Une vie d’assistant opérateur
L’intermittence n’est souvent pas bien comprise pour beaucoup de gens et elle souffre de pas mal d’idées reçues. C’est un régime de travail qui concerne une petite partie de la population (environ 800 000 en 2022) et qui fut une révolution pour garantir une certaine sécurité financière à celles et ceux n’ayant pas un rythme régulier de travail. Artistes et techniciens ont, dans l’intermittence, différents contrats et différentes modalités de chômage.
Pour les tournages sur des films, des séries ou des courts-métrages, une convention collective fut créée pour imposer un cadre légal encadrant les heures et les conditions de travail.
Pourtant, les tournages sont souvent des lieux où il y a le plus d’illégalité en matière de conditions de travail. En particulier car celles-ci sont approuvées par l’équipe qui n’a pas trop le choix d’accepter, et surtout car il existe une mentalité très solide dans ce milieu : l’idée selon laquelle tout technicien travaille pour la création d’une œuvre, que cela se mérite, et que tout « dépassement de soi » dans le travail sera récompensé par une fidélité envers l’employeur et une reconnaissance éternelle.
Cette idée qu’une équipe de tournage est « sur le même bateau » revient à retirer toute hiérarchie sociale qui existe pourtant bel et bien. Il y a un microcosme au sein de l’intermittence qui souffre des mêmes inégalités que dans le cadre du régime général.
Il existe de multiple inégalités, par exemple les écarts de salaire entre un réalisateur et un régisseur (le métier qui consiste à gérer toute la logistique du plateau, souvent les premiers à commencer et les derniers à terminer) qui peuvent être de plus de 1 000 € sur une semaine de 39h pour des films à petit budget. Ou encore, les heures supplémentaires souvent mal payées, les conditions physiques exigées pour certains métiers, comme la machinerie, l’électricité, la régie ou la caméra, qui mobilisent des équipes devant quotidiennement soulever du matériel très lourd pour gérer les structures, les lumières, la logistique. Malgré cette idée d’équipe soudée, il est souvent question d’aller très vite et d’être très réactif, au risque que celui ou celle qui retarde le planning de la journée ne reçoivent des regards désabusés de la part des personnes présentes. Il m’est arrivé plusieurs fois d’être témoin de ce genre de situation : un stagiaire qu’on attend et que tout le monde regarde ; des acteurs ou actrices qui se permettent de souffler car ça prend du temps. Une fois, une maquilleuse s’est faite humilier par l’actrice qu’elle préparait car elle était « trop lente » pour elle. J’ai moi-même subi ce genre de regards face à un problème technique que je peinais à réparer. Le temps qui passait m’était rappelé en permanence. Ça crée donc une grosse source de stress. C’est souvent une ambiance militaire qui s’en dégage, même si parfois on travaille avec des équipes très sympas.
Avant d’être 1er assistant opérateur, j’ai commencé en machinerie. C’est un département de travail très physique où on passe nos journées à transporter des charges très lourdes et à garantir la sécurité d’infrastructures construites pour placer une caméra ou un projecteur par exemple. J’avais 23 ans. Je découvrais l’ambiance d’un gros tournage avec des comédiens connus. J’étais assez impressionné et je n’avais pas forcément conscience du travail que cela impliquait d’être sur un plateau. J’étais donc parfois un peu rêveur et distrait, et surtout, je découvrais le matériel de machinerie. Le chef machiniste, âgé d’une cinquantaine d’années, fut très dur avec moi, car dans un esprit de domination. Il était agacé d’avoir un petit jeune comme moi et me l’a clairement fait comprendre : il m’humiliait devant l’équipe car je n’allais pas assez vite ou me forçait à porter seul des charges lourdes qui se portent normalement à deux et, pratiquement chaque soir, il venait me serrer la main et appuyait sur mes os en les déplaçant, me donnant l’impression que ma main allait se briser. Pour qu’il arrête enfin, il fallait que la douleur ne se voit pas sur mon visage. J’ai eu envie d’arrêter le tournage au bout de 2 semaines, mais j’ai fini par le terminer. Cela a duré 6 semaines.
La plupart de l’équipe était consciente de ce qu’il me faisait subir, mais personne ne réagissait vraiment. A la fin, j’étais tellement sur le qui-vive, qu’il était content de moi et de ma réactivité.
Je suis sorti de ce tournage à la fois content de l’expérience, mais aussi un peu traumatisé, sans vraiment le savoir. Je n’ai pas continué dans la machinerie. Pourtant, comme le chef finissait par être content de mon travail, je pensais faire ça toute ma vie et continuer de bosser avec lui, en pensant avoir compris que les tournages se passaient comme ça. Ce que j’avais vécu était pour moi normal car je n’avais aucun autre repère.
Les deux tournages qui ont suivi, j’étais en stage en régie pour un autre film, puis j’ai ensuite démarré Dix Pour Cent, une série télé française, en tant que 3e assistant caméra.
Ces deux tournages, je les ai vécus avec le même stress et la même volonté d’être absolument parfait et irréprochable au travail. Chaque maladresse, léger retard, ou difficulté de concentration, je les considérais comme graves et je me torturais l’esprit à me dire que toute l’équipe devait me trouver nul. Pourtant, ces deux équipes que j’ai découvert, étaient pour moi étranges car ne reproduisant pas du tout ce même système de domination. Elles me rassuraient et me voyaient être en permanence tendu, sur un fil, prêt à dégainer dès qu’il y avait une mission, alors qu’elles ne me reprochaient rien dans mon travail.
J’ai grimpé très vite les échelons en devenant chef, et je suis devenu 1er assistant opérateur, le métier que j’ai actuellement et qui consiste à gérer l’entièreté de la caméra, son accessoirisation, le point de l’image, ainsi que toute l’équipe qui s’occupe de ce qui tourne autour de la caméra. Malgré mes tournages avec des équipes plus « normales », je me suis mis à adopter le comportement de ce chef machiniste sans vraiment m’en rendre compte. Je devenais un peu un tyran, j’exigeais une perfection de ma part et de celle de mon équipe. Par exemple, j’étais très sévère sur le retard aux heures de convocation, et j’ai eu une fois un second (celui qui répond à mes demandes en termes de matériel sur le plateau, qui gère l’organisation, littéralement une seconde main) à qui j’ai imposé un rythme très militaire. Je ne lui ai jamais fait subir ce que mon ancien chef m’avait infligé physiquement, mais comme je considérais son comportement comme normal, j’adoptais le même. Avec le temps, heureusement, j’en ai pris conscience et j’ai essayé de me détendre là-dessus. Les équipes aujourd’hui sont plus jeunes, plus conscientes des conditions de travail. Elles sont moins enclines à supporter les humiliations que j’ai pu subir (ça ne passerait clairement pas inaperçu aujourd’hui, il y a plus de contrôles et de regards portés sur la domination au travail même si ça reste insuffisant), et les jeunes savent que ce n’est pas en te prenant une leçon d’humiliation que tu es plus efficace.
Ce mécanisme que j’ai eu, à reproduire sans le savoir son comportement, me fait réaliser à quel point tout cela relève d’une forme de reproduction comportementale dans le travail. Cette équipe était âgée et avait donc des codes de domination très différents d’aujourd’hui, où beaucoup conscientisent les problématiques. Mais par opposition, elle était extrêmement attentive aux heures de travail, là où aujourd’hui, quelque chose s’est normalisé, ce qui a pour conséquences des tournages qui se font dans la plus pure illégalité. Pour autant, cet état d’esprit consistant à travailler dans des conditions difficiles de façon acharnée continue d’exister.
Il y a toujours cette idée selon laquelle on fait un film toutes et tous ensemble. Et donc qu’on est un peu dans le même bateau. Cette philosophie explique et justifie les conditions difficiles de travail. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu la phrase : « On doit chacun y mettre du sien » dès lors que je dénonçais un laxisme de la part de la production et des conditions de travail imposées.
Ma volonté d’être parfait et irréprochable dans le travail me poussait à accepter les conditions les plus tordues. Sur mon premier court-métrage, la production nous a fait travailler de 14h à 5h du matin la première journée. A la fin de la matinée, nous devions ramener un camion, le garer, et commencer la journée à midi. Résultat des courses : une heure de sommeil entre les deux journées, avec des déplacements qui nécessitaient 30 à 40 minutes de route. Et bien sûr, aucune heure supplémentaire de payée.
Tout cela n’était pas absurde, c’était pour bien se vendre, montrer qu’on était déterminé à supporter un rythme infernal pour la beauté de faire des images. J’ai continué avec cette mentalité pendant longtemps, en particulier avec une cheffe – devenue une amie aujourd’hui – qui a aussi ce problème d’accepter l’exploitation et de la considérer comme une obligation et une nécessité sans savoir dire non, ou stop. En particulier sur les courts-métrages qui sont des productions très mal encadrées. Le manque de budget est souvent l’excuse pour des conditions de travail désastreuses. Lorsqu’un projet manque de financements, les premiers impactés sont les techniciens avant tout le reste.
Sur le dernier long métrage sur lequel j’ai travaillé, j’ai eu plusieurs soucis relevant de ce manque de budget mais aussi de ce cruel manque d’écoute : sur 2 jours de tournage, j’avais demandé un renfort supplémentaire car nous allions avoir deux fois plus de matériel. La production a refusé le premier jour, et ma cheffe a proposé que la stagiaire électricienne du plateau vienne en renfort : une personne qui n’était donc pas de notre département, pas suffisamment formée pour agir dans l’urgence avec le matériel caméra, mais selon elle c’était « cool comme ça en plus elle découvrira ce que c’est ». N’ayant reçu aucun soutien, j’ai donc cédé. Le résultat fut une journée horrible.
J’étais stressé, écrasé par les demandes et le rythme, et la stagiaire a fini par être simplement gardienne de matériel, ne sachant pas comment aider, ce qui c’était totalement normal. En colère, je suis allé voir la production le lendemain pour lui dire que ce n’était pas négociable, qu’il me fallait un renfort pour la deuxième journée. La production hésita et lorsque ma cheffe arriva, je pensais qu’elle allait me soutenir dans le rapport de force. Au final, elle répondit que ça n’était pas possible mais que la journée à venir serait plus calme et donc qu’un renfort ne serait pas utile. Elle parla littéralement à ma place sans la moindre considération pour ma requête.
A force d’insister, je finis par obtenir ce renfort et, surprise : il fut nécessaire. Dans ce métier, demander et négocier de meilleures conditions de travail nous fait passer pour des râleurs car souffrir au travail est considéré comme une preuve de loyauté valorisée. La production et les chefs de poste ont davantage envie d’embaucher des gens qui ne râlent pas. Cette philosophie participe à ce qu’une étude syndicale a appelé le « culte du sacrifice ». A savoir qu’il faut faire des concessions pour mener à bien un tournage ou un projet. Il y a des choses entendables, mais d’autres non, et cela participe à la fatigue des techniciens qui voient leur vie privée et leur bien être mental être fortement impactés par ces conditions et ce manque de considération.
De plus, les heures de travail, plutôt bien encadrées en France, sont de plus en plus sujettes à des abus. Sur les 11h obligatoires de repos entre deux journées, il nous arrive régulièrement de finir à 23h pour enchaîner à 7h le lendemain. Sans compter le temps de déplacement pour rentrer chez soi. Ces heures supplémentaires sont rarement majorées sous prétexte « que la production ne peut pas se le permettre ». Ces conditions sont aggravées par l’arrivée des gros studios américains dans le pays : leur politique de production étant massive, les techniciens français se retrouvent à adopter un rythme infernal. Pour une série Netflix, par exemple, plusieurs membres d’une équipe de tournage sont allés témoigner chez Mediapart pour dénoncer l’horreur du plateau et du comportement de la réalisatrice, et le manque cruel de soutien du diffuseur américain face aux plaintes récurrentes durant le tournage. Sur une autre série pour Amazon, une amie du son s’est blessée à la jambe, notamment à cause du rythme du travail qu’imposait la production pour éviter les heures supplémentaires. La plupart sortent tout juste d’école, d’autres sont stagiaires mais font le même travail qu’un professionnel, tandis que d’autres continuent de travailler chez eux pour tenir les délais comme ça peut être le cas pour l’équipe décoration.
Il est grand temps de dénoncer ces conditions de travail. Ça passe aussi par la fin de ce culte des heures supplémentaires que doivent accepter les techniciens, toujours en première ligne quand il s’agit de réaliser des coupes budgétaires. Dans le cinéma, le travail se détériore, et personne n’en parle. Il faut pourtant l’entendre et le partager.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.
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