Au cœur du contrôle du corps des femmes : la norme gynécologique
Depuis plusieurs années, la gynécologie traverse ce qu’on pourrait appeler une forme de « crise » : d’abord dans ses moyens, comme en témoigne ce qu’on a appelé « la crise de la pilule » de l’hiver 2012-2013, suite au dépôt de plainte contre les laboratoires phar-maceutiques Bayer d’une patiente victime d’un AVC qu’elle lie à la prise de la pilule. Cela a en-traîné une remise en question du modèle contraceptif français centré sur la pilule, ce que la chercheuse Alexandra Roux nomme le « pilulocentrisme », mais également de la prise d’hormones en général. La gynécologie est également remise en question dans ses pratiques, ce qui peut prendre la forme paroxystique de la dénonciation des violences obstétricales et gynécologiques, dans un contexte post #MeToo et de luttes contre toutes les formes de violences sexistes et sexuelles.
Dans ce contexte, un aspect de la spécialité est très peu interrogé, au point qu’on pourrait dire qu’il s’agit de la grande absente du débat : la norme gynécologique, soit la norme qui enjoint aux femmes à consulter un·e professionnel·le de santé pour la contraception et le dé-pistage des cancers et des IST (frottis et palpation des seins ). Il me semble qu’on ne peut pas comprendre la remise en cause contemporaine de la gynécologie, de ses moyens (en particulier les hormones), et de ses pratiques, si on n’y voit pas une remise en question en filigrane de la norme gynécologique elle-même.
Or, elle n’est que peu interrogée, alors même qu’elle présente quatre spécificités remarquables : 1) le fait qu’il s’agisse d’une norme médicale genrée, puisque l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions ; 2) le fait qu’elle consiste en une médicalisation du corps sain, puisqu’il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents nécessaires ; 3) le fait qu’elle instaure une temporalité spécifique, soit un « suivi » idéalement annuel et tout au long de la vie ; 4) enfin, le fait qu’elle concerne une part importante de la population, puisque selon les données de l’enquête FECOND (FEcondité-CONtraception-Dysonctions sexuelles) traitées par Mireille Le Guen, 90 % des femmes interrogées ont un gynécologue ou un médecin qui les suit habituellement pour la contraception ou d’autres raisons gynécologiques, et 79% de ces femmes ont consulté il y a moins d’un an. De telles caractéristiques peuvent se retrouver dans d’autres spécialités médicales, mais jamais de façon conjuguée comme c’est le cas pour la gynécologie. Or, malgré ces particularités, la norme gynécologique demeure peu interrogée : d’où vient-elle ? Comment s’est-elle instaurée ? Quels sont ses effets ?
Dans mes recherches, j’ai montré plusieurs raisons qui expliquent le développement avec succès de la norme gynécologique, et son maintien aujourd’hui. Tout d’abord, d’un point de vue historique, elle parvient à émerger puis à s’imposer en France en lien avec le développement d’une profession, celle des gynécologues médicales qui occupent une position ambiguë dans la hiérarchie professionnelle, dominées mais disposant d’importantes ressources. La plasticité des stratégies de reconnaissance professionnelle qu’elle déploie au fil du temps assure le succès de la norme gynécologique malgré les crises que traverse par ailleurs la spécialité. Elle parvient ainsi à fixer l’identité professionnelle de la gynécologie médicale, si ce n’est comme « féministe », du moins comme une spécialité de femmes pour les femmes
Encore aujourd’hui, le rôle des gynécologues et des professionnel·le·s de santé est cen-tral dans le maintien du suivi tout au long de la vie : pour ces dernier·e·s , parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Pour ce faire, ils et elles mettent notamment en place une stra-tégie que j’ai qualifiée, en reprenant les termes d’une enquêtée, de stratégie du « bâton et de la carotte » : il s’agit à la fois de menacer et de récompenser pour convaincre. En effet, la consultation gynécologique a ceci de particulier que comme toute consultation médi-cale, les patientes en sont à l’initiative, mais que contrairement aux autres consultations médi-cales, les patientes ne sont que peu contraintes de s’y rendre par le nécessaire traitement des pathologies. Il s’agit moins d’enjeux de santé immédiats que d’enjeux de prévention (frottis, palpation de seins ) et de mode de vie (contraception). Dès lors, les profession-nel·le·s de santé utilisent le principal moyen à leur disposition pour garantir le maintien dans la carrière gynécologique des patientes, leur monopole de prescription. Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi l’arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale et vient le plus souvent en appui de la prévention.
On voit donc que la norme gynécologique peut prendre appui sur deux autres normes qui lui pré-existent, la norme contraceptive (il faut se contracepter si on ne veut pas d’enfant) et la norme préventive (il faut se dépister si on a un comportement à risque ou si on fait partie d’une population jugée à risque). Ces dernières garantissent non seulement l’entrée des femmes dans la carrière gynécologique, mais encore son maintien tout au long de la vie. Ainsi, la consultation gynécologique est resserrée dans le temps précisément pour veiller au bon respect de la norme contraceptive, en encadrant médicalement la prise de contraception. Cela s’explique parce qu’historiquement, la contraception a été acceptée socialement parce qu’elle constituait en partie un moyen d’éviter les avortements. Encore aujourd’hui, l’idée que la contraception doit prévenir les grossesses non prévues est centrale pour les profession-nel·le·s de santé . Ainsi, la consultation gynécologique ne permet pas uniquement de prescrire la contraception ou de vérifier qu’elle n’est pas mauvaise pour la santé : elle encadre aussi cette prise. On peut s’interroger sur une partition aussi nette entre contraception d’un côté et avortement de l’autre ; en outre, la contraception médicalisée se déployant le plus sou-vent dans le cadre de couples hétérosexuels, pourquoi sa prise en charge revient-elle exclusi-vement aux femmes ?
La consultation gynécologique est également l’espace dans lequel sont réalisés les dépistages des cancers et des IST. Quand la norme contraceptive s’efface (arrêt des rapports sexuels, mé-nopause, etc.), la norme préventive peut ainsi prendre le relai. Mais ma recherche a mis en lu-mière plusieurs points de tension autour de la gestion des risques. Dans ce cadre, le risque est ainsi individualisé, ce qui peut mener à une forme de moralisation des comportements. Surtout, il est demandé à la patiente de jouer le rôle de « sentinelle » pour veiller aux signes de son corps alors que qu’elle n’est pas médecin et ne sait donc pas discriminer entre les symptômes observés. En outre, elle n’est pas extérieure à son propre corps et peut difficilement endosser pour cette raison un regard détaché et objectif sur elle-même. Cette ambiguïté entre possession et dépossession de son corps, entre production de la connaissance et production de l’ignorance, se traduit par une angoisse qui est présente, même en filigrane, chez bon nombre de patientes , y compris pour des actes aussi quotidiens dans la pratique gynécologique que le frottis, la palpation des seins, l’imagerie des ovaires.
Ainsi, naturalisée et invisibilisée, articulée à la médicalisation plus globale des corps des femmes d’une part, et à la délégation plus vaste à ces dernières des tâches de santé de l’autre, la norme gynécologique n’est pas perçue comme telle par les femmes auxquelles elle s’applique. Il s’agit d’un moment qui est présenté comme à la fois nécessaire et banal dans la vie, si bien qu’il suscite peu de questionnements. En définitive, ses effets sont contrastés. Cer-tains posent question, comme je l’ai montré plus haut, tandis que d’autres sont bien évidem-ment positifs, et il est important de le rappeler . La consultation gynécologique cons-titue une ressource, tant en termes d’informations et d’accès à la contraception et à l’avortement, que de connaissances sur son corps, et éventuellement sur la sexualité, même si ce n’est généralement pas le cœur de la consultation. La prévention et le dépistage permettent en outre d’éviter ou de dépister des IST, des cancers ou des maladies gynécologiques. Cela constitue bien sûr un acquis.
Mais dans le même temps, l’existence de cette norme n’est ni naturelle, ni anodine. Le but de mon travail consiste moins à dénoncer ou à promouvoir l’existence de cette norme qu’à la montrer comme telle. C’est le propre des sociétés humaines que de se doter de normes, mais cela n’empêche pas, comme le disait Canguilhem, que « tout homme [ou toute femme] veut être sujet de ses normes », et veut donc pouvoir les choisir. Car ainsi également, il est possible de les aménager – notamment en appliquant réellement la notion de « consentement libre et éclairé » instauré par la loi Kouchner. Si l’urgence est souvent invoquée par les médecins comme un frein objectif au respect de ce consentement, la particularité de la gynécologie est d’être une médecine de prévention et non d’urgence (cela est certes plus difficile en obstétrique). Elle pourrait ainsi constituer la pointe avancée de la prise en compte systématique et pour tout acte du consentement des patientes. Les acquis qui s’y développeraient pourraient alors servir dans un second temps à l’ensemble de la médecine. Cela suppose bien sûr de mettre en place une véritable formation sociologique (et psychologique) des professionnel·le·s de santé dès leurs études, mais aussi pendant leurs formations continues, en particulier à la question des inégalités sociales face à la santé. Enfin, pour sortir de certaines apories que j’ai décrites plus haut, il est possible de revendiquer à la fois un véritable décloisonnement des pratiques et des connaissances sur les corps, pour le moment monopole des professionnel·le·s de santé (formation à la médecine dès le lycée, plus grande accessibilité des hormones) et à la fois que des moyens plus importants soient alloués à la santé, pour une meilleure médecine.
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