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Connaissances, lutte des classes, et stratégie politique : un éclairage par Lucien Goldmann
Chez Goldmann, la conscience possible devient l’instrument d’analyse privilégié de la vie sociale elle-même, car elle permet de saisir l’écart entre ce que les hommes pensent effectivement et ce qu’ils pourraient penser à partir de leur position dans le monde. Cet écart, loin d’être pure illusion, est le lieu même où se joue la transformation de la réalité.
Par Collectif Publié in #MATERIEL, #POSITIONS le 5 octobre 2025 36 min de lecture
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Connaissances, lutte des classes, et stratégie politique : un éclairage par Lucien Goldmann

AVANT PROPOS

Lucien Goldmann, philosophe et sociologue né en 1913 en Roumanie, appartient à cette génération qui chercha à redonner au marxisme sa puissance dialectique contre la réduction économiste et le positivisme dominant de son époque. Toute son œuvre, depuis Le Dieu caché jusqu’à Pour une sociologie du roman, repose sur une conviction simple et décisive : la culture – la connaissance plus généralement – n’est pas un domaine séparé de la vie sociale, mais son miroir le plus lucide. Les œuvres philosophiques artistiques et scientifiques y apparaissent comme des formes significatives où se condensent les structures mentales et matérielles des groupes sociaux, autrement dit la manière dont une société se pense elle-même. Le texte qu’il consacre à La création culturelle dans la société moderne approfondit ce projet en mobilisant un concept déjà formulé par Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe : celui de la conscience possible, qu’il déplace de la sphère purement politique vers le champ plus large de la communication et de la création symbolique. Chez Lukács, la conscience possible désignait la conscience qu’une classe pourrait atteindre si elle comprenait rationnellement sa place et sa mission dans le processus historique. Chez Goldmann, elle devient l’instrument d’analyse privilégié de la vie sociale elle-même, car elle permet de saisir l’écart entre ce que les hommes pensent effectivement et ce qu’ils pourraient penser à partir de leur position dans le monde. Cet écart, loin d’être pure illusion, est le lieu même où se joue la transformation de la réalité.

Ce qui se nomme « vérité », « science » ou « objectivité » n’est jamais que la cristallisation d’une conscience possible devenue dominante. Les consensus scientifiques ou intellectuels qui définissent ce que nous appelons la raison d’une époque ne sont pas neutres : ils expriment le moment où un sujet collectif — une classe, une élite, un ensemble d’institutions — parvient à imposer sa propre vision du monde comme universelle. En ce sens, l’histoire des idées est inséparable de l’histoire de l’hégémonie : chaque consensus produit son effet d’objectivation, il transforme en évidence sociale ce qui n’était d’abord qu’un point de vue situé. Ce processus a une fonction de stabilisation : il neutralise le conflit, naturalise l’ordre établi, fige la pensée dans les catégories d’une rationalité qui semble aller de soi. Pourtant, cette objectivité n’est jamais que provisoire. Lorsqu’un consensus cesse de rendre intelligible l’expérience vécue, lorsqu’il ne parvient plus à organiser symboliquement le réel, il entre en crise. Alors surgissent d’autres sujets collectifs, porteurs d’autres rationalités, d’autres cohérences possibles, capables de dire le monde à nouveau. La crise de la science ou de la raison n’est jamais seulement épistémologique : elle est sociale, elle marque le moment où un ordre de conscience cesse de correspondre à la vie qu’il prétend comprendre.

C’est pourquoi, chez Goldmann, la catégorie de sujet collectif devient centrale. Un sujet collectif n’est pas une masse indistincte, mais une totalité dynamique, traversée de contradictions internes, orientée par une certaine cohérence d’intérêts et de représentations. Chaque groupe social porte en lui une structure de conscience réelle — celle de ses habitudes, de ses valeurs, de sa mémoire — et une conscience possible, c’est-à-dire l’ensemble des représentations qu’il peut produire sans cesser d’être ce qu’il est. La conscience possible désigne le champ du pensable : les limites à l’intérieur desquelles une transformation intellectuelle et morale peut avoir lieu sans transformation encore de la structure sociale. Mais lorsque ces limites sont atteintes, lorsque l’assimilation d’une idée, d’une information ou d’un message impliquerait la disparition même du groupe dans sa forme actuelle, une mutation historique devient inévitable. La conscience possible d’un groupe détermine donc à la fois les conditions de sa stabilité et celles de sa transformation. Les œuvres de culture, les idéologies, les systèmes de pensée sont les manifestations les plus sensibles de ce mouvement, car elles donnent forme à ce qui n’est pas encore pleinement réalisé : elles annoncent ce vers quoi tend un sujet collectif, la figure de son monde à venir.

De là découle le problème fondamental de la communication. Dans le texte de Goldmann, la transmission des messages n’est jamais un simple échange d’informations entre émetteur et récepteur : elle est une confrontation entre deux structures de conscience. Toute communication traverse un champ de résistances — psychiques, sociales, idéologiques — qui déterminent ce qui peut être entendu, déformé ou rejeté. Cette idée prend un relief particulier lorsqu’on la transpose à la sphère politique. La communication politique n’a jamais été aussi puissante techniquement qu’aujourd’hui, mais cette puissance masque souvent une impuissance réelle : celle de transformer les consciences. Les organisations politiques qui prétendent changer la société sans comprendre les limites du pensable des groupes auxquels elles s’adressent se condamnent à prêcher dans le vide. Car une idée ne devient force matérielle que lorsqu’elle correspond, au moins partiellement, au champ de la conscience possible d’un sujet collectif. La tâche d’une politique transformatrice consiste donc moins à imposer des contenus nouveaux qu’à travailler les formes de la conscience existante : reconnaître ses contradictions, ses aspirations inachevées, ses points de tension, pour ouvrir à partir d’eux un nouvel horizon de sens. Transformer la réalité, c’est d’abord transformer le champ de ce qui peut être compris, désiré et voulu.

C’est à ce niveau que la question de l’hégémonie trouve sa véritable portée. L’hégémonie n’est pas seulement domination culturelle : elle est l’efficience d’un groupe social sur les problèmes de la société, sa capacité à les affronter, à les résoudre, à assurer le développement de la société et de l’intégralité de ses groupes, à dépasser les crises qu’elle traverse. Être hégémonique, c’est parvenir à faire de sa propre conscience possible un horizon partagé, reconnu comme rationnel et nécessaire. L’hégémonie, dans ce sens, n’est jamais pure manipulation : elle est le signe qu’un groupe social parvient, pour un temps, à produire du sens collectif, à intégrer les contradictions dans une vision commune. Mais cette efficacité se fissure lorsque surgit un autre sujet collectif capable de résoudre plus adéquatement les contradictions de la société. L’histoire est faite de ces passages : des moments où l’efficience d’un groupe s’épuise, où le consensus qu’il portait devient inertie, et où un autre projet du monde se met en mouvement.

Cette réflexion prend aujourd’hui une résonance particulière. Nous vivons dans un monde saturé de messages, d’images et de discours, où la communication est devenue une infrastructure matérielle de la domination. Les technologies de diffusion produisent moins du sens que de la redondance : elles reproduisent à l’infini les formes de la conscience dominante, celles qui s’accordent au consensus existant. Dans cet univers, le rôle d’une pensée critique, d’une organisation politique ou d’un mouvement social ne peut plus être de rivaliser sur le terrain quantitatif de la communication, mais de rouvrir l’espace du pensable, de déplacer les limites de la conscience possible. La lutte pour l’hégémonie est devenue une lutte pour la signification : savoir qui définit la réalité, quels mots désignent le monde, quelles images composent notre horizon. C’est là que l’œuvre de Goldmann conserve toute sa force : elle nous rappelle que les consciences, comme les sociétés, se transforment non pas malgré leurs limites, mais à partir d’elles, et que tout projet d’émancipation commence par la conquête d’un nouveau champ du pensable.

Mais ce n’est pas tout, cette lutte sur la signification est d’autant plus importante que nous vivons aujourd’hui l’un de ces moments critiques précédemment décrits. Le mode de production capitaliste est entré dans une crise avancée ; la phase néolibérale, qui en fut la dernière forme cohérente, touche à sa fin. La classe dominante — la bourgeoisie stato-financière — a perdu sa capacité d’intégration et de direction : elle ne peut plus résoudre les problèmes qu’elle a engendrés, ni dépasser les crises qu’elle multiplie. Son objectivité s’effondre avec l’ordre qu’elle garantissait ; son évidence disparaît. Le consensus qui fondait son hégémonie se délite sous nos yeux. Dans cette vacance du sens, le défi historique est désormais celui du salariat généralisé, ce sujet collectif diffus qui concentre la majorité des forces productives et des formes de vie contemporaines. C’est de sa progression dans sa conscience possible, de sa capacité à se penser comme sujet universel, que dépend la sortie de la crise et la réorganisation du monde social. Car seule une conscience collective capable de dépasser la fragmentation imposée, de saisir la totalité des rapports humains et de les transformer consciemment, pourra s’emparer de la société pour la développer autrement. L’œuvre de Goldmann, aujourd’hui, résonne comme une méthode et un avertissement : elle nous enseigne que la crise d’un ordre est toujours la crise d’une conscience, et que l’émancipation commence lorsque ceux qui produisent la vie matérielle se découvrent aussi capables de produire la vie collective, la raison commune et le sens du monde à venir.

NDLR : Nous reproduisons, ci-dessous, le chapitre 1 du livre de Lucien Goldmann, La création culturelle dans la société moderne.

CHAPITRE 1 : L’IMPORTANCE DU CONCEPT DE CONSCIENCE POSSIBLE POUR LA COMMUNICATION

Il y a une vingtaine d’années que je me débats avec le concept de conscience possible ; je ne suis pas le seul d’ailleurs. Jusqu’à présent, j’ai toujours envisagé ce concept d’un point de vue psychologique et sociologique ; mais il me paraît avoir aussi une très grande importance sur le plan de la communication et de la transmission des informations. Toutefois, comme je ne suis pas familiarisé avec les problèmes de la théorie de l’information et de la cybernétique, je ne parviendrai peut-être pas très facilement à vous présenter ce concept dans cette perspective ; je vais donc me contenter d’essayer d’analyser ce qui constitue, à mon avis, la découverte la plus féconde de Marx, et demeure, tout à la fois, le centre de la pensée marxiste contemporaine et un des principaux concepts opératoires pour l’étude de la société. Je souligne d’ailleurs que, même en psychologie, nous utilisons en dernière instance ce concept de conscience possible d’une manière plus empirique que méthodique et que, si nous avons quelques idées qui nous permettent de nous orienter, nous sommes très loin de l’avoir précisé à un degré suffisant pour permettre un travail collectif où chacun connaîtrait exactement les règles à appliquer.

On m’a demandé, lorsque j’ai constitué un groupe de recherches de sociologie de la littérature à Bruxelles : quelle grille utilisez-vous ? Or, précisément, nous n’avons pas de grille, et c’est ce qui rend le travail très difficile.

J’ai traduit en français par « conscience possible » un terme familier de la littérature marxiste allemande, le Zugerechte Bewusstein. Littéralement, cela peut se traduire par « conscience calculée », par le chercheur, le sociologue, l’économiste, par référence à tel ou tel groupe social.

Pour citer un exemple, c’est le concept auquel se référait Marx dans le célèbre passage de La Sainte Famille où il expliquait qu’il ne s’agit pas de savoir ce que pense tel ou tel prolétaire, ou même tous les prolétaires ensemble, mais quelle est la conscience de classe du prolétariat. C’est la grande distinction entre conscience réelle et conscience possible.

Il s’agit en somme du fait que, dans une conversation, ou, pour parler le langage que je suppose être celui du colloque, dans une transmission d’informations, il n’y a pas seulement un homme ou un appareil qui émet des informations, et un mécanisme qui les transmet, mais quelque part aussi un être humain qui les reçoit.

Même si le chemin est très long et passe par le détour d’une chaîne d’appareils et de machines, en fin de compte, il y a toujours, au bout de la chaîne, un être humain, et nous savons que sa conscience ne peut pas « laisser passer » n’importe quoi n’importe comment.

Cette conscience réceptrice est opaque à toute une série d’informations qui ne passent pas, du fait même de sa structure, tandis que d’autres informations passent et d’autres, enfin, passent d’une manière déformée.

Très souvent, en effet, celui qui regarde de l’extérieur et essaie de comparer ce qui a été émis à ce qui a été reçu, constate qu’une partie seulement de l’émission a été reçue, et que même cette partie a pris au niveau de la réception, une signification assez différente de celle qui avait été envoyée.

Il s’agit là d’un fait extrêmement important qui conduit notamment à remettre en question toute la sociologie contemporaine dans la mesure où elle est centrée davantage sur le concept de conscience réelle que sur celui de conscience possible.

Par ses méthodes descriptives, ses méthodes d’enquête, cette sociologie s’intéresse en effet seulement à ce que les gens pensent effectivement. Or — je cite souvent cet exemple — une enquête aussi précise que possible, utilisant des méthodes qu’on peut imaginer mille fois plus parfaites que celles dont on dispose aujourd’hui, qui aurait porté sur les paysans russes en janvier 1917, aurait probablement constaté que la grande majorité d’entre eux étaient fidèles au Tzar et n’envisageaient même pas la possibilité d’un renversement de la monarchie en Russie, alors qu’à la fin de l’année, cette conscience réelle des paysans avait, sur ce point, radicalement changé.

Le problème est donc de savoir non pas ce qu’un groupe pense, mais quels sont les changements susceptibles de se produire dans sa conscience, sans qu’il y ait de modification dans la nature essentielle du groupe.

Les informations transmises aux paysans et reçues par eux concernant la structure sociale de la Russie et les possibilités de la changer avaient en effet transformé en quelques mois la conscience de ces paysans. En même temps, cependant, pour des raisons que je vais analyser plus loin — ce n’est pas par hasard que j’ai pris cet exemple —, les révolutionnaires russes avaient été amenés à modifier entièrement la position socialiste traditionnelle sur un point particulièrement important, et cela en partant de l’analyse du concept de possibilité de transmission de l’information.

Car toute cette pensée ou du moins tous les théoriciens qui avaient une certaine autorité dans le mouvement socialiste étaient jusqu’alors d’accord sur le fait que le socialisme devait s’opposer à la propriété individuelle de la terre et préconiser la grande exploitation coopérative ou étatique.

Or, voici que Lénine, qui était un homme politique, mais qui, à ce moment et sur ce point, faisait œuvre de sociologue et même de théoricien de l’information, expliqua qu’on pouvait faire passer aux paysans un certain nombre de mots d’ordre socialistes mais en aucun cas leur faire comprendre les avantages de la grande exploitation et les convaincre qu’ils devaient renoncer à la propriété privée de la terre ; si fidèles qu’ils fussent au Tzar, on pouvait faire passer une série d’informations tendant à changer leur conscience, mais il y avait une information qu’il était impossible de leur faire assimiler : celle qu’il valait mieux travailler en coopérative que de posséder la terre à titre personnel.

Et, à l’indignation de nombreux socialistes, entre autres de Rosa Luxemburg, Lénine formula un nouveau mot d’ordre, tout à fait inattendu : la terre aux paysans. C’est un exemple classique d’analyse sociologique fondée sur le concept de conscience possible.

Il est en effet important, pour celui qui veut intervenir dans la vie sociale, de savoir quelles sont, dans un état donné, dans une situation donnée, les informations que l’on peut transmettre, celles qui passent en subissant des déformations plus ou moins importantes et celles qui ne peuvent pas passer.

Dans l’étude de ce problème, je vais vous proposer d’une manière assez empirique quatre paliers d’analyse qu’il me paraît important de ne pas confondre.

En premier lieu, il arrive très souvent qu’une information ne passe pas par manque d’information préalable ; si vous me présentez une formule mathématique particulièrement complexe, comme je ne suis pas mathématicien de profession, je ne comprendrai pas grand-chose ; il faudra donc me fournir toute une série d’informations complémentaires pour que je puisse comprendre le message.

C’est le cas le moins intéressant pour le psychologue et le sociologue ; malheureusement, très souvent, certains chercheurs, notamment parmi les philosophes qui examinent les problèmes du dialogue, pensent que tous les malentendus viennent en premier lieu d’une telle information insuffisante et qu’il suffit d’être honnête et de fournir au partenaire tous les renseignements nécessaires pour que la réception s’effectue dans de bonnes conditions. En réalité, il y a des problèmes de réception qui se situent à d’autres niveaux et des difficultés de transmission qui ne tiennent pas à l’insuffisance des informations préalables.

Un deuxième palier, déjà plus important, bien qu’il ne soit pas encore proprement sociologique, est celui de la structure psychique de l’individu.

Freud a mis en lumière l’existence dans la psychologie de chaque homme de toute une série d’éléments structuraux de désirs et de répugnances, résultant de sa biographie qui font que son moi conscient devient imperméable à certaines informations et attribue un sens déformé à certaines autres.

Dans ce cas, il faut, pour que l’information puisse passer, opérer une transformation de la conscience, sur un plan purement psychologique, en dehors de tout changement social. Il s’agit ici d’un obstacle à la communication plus résistant que dans le cas précédent, mais on peut encore imaginer une possibilité de le surmonter. Une structure psychique individuelle peut à la limite être transformée. On peut changer le milieu dans lequel vit l’individu, on peut lui faire subir un traitement psychanalytique, etc.

Un troisième palier, qui est déjà sociologique mais qui reste encore périphérique, est celui où un groupe social particulier d’individus, étant donnée la structure de sa conscience réelle, résultant de son passé et de multiples événements qui ont agi sur elle, résiste au passage de certaines informations.

Nous pouvons imaginer, par exemple, que des chercheurs appartenant à une école scientifique, attachés à une thèse qu’ils ont défendue, se refusent à prendre connaissance de telle ou telle théorie nouvelle qui remettrait en cause tous leurs travaux antérieurs.

Même à ce stade cependant, le problème n’est pas encore fondamental ; c’est le niveau où se situent un grand nombre de malentendus et de difficultés du dialogue dans la vie sociale ; je pense cependant que ce groupe de chercheurs pourra continuer à exister en tant que groupe, même s’il est amené à prendre conscience de la valeur relative de ses théories. En fin de compte, il lui est possible d’intégrer la théorie nouvelle.

Il s’agit là encore d’une possibilité de transformation de la conscience réelle qui ne remet pas en question l’existence du groupe social.

Nous arrivons maintenant à un niveau plus important dans le domaine qui nous préoccupe, celui où se pose le problème de ce que Marx appelait les limites de la conscience possible, c’est le cas où, pour obtenir la transmission, le groupe en tant que groupe doit disparaître ou se transformer, au point de perdre ses caractéristiques sociales essentielles.

Il existe effectivement des informations dont la transmission est incompatible avec les caractéristiques fondamentales de tel ou tel groupe social. C’est le cas où les informations dépassent le maximum de conscience possible du groupe.

Aussi le sociologue doit-il toujours se demander lorsqu’il étudie un groupe social, quelles sont les catégories intellectuelles fondamentales, l’aspect spécifique des concepts d’espace, de temps, de bien, de mal, d’histoire, de causalité, etc., qui structurent sa conscience, dans quelle mesure ces catégories sont liées à son existence, quelles sont les limites du champ de conscience qu’elles engendrent et enfin quelles sont les informations situées au-delà de ces limites et qui ne peuvent plus être reçues sans transformation sociale fondamentale.

Tout groupe tend en effet à connaître de manière adéquate la réalité, mais sa connaissance ne peut aller que jusqu’à une limite maximale compatible avec son existence.

Au-delà de cette limite les informations ne peuvent passer que si l’on réussit à transformer la structure du groupe, exactement comme dans le cas des obstacles individuels, elles ne peuvent passer que si on transforme la structure psychique de l’individu.

Il s’agit là d’un concept fondamental pour l’étude des possibilités de communication dans la vie sociale, concept qui a une très grande importance opératoire, mais qui est insuffisamment étudié pour l’instant, les procédés qui permettent de l’utiliser étant encore à peine dégagés.

Je voudrais maintenant insister sur le fait que dans l’étude des phénomènes humains, nous n’avons jamais affaire à des problèmes qui se posent uniquement sur le plan de la conscience. Tout fait humain, individuel ou social, se présente en effet comme un effort global d’adaptation d’un sujet à un monde ambiant, c’est-à-dire comme un processus orienté vers un état d’équilibre qui reste provisoire dans la mesure où il sera modifié par la transformation du monde ambiant due à la fois à l’action du sujet à l’intérieur de cet état d’équilibre et à l’extension de la sphère de cette action.

Dans ces conditions, tout essai de séparer un domaine particulier de ce processus d’équilibration peut être un procédé utile pour la compréhension et la recherche, à condition de rester provisoire et d’être corrigé ultérieurement par l’insertion de l’objet étudié dans les principaux ensembles pertinents dont il fait partie.

Ces considérations nous paraissent importantes dans la mesure où les liens entre la structure du groupe social et les difficultés de transmission de l’information sont de deux types différents : elles peuvent en effet résulter du fait que l’information dépasse les cadres catégoriaux qui structurent la conscience collective du groupe. Dans ce cas, les difficultés résultent, pour ainsi dire, de l’incompatibilité entre les éléments sinon permanents tout au moins relativement durables de la structuration et la nature du message transmis.

Toutefois la vie des hommes et des groupes sociaux n’est pas un état, mais un ensemble de processus. Il se peut que la difficulté de transmission résulte du fonctionnement de ce processus, fonctionnement toujours lié de manière immédiate ou médiatisée à la tendance du sujet individuel ou collectif à maintenir sa structure et à agir dans le sens de l’équilibration. Or, ici, le caractère relatif et provisoire de toute séparation devient particulièrement important, car la difficulté de transmission d’une information peut résulter non pas de son conflit avec le comportement du secteur étudié, mais du conflit avec les répercussions que le fonctionnement de ce secteur peut avoir sur les processus qui se déroulent dans un autre secteur provisoirement éliminé par la recherche.

Arrêtons-nous à quelques exemples : on peut faire l’histoire des sciences physiques et sociales comme celle d’un ensemble de processus purement intellectuels. Du point de vue scientifique, ce cadrage de l’objet peut être extrêmement utile. Le sociologue ne doit cependant jamais oublier que toute théorie scientifique a, sur le plan social, des conséquences pratiques même si le chercheur qui l’a élaborée n’y a jamais pensé et les ignorait complètement. Or, si ces conséquences pratiques, notamment lorsqu’il s’agit de sciences humaines, sont de nature telle qu’elles risquent d’entrer en conflit avec les buts pratiques vers lesquels s’oriente, à un moment donné, un groupe social, des difficultés vont se répercuter tant sur l’élaboration de la théorie que, la théorie une fois élaborée, sur les possibilités de la faire entrer dans la discussion, c’est-à-dire sur la transmission du message.

De même on peut distinguer provisoirement l’action des hommes sur les autres hommes, de l’action des hommes sur le monde extérieur. Encore ne faut-il pas oublier que ces deux formes d’action réagissent l’une sur l’autre et que toute transformation du monde ambiant entraîne une transformation du sujet individuel ou collectif, et inversement.

De même la distinction d’éléments subjectifs et objectifs dans une information est sans doute importante, mais n’a, elle aussi, qu’une valeur relative. Pour le psychosociologue, tout élément subjectif, même le plus valorisant ou le plus discordant, constitue en tant que fait psychosocial une réalité objective, et inversement, toute constatation, même la plus rigoureuse soit-elle, se passe à l’intérieur d’une conscience et se trouve par cela même être un fait subjectif lié à un processus d’équilibration orienté vers un but.

Enfin, nous voudrions donner un dernier exemple particulièrement important pour les conditions d’élaboration et de transmission des messages. La vie de la société ne constitue pas un tout homogène ; elle se compose de groupes partiels entre lesquels les relations sont multiples et complexes. On pourrait les définir d’une manière très schématique et globale comme un ensemble de conflits et de collaborations. Or, la vie de chacun de ces groupes constitue un ensemble de processus orientés vers un équilibre spécifique, et par conséquent le secteur conscient de ces processus sera structuré par un groupe de valeurs spécifiques et particulières. Or, il se peut que la prise de conscience d’une certaine information, même conforme aux catégories mentales de la conscience du groupe, et favorable à l’équilibre vers lequel il est orienté, puisse avoir des conséquences hautement nuisibles à la réalisation de cet équilibre, si elle se produit aussi dans la conscience des autres groupes sociaux constituants de la société globale. Or, comme la mauvaise foi est un phénomène individuel qu’on ne rencontre que de manière tout à fait exceptionnelle et provisoire dans des groupes sociaux extrêmement restreints, des situations comme celle que nous venons d’envisager engendrent non pas des faits de mauvaise foi, mais des phénomènes idéologiques, des distorsions considérables dans l’élaboration, la transmission et la réception d’un certain nombre d’informations.

Cela dit, et en rappelant le caractère purement empirique des règles que nous pouvons indiquer aujourd’hui pour l’utilisation du concept de maximum de conscience possible, je voudrais clore cette communication par l’énumération de trois principes particulièrement importants.

La situation se trouve aujourd’hui essentiellement différente pour l’élaboration et la transmission des informations concernant la nature physico-chimique et même biologique, et pour celles concernant la vie psychologique, sociale et morale. Dans le premier cas, en effet, le désir de maîtriser la nature constitue un élément universel qui structure l’ensemble du processus intellectuel de presque tous les groupes sociaux existants et en tout cas de tous les groupes sociaux des sociétés industrielles moyennement et hautement avancées. C’est pourquoi on fait la même physique ou tout au moins une physique très rapprochée à Washington, à Moscou, à Tokyo, à Paris et à Varsovie. Les difficultés de transmission du message sont dans ce domaine plutôt de celles que nous avons classées sous les rubriques 1 et 3 dans notre classification initiale, et tiennent très rarement au groupe 4, c’est-à-dire au maximum de conscience possible. La pensée physico-chimique, bien entendu, ne me paraît pas indépendante de la structure physique et intellectuelle de l’homme et de l’univers. Dans une planète imaginaire où vivraient des êtres incapables de se mouvoir dans l’espace, mais capables d’agir psychiquement sur les couleurs, c’est le changement des couleurs qui constituerait le principe opératoire et quantitatif et non, comme c’est le cas pour la conscience humaine, l’espace. Ces êtres ne pourraient pas dire qu’un espace est deux fois plus grand qu’un autre, mais par contre, qu’un certain bleu est deux fois plus grand qu’un certain rouge, à supposer que la répétition d’une action qui engendre le premier aboutisse à la reproduction du second.

Mais, pour les hommes vivant sur notre planète, une objectivité scientifique est en train de se constituer pour tout ce qui concerne les sciences physicochimiques et, sans être compétent, il me semble que c’est aussi le cas, bien qu’à un degré moins avancé, pour les sciences naturelles. Dès qu’il s’agit de faits humains cependant, les buts conscients ou non conscients deviennent particuliers et cela veut dire que la structure des consciences exige pour les raisons dont nous avons déjà parlé le développement et la transmission de certains messages, la déformation de certains autres, et l’empêchement de l’élaboration et de la transmission de toute une série de messages qui entrent en conflit avec la réalisation de ces buts.

Et, bien entendu, ces trois catégories d’information ne coïncident pas d’un groupe à l’autre.

C’est dire l’extrême complexité de l’étude de la transmission des messages portant sur les différents aspects de la vie des hommes.

Une des règles les plus importantes pour dégager des structures sociales essentielles et construire dans chaque cas concret le concept de maximum de conscience possible, est fondée sur l’hypothèse initiale que tous les faits humains constituent des processus de structuration significative orientés vers des équilibrations provisoires et dynamiques : or, comme, au départ, les faits humains ne nous sont pas donnés sous cette forme mais comme un amas de données partielles qu’on peut constater empiriquement et énumérer, mais dont il est très difficile de dégager la structure, nous devons admettre, après avoir fait même d’une manière aussi honnête que possible nos recherches, si nous n’obtenons pas une telle structure, si l’objet étudié ne devient pas significatif, qu’il est mal découpé.

Si un étudiant venait me voir et me disait vouloir faire un travail sur la « hiérarchie » ou sur la « dictature », je lui répondrais que la hiérarchie n’existe pas en tant que structure significative et qu’il en est de même en ce qui concerne la « dictature ». Il y a des hiérarchies, il y a aussi des groupes de hiérarchies de type apparenté, comme il y a des groupes de dictatures qui, quant à eux, sont significatifs. Ainsi en est-il par exemple du groupe des dictatures post-révolutionnaires, ou d’autres types qui sont aussi des réalités sociales.

Mais, les découpages généraux du type de « la hiérarchie » et de « la dictature » comme telles sont dépourvus de valeur opératoire, dans la mesure où ils nous amènent à étudier des objets qui ne sont pas des structures significatives. Il faut cadrer l’objet étudié de manière qu’on puisse l’étudier comme déstructuration d’une structure traditionnelle et comme naissance d’une structure nouvelle. Pour employer un terme philosophique, je crois que le concept hégélien et marxiste de passage de la quantité à la qualité désigne simplement, dans le devenir, l’instant où les transformations à l’intérieur d’une structure sont telles que la structure ancienne disparaît et qu’une structure nouvelle vient de naître qui s’oriente par la suite vers un nouvel état d’équilibre.

On peut préciser peut-être ici les concepts de compréhension et d’explication : la description d’une structure significative et de ses liens internes est un phénomène de compréhension. Mais l’essai de décrire le devenir de la structure plus vaste (car, bien entendu, nous sommes toujours en présence d’une structure relative composée de structures partielles et qui fait elle-même partie de structures plus vastes) a une valeur explicative par rapport à la structure englobée. Si j’étudie les Pensées de Pascal comme structure significative interne, j’essaie de les comprendre ; mais si ensuite je les insère comme une structure partielle dans une structure plus vaste qui est celle du mouvement janséniste, je comprends le jansénisme, et j’explique par le jansénisme les Pensées de Pascal.

Et si j’insère le mouvement janséniste dans la structure globale de la noblesse de robe, je comprends l’histoire de la noblesse de robe et j’explique par elle la genèse du jansénisme. Si, ensuite, je fais la même opération avec la noblesse de robe dans la France du xviii’ siècle, je me situe à un niveau d’explication pour cette noblesse de robe et à un niveau de compréhension pour la structure globale.

L’emploi de ce procédé, en accordant une valeur privilégiée aux processus d’équilibration orientés non pas vers certains buts partiels mais vers l’organisation globale des relations mutuelles entre les hommes et des relations entre les hommes et la nature, constitue une première règle dans l’effort de dégager dans chaque cas concret la genèse et les limites du maximum de conscience possible.

Je voudrais enfin signaler — mais ceci concerne un domaine de recherche particulier dans lequel se situe ma propre expérience et celle d’un certain nombre d’historiens marxistes — que les œuvres philosophiques, littéraires et artistiques s’avèrent avoir une valeur particulière pour la sociologie parce qu’elles se rapprochent du maximum de conscience possible de ces groupes sociaux privilégiés dont la mentalité, la pensée, le comportement sont orientés vers une vision globale du monde.

Si ces œuvres ont une valeur privilégiée non seulement pour la recherche mais pour les hommes en général, c’est en effet parce qu’elles correspondent à ce vers quoi tendent les groupes essentiels de la société, à ce maximum de prise de conscience qui leur est accessible, et inversement l’étude de ces œuvres pour la même raison est un des moyens les plus efficaces — je ne veux pas dire le seul ni même le meilleur — pour connaître la structure de la conscience d’un groupe, la conscience d’un groupe et le maximum d’adéquation à la réalité auquel elle peut atteindre.

À titre d’exemple, une analyse des incompréhensions du rationalisme devant la pensée tragique, et dans le cas concret une analyse des éléments communs que je peux trouver dans les réactions de Voltaire et de Valéry devant l’œuvre de Pascal, nous permet de saisir les limites d’incompréhension d’un groupe social pris à différents moments de son histoire à l’égard d’un certain type de message provenant d’un autre groupe.

Je crois qu’avec ces remarques, brèves et schématiques, sur le concept du maximum de conscience possible, nous avons abordé l’un des instruments conceptuels les plus importants pour l’étude de la vie sociale en général, et celle de la transmission des messages en particulier. Pour être scientifique, le sociologue doit se demander non pas ce que tel membre du groupe social pense aujourd’hui sur le réfrigérateur et le confort, sur le mariage et sur la vie sexuelle, mais quel est le champ de conscience à l’intérieur duquel tel ou tel groupe d’hommes peut, sans modifier sa structure, varier ses manières de penser, sur tous ces problèmes et, en bref, quelles sont les limites que sa conscience de la réalité ne peut dépasser sans une profonde transformation sociale préalable.

Aussi le concept de conscience possible nous mène-t-il au centre des problèmes de la compréhension de la vie sociale, mais si nous disposons pour l’utiliser de quelques éléments méthodologiques, il y a encore beaucoup à faire pour éclaircir un peu ces problèmes.


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