Le premier jour du procès des viols de Mazan, Gisèle Pélicot apparait. Le monde entier découvre cette femme sexagénaire, derrière ses lunettes de soleil rondes. Des milliers de fichiers vidéo témoignent des viols qu’elle a subi par des dizaines d’hommes alors que son mari l’avait plongée dans le coma en lui administrant des médicaments à son insu. Le choix de Gisèle Pélicot de rendre le procès public est assumé comme un acte politique. Un acte pour elle-même et pour toutes les autres. Elle sait que cela lui apportera une forme de protection, elle qui s’apprête à vivre des mois de face à face avec la cinquantaine d’hommes accusés de l’avoir violée ; avec leurs avocats qui voudront montrer qu’elle était à l’origine des violences qu’elle a subies ; avec les experts qui vont décortiquer sa vie et sa psyché pour estimer sa vertu et sa fiabilité. Ses avocats l’ont prévenue, elle sait que la violence n’est pas terminée, elle sait qu’elle ne fait peut-être que commencer. Elle sait aussi que des millions de victimes la regardent, debout face à ces hommes qui se sont servi de son corps comme d’un objet, lui prenant tout jusqu’à ses souvenirs. Face à l’ouragan judiciaire, aussi. Elle vient dire tête haute ce que des millions de victimes et de militant.es crient depuis des années : la honte et la peur doivent changer de camp. En ce premier jour du procès des viols de Mazan, nous sommes des millions à avoir le ventre noué par l’écho que cette histoire a dans nos propres vies, par ce qu’elle dit de nos propres histoires, par ce qu’elle dit de notre société tout entière.
Ce procès a été décrit dans les médias comme « hors norme ». Les actes sont pourtant d’une normalité confondante. On se dépêche de parler de monstres, de fous, de dénier leur humanité à ces hommes qui sont pourtant un panel parfaitement représentatif de la société française. Tous âges, toutes classes sociales, toutes origines, toutes situations familiales. Ils ne sont que le visage tristement commun de la banalité de la violence sexuelle. On aimerait croire qu’il n’y a pas de ça chez nous et qu’ils ne sont pas comme nous. Et il faut alors le répéter : M. Tout-le-monde peut tout à fait être un violeur dans une société qui fabrique des agresseurs. Ils sont les fils sains de la société patriarcale, si on entend par là une société androcentrée où l’explosion progressive de la famille traditionnelle n’a pas mis fin à la hiérarchisation entre les genres et à la violence masculine qui en découle. Ainsi Dominique Pélicot ne se contente pas des viols conjugaux, il livre le corps de sa femme, il a le pouvoir de l’échanger, de le prêter, il reste pendant les abus pour choisir ce qu’on fera de cet objet qui est sa propriété. Il sait qu’elle n’aurait pas été consentante et cela fait partie du plaisir. Outrepasser. Contraindre. Asseoir le pouvoir par la violence. C’est la version spectaculaire de la banalité du viol qui est une affaire de domination bien plus que de pulsion. Un enjeu de hiérarchie plutôt que de biologie. Celui qui viole est celui qui a le pouvoir.
Refuser le qualificatif de monstre pour les violeurs est une nécessité politique absolue. Parler de monstre est une manière d’essentialiser la violence, et ainsi de la rendre immuable. On ne peut combattre notre essence. Acter que la violence se génère, c’est aussi acter qu’on peut ne pas la générer, qu’on peut penser une société moins violente. C’est accepter de penser le sujet révolutionnaire que contient la lutte contre les violences sexistes et sexuelles : nous ne voulons plus de cet ordre social, et nous en avons un nouveau à proposer.
L’ordre bourgeois se précipite sur « l’affaire Mazan » pour ne surtout pas en dire quoi que ce soit d’intéressant. On s’attelle à décrire les faits, les détails, on constate le sordide, on le décortique, sans ne jamais se poser la question de son origine. Ils félicitent la victime car elle est une bonne victime. Elle est mariée, a eu peu d’hommes dans sa vie qu’on a attentivement scrutée. Ce n’est pas une « marginale ». C’est une bonne mère et une bonne grand-mère. Elle ne présente pas de trouble psychique. La bonne victime ne doit pas pleurer trop fort, parler trop fort, ne doit pas exploser de colère. Sa vie doit correspondre aux normes de la bonne morale et son attitude se doit d’être contenue et mesurée. De temps en temps, on s’émeut de la violence que cette femme subit de la part des avocats de la défense. On semble découvrir ce que toutes les victimes rapportent depuis des décennies : leur parcours judiciaire est une seconde violence, la cour d’assise en est l’acmé, la structure même du procès d’assise par l’approche uniquement punitiviste met la victime en position d’accusé. Jamais ces questions ne seront vraiment soulevées. Pour les commentateurs et les médias bourgeois, le plus important reste que chacun soit à sa place et que l’ordre soit préservé. Malgré les très nombreuses mobilisations de mouvements féministes, malgré la volonté de la victime et de ses proches d’en faire un sujet politique et l’occasion de sensibiliser notamment sur la soumission chimique avec l’association #MendorsPas, le mieux que nous pourrons espérer d’eux sera leur mine contrite et une petite tape sur l’épaule : « C’est bien dommage tout ça, ça ne doit pas être facile, rentrez chez vous maintenant ».
En septembre 2024, en même temps que le début de ce procès, sort le livre de Caroline Fourest : Le vertige MeToo. Comme à son habitude, elle se rend sur tous les plateaux pour défendre ceux qui sont déjà défendus partout, parle dans toutes les radios pour dire qu’on ne peut plus rien dire, et remplit à la perfection son rôle de chien de garde de l’ordre établi en se pensant incroyablement subversive. Elle a senti la nécessité d’alerter sur l’urgence du moment : MeToo n’irait-il pas un peu trop loin ? Dans un pays où 10 % des enfants subissent de la violence sexuelle en grande majorité dans leur famille, où les centres de prise en charge du psycho traumatisme affichent des délais d’attente de plus d’un an, où 94% des plaintes pour viols sont classées sans suite alors qu’une condamnation pénale semble être la seule réparation qu’on envisage pour les victimes, Caroline Fourest enfourche son cheval et part à l’assaut des terribles dérives de MeToo. Dans son grand courage, elle choisit comme adversaire principal un magnifique homme de paille : on ne ferait plus de gradation entre les différents types de violences sexistes et sexuelles. On cherche encore qui a bien pu dire, ne serait-ce qu’une fois, qu’une injure sexiste équivaudrait à un viol et qu’une main sur la cuisse équivaudrait à un féminicide. Qu’importe, Caroline Fourest mène son combat d’arrache-pied, soutenue dans l’adversité par la totalité du système médiatique et notamment sa frange la plus droitière.
Presque au même moment, Nicolas Bedos est mis en cause par plusieurs femmes qui l’accusent de leur avoir imposé des contacts intimes et sexuels non consentis. Il est condamné en octobre au tribunal correctionnel à porter un bracelet électronique pendant 6 mois. Bien sûr, l’armée des grands et courageux défenseurs de l’ordre bourgeois est en première ligne pour s’en émouvoir. Le dégout et le mépris que nous inspire cet homme bien né, riche, connu, qui, alcoolisé, saisit une travailleuse par la taille pour lui coller sa bouche sur le cou ne sont pas partagés par ces chevaliers de la vraie justice. Elisabeth Lévy est terrassée par sa condamnation et lance un appel vibrant : « Réveillons-nous de ce cauchemar ! ». Nul doute que si un homme noir ou arabe avait saisi Mme Lévy par la taille alors qu’elle était en train de travailler pour coller ses lèvres sur son cou, elle aurait été tout aussi effrayée que ce dernier puisse être condamné. Dans ce système où ce qui compte n’est pas le respect des êtres humains mais la préservation de l’ordre, au même titre qu’il y a les bonnes et les mauvaises victimes, il y a les bons et les mauvais agresseurs. On redouble d’empathie pour ce pauvre petit Nicolas qui passera six terribles mois dans son appartement cossu et bien chauffé. On s’inquiète de l’impact de cette scandaleuse condamnation sur sa carrière de réalisateur. Jamais on ne parlera des conditions de travail des serveuses, de leurs horaires, de leurs rémunérations, de leur exposition à la violence de clients libidineux qui s’octroient des droits sur leurs corps alors qu’elles sont à leur 8ème heure de travail tard dans la nuit. Jamais on ne s’interrogera sur le traitement des travailleuses du milieu du cinéma, précaires, possiblement exposées à des réalisateurs laissant trainer leurs bouches sur les corps des femmes qui passent à leur portée, quelques mois seulement après qu’on apprenne que notre plus « grand acteur » avait pour habitude de mettre ses mains dans les culottes de celles, figurantes, maquilleuses, habilleuses, qui étaient les plus subordonnées sur les plateaux de tournage.
Des livres, beaucoup de livres, sortent en cet automne 2024 où le sujet des violences sexistes et sexuelles s’invite sur la place publique chaque jour, et sous tous ses aspects. François Bégaudeau, écrivain de gauche, nous fait grâce d’un livre faisant suite à son procès l’opposant à l’historienne Ludivine Bantigny. Des années plus tôt, une conversation avec ses admirateurs sur son blog était rendue publique. Il y avait fait ce qu’il expliquera ensuite être un trait d’humour. Dans les multiples ressorts de blagues sexistes, il n’a pas choisi l’injonction à retourner à la cuisine ou la supposée stupidité de la femme visée, à notre grand regret. Il a choisi de dévaloriser son travail tout en lui prêtant de multiples partenaires sexuels au sein d’une maison d’édition. Le summum de l’humour étant de mettre dans le lot de ces partenaires un homme notoirement homosexuel. La tranche de rigolade est délicieusement sublimée par l’utilisation de l’expression « passer dessus » pour décrire un rapport hétérosexuel. Cela aurait pu rester une phrase minable dans les tréfonds d’internet, mais l’intéressée en a eu connaissance, et a eu l’outrecuidance de ne pas l’apprécier. Il n’a pas jugé utile de s’en excuser, n’a pas été condamné, puis a écrit un livre de plus de 400 pages où il nous partage ses réflexions sur l’art, le féminisme, l’humour, la morale… Dans le cadre de la promotion, il donne de nombreuses interviews assez consternantes où il s’émeut du traitement dont il souffre dans la majorité des milieux de gauche. L’agacement qu’on ressent est à la hauteur de la nullité de toute la séquence. Personne n’est surpris par le fait que, dans une société profondément sexiste, un homme en position de coq dans la bassecour fasse des remarques sexistes et dégradantes. On est en revanche assez atterré par son incapacité à simplement présenter des excuses à l’intéressée. Tout le monde serait passé à autre chose.
Bégaudeau se compare à un enfant qui aurait frappé son camarade de classe et à qui l’institutrice intimerait de demander pardon. Il explique refuser de s’abaisser à ce genre de chose, ses fans en seraient fort déçus. A aucun moment il n’est question de la dimension réparatrice pour la personne visée. Encore moins de la portée politique du fait de reconnaitre qu’on a posé un étron inutile sur la montagne de déjections des violences masculines, de la plus minable comme ici, à la plus sordide comme avec Gisèle Pélicot. Se mettant dans la roue de notre chère Caroline Fourest, il questionne la notion de continuum en ne la comprenant pas. Accordons-lui que, sur l’échelle de la stupidité, il se situe un tout petit peu plus bas. Elle accuse le monde de ne plus faire de gradation au sein des violences. Lui explique que le concept de continuum entre les différentes violences sexistes et sexuelles lui semble fumeux car nous n’avons pas de preuves scientifiques pour affirmer que dire des insanités sur un blog amène au féminicide. Heureusement que nous avons de grands artistes pour nous permettre d’accéder à des informations aussi capitales. Or le continuum ne se joue pas à l’échelle individuelle, ce qui n’est pas aisé à saisir quand on est obsédé par la sienne propre. Le continuum se joue à l’échelle collective. C’est parce que nous sommes des femmes que nous subissons les injures sexistes, le harcèlement sexuel, les viols. C’est parce que nous sommes le genre subalterne qu’on se permet de nous faire subir ça. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui en sont auteurs, mais ils participent tous à faire perdurer la structure. Les structures sociales ne sont pas immuables, elles ne lévitent pas au-dessus du monde. Elles s’incarnent dans des personnes et leurs pratiques. Il n’y a aucun doute sur le fait que Bégaudeau qui s’excuse ne soit pas un meilleur homme que Bégaudeau qui ne s’excuse pas. Et l’homme Bégaudeau n’est pas le sujet. C’est en tant que figure publique de la gauche que nous le regardons, et ça lui déplait beaucoup car il est avant tout un immense écrivain. Nous séparons l’homme du jouteur, et lui aimerait qu’on sépare le jouteur de l’artiste. Nous voulons parler des conséquences concrètes de ses paroles, lui aimerait qu’on parle d’art, qu’on s’extraie de la « morale ». Considérer l’art comme au-dessus des basses considérations éthiques et politiques est une morale en soi. Une morale d’homme au ventre plein et à l’existence tranquille. La parole est matérielle, elle est concrète. Les violences que nous subissons le sont aussi. Là où il voit des excités, un homme de gauche conséquent devrait voir la lutte, les violences et les rapports de force qui les sous-tendent. Les évoquer longuement n’a aucun intérêt si c’est pour les faire perdurer ensuite. En définitive, on peut y voir une réaction de petit bourgeois conservateur, bien heureux d’en appeler à la révolution tant qu’il ne s’agit pas d’interroger sur sa propre place dans le système. Une fois confronté au vacillement de sa position, il fait une grosse colère intimant de faire une exégèse complète de son œuvre avant de pouvoir adresser une critique sur la portée politique de ses paroles. Il n’est évidemment ni Pélicot, ni Depardieu, ni Matzneff. En tant qu’homme, il est parfaitement banal dans sa violence, la quotidienne, celle qui se gratte les gonades en forçant un rire bruyant. En tant qu’écrivain, il est un bavard peu consistant qui pense que l’art peut être extrait de sa dimension profondément politique et se permet donc d’extraire les militants de toute possibilité critique artistique par la politique. En tant que figure de gauche, il est un contre-révolutionnaire et il est donc licite de le cantonner à être un excellent écraseur de cloporte de droite.
L’extrême droite, elle, se tortille en cet automne 2024. Que va-t-elle bien pouvoir raconter de nauséabond ? Après une vaine tentative de faire passer le fétichisme de Dominique Pélicot pour du militantisme anti-raciste, elle a finalement jeté son dévolu sur l’horrible meurtre de Philippine. Une jeune fille de 19 ans, violée et assassinée par un homme qui abandonnera son corps dans le bois de Boulogne. L’atrocité des faits coupe le souffle. Elle, comme 104 autres femmes plus tôt dans l’année, a été tuée parce qu’elle elle est une femme. Au même moment, une travailleuse du sexe d’origine camerounaise est retrouvée massacrée à son domicile. Personne n’en parlera. L’extrême droite se repait de la tragédie de Philippine avec une gourmandise de vautour qui soulève le cœur. Car il s’agit d’une bonne victime, avec la bonne couleur de peau et la bonne classe sociale. Et surtout il s’agit du mauvais agresseur. Il n’est pas de nationalité française. Encore mieux pour leur agenda politique, il est marocain. Les charognards redoublent d’énergie pour instrumentaliser le crime et soigneusement éviter de soulever les questions qu’il pose sur notre système judiciaire et carcéral. Le fond de leur discours puant est toujours le même : ce sont nos femmes et nous sommes les seuls à avoir des droits sur elles. Elles seront massivement violées et tuées, c’est dans l’ordre naturel et biologique des choses, mais l’important et qu’elles le soient par ceux qui nous ressemblent.
L’année 2024 s’achève comme toutes les autres avec un gout de sang et de larmes. Comme toujours nous allons compter les mortes et les détruites. Elles sont le moteur de notre révolte. Nous refusons de regarder les cadavres avec résignation. Nous travaillons à disséquer les entrailles de cette violence omniprésente pour savoir par quels bouts l’annihiler. Nous écoutons ce qui en est dit, nous nommons nos ennemis pour mieux les combattre, nous reconnaissons nos amis pour mieux nous unir. Dans ce numéro, nous voulons nous donner des armes pour combattre. Nous pensons notre lutte comme une lutte collective, globale et totale contre l’ordre bourgeois patriarcal, et nous la menons car elle est une nécessité absolue et car nous croyons plus que jamais à ses chances de victoire.