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# Une vie d'agent de tri polyvalent
Si le récit de ma première expérience professionnelle s’achève en mars 2022, il pèse encore de tout son poids sur ma vie personnelle. Cette expérience débute au mois d’avril 2017 et va durer 4 ans et demi, emportant mes études et une partie de ma santé physique et psychique.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 21 octobre 2024 15 min de lecture
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Une vie d’agent de tri polyvalent

Si le récit de ma première expérience professionnelle s’achève en mars 2022, il pèse encore de tout son poids sur ma vie personnelle. Cette expérience débute au mois d’avril 2017. Je suis alors étudiant à l’université, dans une ville moyenne de province. Mon parcours en sciences humaines me passionne, je fais la découverte de l’accès à une connaissance qui semble infinie, et qui m’ouvre le champ des possibles pour ce qui est de mon avenir. L’enseignement ? La recherche ? Le journalisme ? Tant de voies qui m’inspirent et me rassurent : contrairement à ce que l’on m’a dit, non les sciences humaines ne sont pas une « voie de garage ».

Je suis étudiant, mais aussi un jeune homme de dix-neuf ans, qui a des projets et des envies, des voyages, du bon temps avec les amis, un appartement avec ma copine de l’époque. Tout cela demande quelques ressources financières, et je n’ai pas la possibilité de puiser dans le portefeuille de mes parents. Ma mère est cadre assimilée à la fonction publique et mon père est ouvrier dans le transport, dans une grosse entreprise de livraison de colis contre laquelle tout le monde peste. C’est en grande partie le salaire de ma mère qui fait en sorte de tirer notre foyer d’une certaine forme de précarité. Mon frère et moi avons eu la chance de ne manquer de rien.

Au printemps 2017, les cours étant terminés, j’évoque donc avec mon père l’éventualité de travailler avec lui l’été qui vient. Plusieurs de ses collègues ont déjà fait l’expérience avec leurs propres enfants, et l’entreprise y trouve son compte : les salariés ont alors plus de latitudes pour poser leurs congés estivaux, les jeunes sont souvent motivés et, comble du bonheur, corvéables à souhait. Les jeunes ne contesteront pas les ordres de la hiérarchie s’ils savent que cela peut retomber sur notre parent. Malgré les réticences de mon père, j’insiste et lui demande de me mettre en contact avec son manager. Le deal est simple : « OK pour me recruter, mais en intérim » (question de souplesse, me dit- on). Inscription à la centrale d’intérim, réception des EPI (chaussures de sécurité abîmées et trop petites, paire de gants trouée, seule la tenue de l’entreprise siglée fait bonne figure), et c’est déjà l’heure de mon premier jour.

Les locaux de l’entreprise sont impressionnants : un entrepôt tout en longueur, des dizaines de portes de quais pour utilitaires, cinq larges portes pour les poids-lourds. On me fait la visite, on m’explique le fonctionnement de la « méca », cette immense machine à tapis roulants chargée de faire transiter les colis à travers l’agence. On me rassure très vite : je suis nouveau, on me donnera des missions simples. Je travaillerai donc au service « Support » de l’entreprise avec mon père. Ce service constitue une forme de Graal pour les salariés : horaires de journée, postes de bureau, service situé dans une petite partie de l’agence à l’abri du froid et du vent qui entrent sans difficultés sur le « chantier » (la partie destinée au tri des colis). Mon manager, A., est un homme sympathique au premier abord mais très autoritaire. Bien qu’il ne soit pas le chef d’agence, il abuse sans complexe du fait d’être le plus ancien de celle-ci. Il inspire une crainte chez les salariés, comme chez les livreurs sous-traitants, constamment sous la menace de ses colères légendaires.

Je prends très vite le rythme du service : stockage-déstockage des colis en retour de distribution, numérisation des dossiers de livraison, gestion des PSM (les appareils qui permettent au livreur de suivre sa tournée), accueil physique des clients. L’accueil physique des clients a donné lieu à plusieurs agressions verbales et physiques. Les plus fréquentes se limitaient à des insultes, des menaces et des coups portés au comptoir d’accueil. J’ai toutefois été victime de deux agressions physiques : une première fois, lorsqu’un client excédé m’a lancé au visage un socle à stylo, que je n’ai évité qu’au dernier moment. La deuxième fois, lorsqu’un autre client m’a empoigné le bras et a collé son visage contre le mien. Ces agressions ont éclaté parce que j’étais la seule personne que le client pouvait atteindre pour soulager sa colère contre l’entreprise ou le livreur. De toutes les agressions que j’ai pu subir, de la plus minime à la plus violente, je n’ai reçu aucun soutien de la part de ma hiérarchie directe ou indirecte, et les directions régionales chargées de l’aménagement de nos locaux n’ont jamais écouté nos signalements sur le sujet. Malgré ces agressions, je me plais bien dans ce travail : les missions sont simples, l’ambiance est agréable. L’été passe à une vitesse folle et vient le moment de la fin de ma mission d’intérim : la paye tombe et je n’ai jamais gagné autant d’argent. Les primes de fin de mission et de pénibilité sont aguicheuses. A. me demande alors si je compte rester, et bien que je le regrette aujourd’hui, j’accepte sans hésiter un contrat d’une vingtaine d’heures qui viendront compléter mes heures de cours.

Le couperet tombe quelques jours plus tard, et je déchante vite : la centrale d’intérim m’indique que je ne serai pas au Support, mais au tri de nuit – sur demande de l’entreprise. Je suis déçu de quitter le service que je connaissais et surtout anxieux à l’idée de travailler de nuit. La jeune femme de la centrale me rassure : « c’est temporaire Monsieur, juste le temps qu’un besoin de renfort se créé au Support, c’est une question de jours, et puis la prime de nuit est très intéressante ». J’ai travaillé quatre ans et demi dans cette entreprise sans ne jamais remettre un pied au Support.

Commence alors ce que je considère être mon expérience réelle dans cette entreprise. La nuit, j’embauche d’abord à cinq heures et je termine à neuf heures. Quatre heures par nuit, cinq nuits par semaine. Le manager « Nuit », M., me place au tri des « Objets plats », à savoir les colis qui peuvent rentrer en boîte aux lettres. Mes collèges eux-aussi intérimaires, S. et F., m’expliquent : de grands sacs de toile sont disposés devant nous avec un code au-dessus correspondant à un ensemble de codes postaux. Les colis défilent sur un tapis roulant, le code est marqué à droite de l’étiquette, et il faut les ranger dans le sac qui correspond. Les « ranger » est une vaste blague car le tapis défile si vite qu’il est nécessaire de les lancer dans les sacs pour suivre le rythme. Et attention au manque d’adresse, un colis tombé dans le mauvais sac ou à côté fait perdre un temps considérable. Je me donne à fond, j’essaye d’apprendre le plus vite possible les codes pour ne pas chercher le bon sac pendant cinq précieuses secondes. S. et F. sont très clairs : dans les missions de nuit, il faut que mes gestes deviennent aussi précis qu’automatiques. Je travaille deux mois aux « Objets plats », et M. me le dit : mon travail est propre et satisfaisant, je peux aller aider ailleurs. Je tombe dans l’engrenage : l’intérim me propose toujours une mission de nuit, mais le salaire est intéressant. Alors j’accepte des heures, et m’éloigne de l’université. Le confort que je m’offre avec mon salaire m’aveugle, et je crois m’épanouir dans cette « aisance » financière.

Je quitte mon poste pour celui de « trieur ». Cette fois, j’embauche à 2h du matin jusqu’à 9h30, 37,5h/semaine sur cinq jours. Je suis sur la « méca », sur un poste de saisie surrélevé. Les colis défilent devant moi, et ma « douchette » en main (le même pistolet que vous pouvez utiliser dans les caisses automatiques au supermarché), je scanne les codes-barres des colis. Cette fois, l’écran au-dessus de ma tête m’indique sur quel tapis roulant je dois envoyer le colis. Mais l’écran met une seconde à afficher la couleur correspondant au tapis et c’est trop lent. Je prends vite conscience qu’attendre la technologie me noie dans les colis. Alors, j’apprends les codes postaux de tout mon département et à quel tapis roulant ils correspondent. Cela me prend deux ou trois nuits, mais à partir de ce moment- là, je deviens une machine et je ne réfléchis plus. **700 ? Tapis 3. **360 ? Tapis 1. **290 et **580 ? Deux villes géographiquement opposées ? Tapis 2.

L’agence reçoit environ 16 000 colis chaque nuit. Le calcul est simple : nous sommes trois trieurs, et nous trions de 2h30 à 6h30. Cela fait donc environ 25 colis à la minute, pour chaque trieur. Mais ce calcul ne prend en compte ni les pauses obligatoires, ni les temps d’attente (manœuvre du poids-lourd, ouverture des plombs de sécurité sur celui-ci, arrêts de chaîne, manipulation des colis volumineux pour trouver le code-barre). Les trois dernières heures de travail sont consacrées à des missions diverses, en roulement entre les trois trieurs que nous sommes : remise en état des colis endommagés pour être relivrés le lendemain, aide aux livreurs qui préparent leurs tournées dès 6h, gestion des colis « Food ». Ce dernier poste est le plus difficile : il s’agit de préparer les colis de nourriture qui seront livrés dans la journée et de les conditionner dans des glacières pesant 50kg. La partie réfrigérée qui conserve ces colis est séparée en deux : le « Fresh » à 3°C, le « Freeze » à -18°C. Et comme tous les postes, le poste « Food » est mal organisé, si mal qu’il faut faire un choix : garder les EPI « Freeze » dans la partie « Fresh » (de grosses parkas et des gants rembourrés, ce qui est très désagréable pour se mouvoir et manipuler les glacières), ou bien travailler dans la partie « Freeze » avec la simple polaire et les gants de manutention que nous portons dans tout l’entrepôt. C’est malheureusement la deuxième option que nous choisissions tous, par économie de mouvement et de temps. Après quatre ans et demi de nuit, je quitte l’entreprise et la centrale d’intérim. Le monde du travail de nuit, tel que je l’ai connu, est un monde particulier. Beaucoup n’ont connu que ce type d’emplois précaires et pénibles et sont marqués par la vie. Beaucoup sont également méfiants face aux nouveaux collègues : le turnover y est si important que les liens ne se tissent pas facilement. C’est, enfin, un monde en constant équilibre, entre la résignation et la colère. La résignation d’un travail dur physiquement, pas épanouissant et peu stimulant, et la colère face à cette situation. Mais cette colère s’exprime, dans mon expérience, uniquement par la violence entre salariés : violence verbale le plus souvent et, parfois, physique.

Les postes de nuit étant nombreux, difficiles à assimiler aussi rapidement que le volume de travail ne l’exige, le turnover étant constant, il est très facile de se voir comme un pion que le manager déplace au gré des besoins, un coup ici, un coup-là. Le travail bien fait sur un poste est rarement valorisé, et un salarié qui travaille bien peut être déplacé ailleurs dans l’entrepôt pour apporter sa cadence et son expérience, au risque de devoir reformer quelqu’un sur un poste qui fonctionnait bien. Surtout, la considération managériale ne se concentre que sur les erreurs qui, certes, font perdre du temps et cassent le rythme, mais sont avant tout le résultat d’un poste mal pensé, d’une inexpérience ou simplement la conséquence de la cadence de travail abrutissante. L’entreprise pour laquelle je travaillais, comme toutes celles dans le secteur du transport et de la livraison, sont souvent décriées pour le manque de professionnalisme des livreurs, pour l’état des colis, etc. N’ayant pas été livreur, je ne parlerai pas en leur nom bien que j’aie pu voir à quel point ils sont exploités. En revanche, si je peux reconnaître que nous n’étions jamais très respectueux des colis, cela tenait aux « process » que les directions régionales nous imposaient de respecter sans aucune considération sur le fait que ces « process » étaient inapplicables vu la cadence que ces mêmes directions exigeaient. J’espère que ce témoignage pourra faire comprendre à ceux qui le liront à quel point nous faisions notre maximum et que dans une entreprise qui traite si mal ses salariés, il n’est finalement pas si étonnant que les objets soient aussi mal traités que les salariés qui en ont la charge.

Toutefois, il me tient à cœur de nuancer ces constats en insistant sur les relations amicales exceptionnelles que j’ai pu tisser avec mes collègues au fil des années. La pénibilité du travail rassemble, la colère contre les cadences et les conditions de travail soudent, et les années entretiennent des liens forts, construits sur la souffrance quotidienne. Les temps de  pause et d’attente étaient toujours l’occasion d’un café, d’une cigarette, d’une discussion qui redonnait de la force lorsqu’elle était l’expression du ras-le-bol – où on se disait : « je ne suis pas seul à souffrir » – de la joie lorsqu’elle se résumait à des blagues, des moqueries contre le manager ou sur collègue mal réveillé, sur une bourde, ou sur ces « fainéants du jour » (car oui, les salariés du jour étant tributaires de la qualité du travail de ceux de la nuit, ils ne se privaient pas de remarques désobligeantes. Et nous n’étions pas en reste non plus). Ces courts moments de détente, de sociabilisation, étaient finalement le ciment du lendemain. Sans celui-ci, on ne revient pas aussi facilement au travail.

Deux ans et demi après ma dernière nuit dans cette entreprise, il est impossible pour moi de dire que je n’en garde rien. Physiquement d’abord : je souffre de problèmes chroniques au dos, de douleurs à l’épaule et aux genoux. Psychologiquement aussi : je ne dors plus de la même manière qu’avant, et il m’arrive encore de me coucher à 20h et de me réveiller à 1h, de m’endormir à 11h et de me réveiller à 14h en reproduisant ce rythme que j’ai connu pendant de si longues années. J’ai aussi perdu une partie de mon audition à force de travailler si près et si longtemps d’une « méca » produisant un bruit infernal. J’entends encore, parfois, le « bip » incessant de ma « douchette ». Ce bruit, ce simple « bip » au fond de ma tête, peut me faire fondre en larmes. Mais je garde aussi des souvenirs impérissables de camaraderie, de solidarité. Les moments difficiles se mélangent aux moments de plaisir simple comme les croissants partagés entre toute l’équipe de nuit à la boulangerie à la sortie. Plusieurs de mes collègues sont devenus mes amis, certains travaillent encore dans l’entreprise, les autres l’ont quittée comme moi. Et pour ceux qui en sont partis, comme pour moi, il n’y a qu’un seul mot d’ordre : si nous avons le choix, plus jamais.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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