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Une vie d'étudiante en médecine
J’ai débuté des études de médecine car je voulais faire un métier alliant l’utilité sociale, les sciences, et le contact humain. Je n’avais pas de médecins dans mon entourage proche et j’avais une vision assez idéalisée des études et du métier.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 16 septembre 2024 14 min de lecture
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Une vie d’étudiante en médecine

J’ai débuté des études de médecine car je voulais faire un métier alliant l’utilité sociale, les sciences, et le contact humain. Je n’avais pas de médecins dans mon entourage proche et j’avais une vision assez idéalisée des études et du métier.

Après avoir passé le concours de la première année, j’ai découvert avec consternation les traditions étudiantes de la faculté de médecine. Le week-end d’intégration (WEI) avait été un moment extrêmement désagréable. Emmenés en bus dans un endroit secret pour 3 jours, nous étions incités à participer à des « jeux » dont la grande majorité consistaient à se dénuder ou avoir des contacts sexuels entre nous, tout en buvant énormément d’alcool. Le point d’orgue était l’élection de « miss P2 » où des jeunes filles ivres mortes en maillot de bain traversait une foule de jeunes hommes tout autant ivres morts qui beuglaient et les attouchaient voire essayaient d’enlever leurs maillots. Le dernier jour, après une nuit où un homme était entré en pleine nuit dans ma tente et avait essayé de me retirer mon t-shirt, sans que je puisse voir son visage car nous étions en pleine obscurité, nous avions été attachés les uns aux autres et couverts d’une mixture composée de vaseline, de déchets de poisson pourri, de nourriture pour chien, et peut être de divers autres produits dont des fluides corporels. Je suis repartie en me promettant de ne plus jamais participer à une soirée avec ces gens, et en étant assez circonspecte sur le fait que de telles traditions étaient appliquées à ceux qui devraient plus tard soigner des êtres humains. Objectivement, personne n’avait réellement passé un bon moment, mais le caractère extrême et exceptionnel au sens premier du terme créait un entre-soi, un esprit de corps et un sentiment d’impunité. « Ce qui se passe au WEI reste au WEI ».

J’avais hâte de commencer mes stages à l’hôpital, d’enfin commencer à soigner. A partir de la 4ème année, nous devenons « externes ». Nous sommes en stage tous les matins à l’hôpital, et l’après-midi est consacrée au travail théorique. En premier stage, j’ai choisi la neurologie. Cette spécialité était particulièrement stimulante intellectuellement, les cours me passionnaient, j’étais ravie de pouvoir commencer à cet endroit. J’y suis allée avec une naïveté que je trouve aujourd’hui presque touchante.

Nous étions un groupe d’une dizaine d’externes, répartis dans différents secteurs. La médecine est un milieu très hiérarchisé, et c’est encore plus marqué dans les CHU qui accueillent tous les niveaux hiérarchiques. Les externes sont sous la responsabilité d’un interne, puis du chef de clinique, puis du praticien hospitalier, puis du Professeur d’université chef de service. La face claire de cette organisation est une réelle culture de la formation entre pairs et du compagnonnage, qui est particulièrement importante dans un métier qui s’apprend avant tout en pratiquant et en rencontrant de multiples situations différentes. La face sombre est une véritable culture de la brutalité et de l’humiliation dont je n’avais pas du tout mesuré l’ampleur, et à laquelle j’allais me confronter très vite.

Nous étions 3 externes sous la responsabilité de K., une interne expérimentée en fin de cursus, très compétente, très sérieuse, mais littéralement épuisée. Elle enchaînait les gardes plusieurs fois par semaines, ce dont ses cernes violettes témoignaient. Nous nous sommes répartis les chambres, j’avais 4 patients dont je devais connaître le dossier et suivre l’hospitalisation. J’avais du mal à trouver mes marques. Les aides-soignantes et les infirmières ne nous avait pas été présentées, nous étions maladroits, nous n’avions pas les codes. Je me trouvais systématiquement au mauvais endroit dans le couloir ou dans la salle de soin, gênant la circulation de ces soignantes toujours pressées qui n’avaient ni le temps ni l’envie de m’expliquer ce qu’elles attendaient de moi. On me parlait avec des acronymes que je ne connaissais pas et devant mon regard interloqué les réactions étaient au mieux des soupirs de lassitude, au pire des remarques acerbes sur mes capacités intellectuelles limitées.

Le troisième jour du stage est tombé le jour de la visite professorale. Le chef de service venait faire la tournée des patients du service, accompagné des autres médecins, des internes et des externes. Ce moment est sensé être un moment pédagogique. L’externe présente le dossier et les différents soins nécessaires, l’interne complète, le chef interroge, corrige les erreurs et délivre son savoir. Nous étions donc une vingtaine de personnes en blouses blanches, entrant dans la chambre face à un patient atteint d’une maladie neurologique grave, vêtu d’une chemise de fracture qui laisse paraître ses parties intimes. Le dossier était présenté dans la chambre, devant le patient qui évidemment ne comprenait rien car nous nous parlions entre sachants avec un vocabulaire incompréhensible pour les profanes (dont j’étais encore à moitié).

L’interne nous avait conseillé de particulièrement bien travailler nos dossiers, nous expliquant que le chef de service n’était « pas commode ». J’étais la première à présenter. Le patient dont je devais parler était un homme d’une quarantaine d’années atteint d’une maladie sévère récemment diagnostiquée dont il commençait seulement à comprendre le fonctionnement et les perspectives qui, comme souvent dans les maladies neurologiques, étaient assez sombres. J’avais passé beaucoup de temps avec lui les jours précédents, il m’avait parlé de son travail, de ses enfants dont le dernier n’avait que quelques mois, de la violence de l’annonce du diagnostic majorée par le fait qu’on ne lui avait « rien expliqué ». J’étais très touchée par son histoire, j’avais passé des heures à travailler mes connaissances sur sa maladie, j’avais essayé de lui expliquer de mon mieux en lui faisant des schémas et en lui conseillant des ressources. Il était très sympathique et gratifiant et je me sentais particulièrement utile.

Nous sommes donc entrés à 20 dans sa chambre. J’avais oublié de le prévenir, personne d’autre ne l’avais fait. Il se tortillait dans le lit, essayant de remonter ses draps pour ne pas être trop dénudé devant toutes ces blouses blanches. Le chef de service lui a glissé un rapide « bonjour » puis a demandé à « l’externe » de présenter le dossier. Je me suis appliquée, en tout cas j’ai essayé, mais j’ai mal réalisé l’exercice, en hiérarchisant mal les informations, en omettant certains détails importants du fait de mon inexpérience et du stress. Pendant que je parlais mon chef levait les yeux au ciel, puis il m’a coupée sèchement. S’en sont suivies 15 minutes – la pendule était en face de moi et j’ai compté chaque seconde en espérant que ça s’arrête à la prochaine – d’insultes. Mon patient, qui assistait à tout ça, étais visiblement sidéré. A un moment, il a même essayé d’intervenir pour me défendre « Mais ça, c’est moi qui ne lui ai pas dit ! C’est pas qu’elle l’a oublié ! ». Il s’est fait rembarrer sèchement par mon chef qui, sans le prévenir, a réalisé une partie de l’examen clinique sur son corps devant nous, tout en continuant à expliquer à l’assemblée à quel point j’était stupide, à quel point je n’aurais jamais le niveau pour être un bon médecin, à quel point mon « sourire niais » en entrant dans la chambre l’avait énervé, à quel point je serais plus utile en tant « qu’animatrice de bar de nuit » à  me « trémousser sur des musiques lascives ». J’étais incapable de répondre aux questions qu’il me posait. Je fixais le sol, la boule dans ma gorge était si grosse qu’aucun son n’aurait pu en sortir sans que je ne fonde en larmes. Je me sentais suffisamment humiliée pour ne pas vouloir en plus me mettre à pleurer devant tout le monde. J’ai serré les dents en restant silencieuse en attendant que ça se termine.

A la fin de la visite, le grand chef est reparti avec sa troupe. Avec mes co-externes, nous étions tous passés à la machine à claque, mais j’avais pris un tarif particulièrement salé. L’interne nous a dit « Je vous avais prévenus. Aujourd’hui il était particulièrement de mauvaise humeur. Mais c’est comme ça qu’on apprend. Travaillez vos dossiers ». J’étais tellement sonnée que j’ai mis plusieurs semaines à me révolter intérieurement contre ces paroles. A me dire que non, ce n’est pas comme ça qu’on apprend. Que ces injures n’étaient pas légitimes. Que ce qui se jouait, ce n’était pas ma compétence ou mon intellect, mais son pouvoir et son plaisir à l’exercer avec une telle brutalité. Sa misogynie, aussi. Que personne ne devrait normaliser ce type de comportement. Qu’il est impossible de soigner correctement dans de telles conditions. Que mon interne subissait autant voire plus, et depuis plus longtemps, et que la seule solution qu’elle avait trouvé était de ne pas se révolter et d’attendre le moment où elle pourrait enfin être hors de la portée de sa violence, de se raconter que tout cela était nécessaire pour devenir un bon médecin.

Tout cela existe dans le contexte particulier de l’hôpital public en train de s’effondrer sur lui-même. Les places d’hospitalisations sont chères, ça bouchonne aux urgences et il faut faire de place et choisir qui pourra entrer dans le service. Les aides-soignantes pestent contre la dame de la chambre 23 car elle fait 130 kg, des insultes grossophobes fusent. Le fond est bien sûr la grossophobie généralisée mais surtout le fait que personne ne la nomme et que, quand il n’y a que deux aides-soignantes pour 14 toilettes, une personne en grande obésité rend leur travail encore plus difficile.

Il faut donc évoluer là-dedans. On passe de service en service, partout la même violence et le même manque de moyens humains et matériels. Le seul moyen de survivre en préservant sa santé mentale est d’essayer de se détacher. Ainsi, en gynécologie, on se fait insulter au bloc opératoire par une chirurgien qui trouve qu’on tient mal les écarteurs, sans nous expliquer comment bien tenir les écarteurs, et qui finit par nous jeter au visage un morceaux de l’utérus cancéreux qu’il est en train de retirer à une femme endormie dont la survie dépend de cet homme qui l’a engueulée en consultation car elle posait trop de question. Ainsi, en réanimation, on subit les remarques salaces de l’interne dont on dépend entièrement pendant 24h d’affilée. Le meilleur moment était le repas du soir pris au réfectoire de l’internat dont les murs sont recouverts d’une fresque pornographique mettant en scène les chefs de service qui nous maltraitent. Le boys club se ligue contre la gamine débutante en notant les différentes parties de son corps suffisamment fort pour qu’elle l’entende même à l’autre bout de la pièce. Ainsi aux urgences, on attache et sédate une vieille dame démente paniquée par tous ces bruits et toutes ces lumières, car on n’a pas le temps de s’asseoir à côté d’elle pour lui parler calmement et la rassurer.

Pendant un long moment, je me suis dit que le CHU était la bouche des enfers, une énorme machine déshumanisante qui broient les personnels et les patients. J’ai fui dès que je l’ai pu, et je ne le regrette pas.

Aujourd’hui je suis davantage consciente de ce qui se joue réellement dans cet endroit. Le milieu médical est pensé pour légitimer la brutalité de notre future position dominante, nous sommes formés à devenir des cadres du système. L’éthique affichée s’efface face à la domination des corps. Nous sommes formés à être des agents normatifs composant une caste à part, différente du bas peuple qu’on est sensés soigner, avec ses propres règles qui la rendent impénétrable. La division du travail en santé est jalousement défendue par les médecins, le pouvoir se joue ici. Et même quand ils subissent eux-mêmes les conséquences du capitalisme appliqué à la santé par la gestion entrepreneuriale de l’hôpital, la réponse est de faire sécession avec l’hôpital public pour aller pratiquer des soins avec des dépassements d’honoraire et de meilleures conditions de travail, en arrêtant de soigner les « cassos », sans se poser la question de ce qu’il adviendra des autres soignants.

La réalité, c’est que cette violence ne convient pas à grand monde, jusqu’au moment où il existe la possibilité de s’en accommoder par son intérêt de classe. Décloisonner les études de médecine, mettre fin au cycle de la violence hiérarchique notamment dans sa dimension sexuelle, permettre un investissement massif dans la santé pour améliorer la qualité des soins et les conditions de travail, former les futurs médecins de manière à ce qu’ils se sentent appartenir au corps soignant avant leur appartenance au corps médical, voilà les chantiers qui s’ouvrent face à l’exploitation à l’hôpital, vu du point de vue d’un médecin qui ne souhaite pas être un cadre du système. La jeune génération se révolte plus qu’avant, pour de multiples raisons et notamment par une relative diversification des profils. L’effondrement de l’hôpital peut être l’occasion de montrer que le système est à bout de souffle, de vouloir bifurquer totalement, de faire autrement. On peut proposer un nouveau pacte aux jeunes médecins. Tu soigneras mieux, tu seras moins violenté dans tes études. Par contre, nous ne pourrons pas te laisser dominer autant ensuite, dans l’intérêt de tous, notamment des autres soignants et des patients.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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