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L'amour, François Bégaudeau
Tout l’enjeu du roman peut se résumer à cette phrase : comment rendre compte d’une histoire d’amour sur le long terme en moins de 100 pages ? A une époque où la durée moyenne d’un mariage est d’environ 15 ans, ce livre a le mérite d’éveiller la curiosité.
Par Mad Marx Publié in #ART'ILLERIE, #POSITIONS le 4 septembre 2023 7 min de lecture
Aux racines du mythe de l’anthropocène   Précédent Unir les leurs, briser les nôtres Suivant

L’amour, François Bégaudeau

François Bégaudeau sort un nouveau roman pour cette rentrée littéraire, L’amour, aux éditions Verticales. Connu pour son roman Entre les murs, ici, l’auteur aborde une autre dimension du social : comment se trame une histoire d’amour sur le long terme, à une époque révolue. Tout l’enjeu du roman peut se résumer à cette phrase : comment rendre compte d’une histoire d’amour sur le long terme en moins de 100 pages ? A une époque où la durée moyenne d’un mariage est d’environ 15 ans, ce livre a le mérite d’éveiller la curiosité.

Ethnographie de la ruralité

On suit donc la vie de Jeanne et Jacques Moreau, dans le Poitou-Charentes, des années 60-70 à nos jours. Le choix des prénoms et du nom de famille relève d’un parti pris et d’une réalité sociologique : il est vrai qu’au début des Trente Glorieuses, ces deux prénoms sont ceux qu’on donne le plus dans les campagnes et au sein des classes populaires. Tout au long de l’ouvrage, Bégaudeau s’emploie à décrire une forme de socialisation particulière : celle des campagnes françaises. On y retrouve une forte solidarité, une connaissance des habitants des environs assez forte, et des fréquentations dans différentes parties de la population. Une des forces des descriptions qu’opère l’auteur vient du fait qu’il arrive à faire traverser les époques à ses personnages en illustrant son propos par les changements d’habitude de consommation, ou l’évolution des équipements ménagers du couple. On retrouve l’arrivée de la consommation de masse par le prisme du quotidien. Progrès technique et consommation de masse se retrouvent à la fois au cœur des pratiques quotidiennes mais aussi dans les centres d’intérêts de Jacques : il pourra à la fois être un passionné de maquette d’avions et s’intéresser aux conquêtes spatiales. La socialisation des deux époux rappelle le travail de Pierre Bourdieu dans La Distinction, et c’est peut-être une critique qu’on peut faire à l’auteur. En effet, si les époux Moreau semblent avoir des pratiques culturelles très homogènes, on peut émettre une critique depuis le travail de Bernard Lahire dans La culture des individus : il y a toujours une dissonance qui se manifeste dans la socialisation et les pratiques culturelles des individus. Ici, rien de tout cela, les Moreau s’inscrivent dans un bloc monolithique. Un autre exemple, se trouve dans l’ouvrage, le jeune Jacques refuse que Jeanne lui offre la même chemise que Johnny Hallyday, parce que lui c’est lui, et qu’il s’imaginera ridicule avec les habits d’une star. Ici, l’auteur veut nous montrer que les classes populaires savent rester à leur place. Cette analyse retraduit la notion d’habitus bourdieusien. Mais on peut tout de même émettre une critique sur cette analyse, qui rend le prolétariat victime de la juste distance entre chaque classe. En effet, Bégaudeau aurait très bien pu dresser le portrait des classes populaires en lien avec une culture populaire forte. Enfin, on retrouve aussi une des thèses de Gérard Noiriel développée dans son ouvrage Une histoire populaire de la France, par rapport aux différences de distinction entre classes populaires et bourgeoisie au moment où Jacques décide de se couper la moustache parce que les cadres de l’entreprise de Jeanne n’en portent plus. Ici, Bégaudeau explicite les allers-retours incessants de distinction entre les classes sociales. La bourgeoisie chercherait à se distinguer des classes populaires alors que les classes populaires chercheraient à imiter la bourgeoisie.

Les trajectoires de vie des deux protagonistes nous semblent aussi révéler l’évolution du monde du travail et une certaine forme de mobilité sociale ascendante intragénérationnelle : commençant par des petits boulots pour Jeanne et par un emploi dans l’entreprise familiale, ils en viendront à être secrétaire de direction pour Jeanne et à son compte pour Jacques. Entre temps, la crise de 1973 fera bifurquer Jacques qui après avoir hésité à aller à l’armée rentrera à la commune. On voit comment l’État, à une époque, pouvait assurer l’employabilité d’une jeunesse qui subissait de plein fouet la crise pétrolière de 1973 et d’après. La suite du libéralisme opère dans le parcours de Jacques. C’est d’ailleurs assez significatif que ce soit lui qui se mette à son compte. On peut interpréter cette évolution comme une intention de la classe dirigeante de vouloir transformer les classes populaires en classes moyennes. On notera aussi que Jeanne saisit une opportunité à mettre en perspective avec les rôles sociaux à cette époque. Elle ne pourra occuper ce métier que parce qu’une femme de cadre qu’elle remplacera aura à la fois la charge et la possibilité de rester à la maison pour s’occuper des enfants.

            Les trajectoires de vie que dessine l’auteur donne à voir des protagonistes qui ne se préoccupent guère de politique : la mort de Pompidou ne donne pas lieu à des analyses critiques de la politique, et quand Jeanne l’interroge pour savoir s’il fait des maquettes d’avions soviétiques parce qu’il est « pour les Russes », il rétorque n’être pour personne. A première vue, on retrouve ici un prolétariat « apolitique ». Néanmoins, les différents choix de vie, les manières d’être au monde des protagonistes laissent entrevoir une tout autre réalité : entre conservatisme et progressisme, Jeanne et Jacques sont l’expression d’un segment de la population bien particulier : les classes populaires blanches de la ruralité. De plus, l’hésitation de Jacques à aller à l’armée n’est pas justifiée par une idéologie réactionnaire : c’est plutôt par pragmatisme et pour la « sécurité de l’emploi », l’envie d’avoir enfin son permis que son choix est élaboré.

            On parcourt donc en moins de 100 pages la vie d’un couple qui, selon les mots de Bégaudeau, « a pour unique ambition de ne pas faire chier le monde ». On y trouve des sujets politiques que l’auteur a choisi de ne pas politiser. En effet, la politique est complètement absente de la vie des Moreau, même si cette dernière se retrouve dans l’éthique des personnages et les descriptions historiques qu’il réussit à nous livrer. A ce propos, on peut penser notamment aux affres de la guerre et aux spectres des différentes familles mortes dans les guerres coloniales. Écrit dans un langage proche de l’imaginaire des personnages, très terre à terre, et sans complication, L’amour se lit sans grande difficulté. Il nous laisse à voir et à constater l’évolution d’un monde qui se partage entre conservatisme et progressisme, au sein d’une même cellule familiale. La mobilité intergénérationnelle sera aussi bien décrite, tout comme le fossé générationnel avec leur fils. On regrettera peut-être que Bégaudeau dresse le portrait d’un amour banal et d’une forme de vie produite à la chaîne dans nos sociétés contemporaines. Néanmoins, c’est là tout l’intérêt de cet ouvrage : mettre en lumière ce qu’il y a de consistant et de touchant dans cette même forme de vie.


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