antenne, pas les mêmes relais ni les mêmes institutions. Nous n’avons aucun levier institutionnel pour incarner notre vision du monde. Notre projet de contre-société ne peut alors s’affirmer que dans les fissures, dans les failles de l’ordre dominant, dans la confrontation, jamais dans la stabilité. Il n’y a pas deux pays en un, pas de coexistence pacifique. Il n’y a que des rapports de force.

Et pourtant, nous sommes souvent tentés par une analyse de proximité. Nous connaissons tous cet archétype : le « raciste-mais-pas-trop », celui dont l’alibi est « j’ai des amis noirs ». Une approche psychologique se perdrait en conjectures sur son cas personnel. Elle interrogerait son histoire personnelle : un traumatisme d’enfance, un conflit scolaire, un vol de pain au chocolat. Ce type d’analyse, aussi bienveillant soit-il, est une impasse. Il se limite au registre de la conscience immédiate, celle qui découle d’une expérience fragmentée, détachée de l’histoire réelle et des médiations sociales.

Un prolétaire est en réalité au carrefour de plusieurs identités collectives : il est homme, blanc, de classe populaire, vivant dans un contexte urbain spécifique. Certaines de ces identités sont dévalorisées, d’autres valorisées. La bourgeoisie, au sens large, en tant que force directrice morale, culturelle et politique, s’adresse à lui en activant l’une ou l’autre de ces facettes, selon les besoins de la conjoncture. Elle lui parle non pas comme individu, mais comme porteur d’un fragment de légitimité sociale, même s’il est dominé ailleurs. Le racisme n’est donc pas une blessure de l’âme, mais une fonction du système : il constitue le symptôme visible d’une domination invisible. Il ne s’agit pas d’une simple erreur subjective, mais d’un point de condensation où s’exprime un système de domination qui agit à travers des structures, des médiations et des récits.

C’est pourquoi la réponse ne peut se limiter à une « câlinothérapie » politique, car cela ne répond pas aux réalités objectives de la lutte. L’individu ne pense pas seul : il exprime, dans ses discours et ses gestes, les tensions d’une vision du monde historiquement située. De la même manière, toute approche psychologisante commet une erreur majeure : en séparant l’individu des processus collectifs, elle néglige les structures qui rendent ses affects à la fois possibles et utiles au fonctionnement du système.

Or, à partir d’une lecture dialectique, inspirée de Lucien Goldmann, il est possible de lire cette attitude à se dire raciste tout en entretenant des relations personnelles avec des racisé·es, non comme une contradiction psychologique, mais comme le reflet d’une structure mentale collective propre à un groupe social en crise de légitimation.

C’est pourquoi il ne s’agit pas de convaincre l’individu sur un plan moral ou émotionnel, mais bien de proposer un horizon historique dans lequel les collectifs auxquels il participe peuvent se transformer, collaborer, entrer en mouvement. Il s’agit de construire les conditions d’émergence d’une conscience possible, au sens de Lucien Goldmann, c’est-à-dire d’une forme de pensée organique qui n’est pas encore réalisée, mais qui correspond à un état objectif du monde et à la possibilité d’un dépassement collectif.

La tâche est donc d’activer, chez ces mêmes individus, d’autres identités collectives en formation qui peuvent s’articuler à un projet d’émancipation, non pas en niant leurs contradictions, mais en les intégrant dans une stratégie dialectique.

Face à ce constat, notre horizon ne peut pas se satisfaire d’un simple « recodage » de la nation française, dans l’espoir illusoire qu’elle se libère miraculeusement de deux siècles d’impérialisme. Il ne s’agit pas davantage de croire en une conversion de l’État-nation à l’émancipation, comme si ses structures n’étaient pas, par essence, coloniales.

Du contrat racial à la contradiction révolutionnaire : stratégies opposées du conflit populaire

Ce que cela révèle, c’est que nous sommes face à deux visions de l’histoire ouvrière et populaire. La première tente de reconstruire une mythologie nationale en idéalisant un peuple français homogène. Elle applique au présent une grille de lecture obsolète et neutralise le conflit réel au profit d’une continuité fictive. La seconde, celle que je défends, part du terrain, des formes de vie concrètes, des fractures et des pratiques d’entraide d’où émergent des possibles révolutionnaires, encore fragiles et non stabilisés.

Cet affrontement s’est illustré lors de la controverse autour du concept « des Tours et des Bourgs », repris par Ruffin pour en faire un outil d’alliance entre « beaufs » et « barbares » au service d’un « Frexit décolonial ». Cet exemple montre la nécessité, dans les luttes concrètes, de sortir de la spéculation pour intégrer une analyse du dépassement.

Tenter de mobiliser les affects des classes blanches séduites par le racisme est une manœuvre périlleuse, dans un contexte où la sortie de l’UE a été saturée par des partis majoritairement de droite et dont on ne sait toujours pas ce que signifiait réellement le « Non à l’Europe » de 2005, pour en faire aujourd’hui un « Frexit décolonial », revient à jouer avec le feu. C’est sous-estimer la nature même du contrat racial, en croyant qu’il peut devenir un levier populaire alors qu’il est la structure même de notre exclusion du corps social. Cette posture, sous couvert d’originalité, masque une profonde contradiction. En essentialisant les affects blancs, en considérant le racisme comme une base à négocier, elle renonce à toute dialectique véritable. Elle ne dépasse rien. Elle stabilise. Elle fige. Elle aménage.

Ce que certains nomment « affects » ne sont en réalité que des attachements idéologiques, produits par l’histoire coloniale et la promesse non tenue d’une égalité blanche. Les mobiliser sans dialectique, c’est légitimer l’ordre racial comme point de départ stratégique. Une telle approche repose sur une vision figée du monde qui n’est pas simplement une erreur de raisonnement : c’est un contresens sur la nature du réel. Car le réel est mouvement. Les identités changent. Les rapports sociaux évoluent. L’histoire avance à travers les contradictions.

Ignorer cela, c’est enfermer les gens dans ce qu’ils sont, au lieu de s’interroger sur ce qu’ils pourraient devenir à travers la lutte.

Une approche dialectique part d’un autre postulat : le racisme n’est pas une nature mais un rapport social. Une construction historique qu’il faut détruire. Non par la pédagogie ou la séduction, mais par l’organisation, le rapport de force, le conflit réel.

Quant aux camarades marxistes qui se sont embarqués dans cette aventure, pensant peut-être voir dans les sujets racisés la nouvelle « paysannerie russe » de notre temps, je rappelle que cette analogie échoue à saisir ce que les penseurs latino-américains ont démontré, à savoir que le racisme n’est pas un résidu moral ou une simple contradiction secondaire, mais un opérateur structurant de la modernité capitaliste, organisant les hiérarchies du travail, les appartenances nationales et les affects politiques.

Cela aurait permis de comprendre que les paysans russes, bien que précaires, bénéficiaient de relais affectifs puissants avec le prolétariat urbain, familialement, culturellement, historiquement. Leur intégration dans le processus révolutionnaire ne menaçait pas l’édifice symbolique de la communauté politique en construction. À l’inverse, les sujets non blancs cumulent, aujourd’hui, précarité matérielle et isolement affectif vis-à-vis des autres classes populaires blanches, précisément parce que le racisme a pour fonction de produire cette discontinuité dans le corps social. Leur politisation, loin de susciter une alliance spontanée, est perçue comme une intrusion. L’attente d’une solidarité organique ou d’une fusion est donc, en soi, une pensée sclérosée.

C’est ici que l’usage opportuniste de la dialectique par certains apparaît clairement. La mobilisation d’une rhétorique dialectique, accusant leurs critiques d’idéalisme moral, n’est mobilisée que lorsqu’il s’agit de justifier une stratégie servant les intérêts de la blanchité. Cette dialectique n’est pas un principe de transformation, mais une ruse pour reconduire l’ordre existant sous couvert de subversion.

Au passage, je remarque que certains jeunes marxistes, héritiers d’une tradition réfractaire, ont su opérer un décentrement, alors qu’ils auraient pu sans doute, à une époque pas si lointaine, s’insérer dans ce dispositif, connus qu’ils sont pour leur goût immodéré des coups de billard à trois bandes léninistes. Après tout, ce sont des blancs, non ?

Peut-être ont-ils compris, à travers les collaborations avec d’autres collectifs antiracistes, qu’aujourd’hui les sujets collectifs racisés ne sont plus des masses inorganisées qu’il faudrait conscientiser de l’extérieur. Ce sont aujourd’hui ces nouvelles générations de militant·es racisé·es qui bousculent les cadres, redéfinissant l’égalité, la justice, la démocratie, en croisant plus finement les multiples oppressions et bien d’autres notions que la gauche prétend incarner seule depuis toujours. Ils ont compris qu’il ne fallait pas choisir entre morale et stratégie. Car une dialectique vivante naît précisément là où l’on écoute ce que les blessures produisent politiquement, là où le mouvement contradictoire des périphéries et non des centres est le moteur.

Dans cette perspective, le marxisme demeure ce qu’il a toujours été dans les Suds : une philosophie de l’action. Il est indissociable des luttes, né dans des contextes où penser signifie agir. Où la théorie ne précède pas l’engagement mais le suit, le clarifie, l’affûte.

La caricature du marxiste figé : un narratif préventif

Face à cette démonstration, on renvoie souvent les marxistes à la caricature de réfractaires aux pensées décoloniales : une bande de « schtroumpfs classistes », incapables de penser le racisme. Mais cette image d’Épinal ne correspond plus à la réalité. Au contraire, de nombreux marxistes ont commencé à intégrer les dynamiques raciales dans leurs grilles d’analyse, en s’appuyant sur des lectures critiques du marxisme occidental et de ses angles morts. Faire abstraction de cette évolution revient à nier leur transformation réelle pour leur imposer une caricature datée.

En réalité, la circulation de ce genre de narratif masque une contre-offensive idéologique. Le but n’est pas de débattre, mais de disqualifier en amalgamant les critiques internes au marxisme avec les formes les plus réactionnaires de son histoire.

L’usage pervers des affects : un faux projet décolonial

Cette critique des approches psychologisantes nous mène à une autre cible : la bourgeoisie progressiste qui, malgré une apparence radicale, manifeste en réalité cette même vision figée du monde.

Cette contradiction est la manifestation d’une position de classe, révélant une incapacité à penser une réelle transformation. Deux raisons peuvent l’expliquer : soit le refus délibéré de créer un pont vers le marxisme dialectique pour masquer une impuissance (l’hypothèse « cynique ») ; soit une structure mentale qui reflète un sujet collectif n’étant pas encore suffisamment en crise pour affronter ses contradictions (l’hypothèse de « bonne foi »).

Que cela soit conscient ou non reste secondaire. Le plus grave est la tendance à prendre en otage le sujet collectif racisé pour masquer ce blocage. Mon projet est tout autre : il s’agit de comprendre comment un groupe marginalisé peut se penser pleinement, développer une conscience d’ensemble et agir pour changer la société. Face à cette poussée révolutionnaire que je cherche à penser, la seule proposition qui m’est faite est-elle de devenir un bourgeois progressiste blanc comme les autres ?

Dès lors, la question se pose : vivons-nous une période de sérénité, coupée des foyers de conflictualité réelle, où les luttes sont confisquées par des intellectuels issus des classes moyennes ? Si tel est le cas, la radicalité se réfugie dans une « esthétique du barbare » pour masquer une position sociale pacifiée qui, même lorsqu’elle se réclame des pensées décoloniales, n’a plus rien de révolutionnaire, plus rien de vivant.

Dialectiser ou répéter

Les formes politiques les plus vivantes sont aujourd’hui portées ailleurs : par les féministes matérialistes racisées, les collectifs d’habitantes, les travailleuses migrantes. Ce sont elles qui, en confrontant leur position sociale à la réalité, redonnent au marxisme sa vitalité.

Tel était le projet de ce texte : s’appuyer sur l’expérience de ces luttes pour réaffirmer la nécessité d’une pensée qui considère le racisme comme un moment historique à dépasser, et non comme une fatalité. Une pensée qui affirme que les sujets collectifs racisés ont aujourd’hui la capacité de créer les conditions d’une nouvelle convergence révolutionnaire.

Le marxisme ne meurt pas d’avoir été blanc ; il meurt d’être devenu un espace de spéculation déconnecté du conflit. Je ne souhaite pas l’abandonner, mais le sauver depuis les marges.

Bibliographie indicative

Lucien Goldmann

Sciences humaines et philosophie (1952)

Pour une sociologie du roman (1964)

Karl Marx

Le Manifeste du Parti communiste (1848)

Critique du programme de Gotha (1875)

Charles W. Mills

The Racial Contract (1997)

Black Rights / White Wrongs (2017)

Lissell Quiroz

Pensées décoloniales : Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine (2023)

György Lukács

Histoire et conscience de classe (1923)

Antonio Gramsci

Cahiers de prison (1929–1935)

Norman Ajari (mention indirecte)

La dignité ou la mort (2019)

Houria Bouteldja

Rêver ensemble. Pour un patriotisme internationaliste (2025 Revue Contretemps)

Bell hooks

Feminist Theory: From Margin to Center (1984)


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