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« Nous voulons une révolution, ne nous obligez pas à la faire » par Sophie Wahnich
Lire de l’histoire c’est toujours un peu se doter d’une rêverie, d’un point d’appui, d’un imaginaire qui n’est pas exactement un mythe mais fait office de mythe, de récit qui nous aide à vivre et à savoir comment vivre et réfléchir, non pour répéter mais pour s’orienter, avancer, savoir ouvrir un chemin de traverse. L’histoire raconte des choses vraies mais malgré tout sélectionnées, construites dans un récit savant, des choses fictionnées par ce récit. Quels chemins de traverse peut offrir l’histoire des années qui ont précédé la Révolution française ?
Par Sophie Wahnich Publié in #2 L’Ère des Révolutions le 18 mars 2020 42 min de lecture
Convoquez la nation ! Aux Etats généraux ! Précédent Révolution : ne pas énerver par Ludivine Bantigny Suivant

« Nous voulons une révolution, ne nous obligez pas à la faire »[1]

I. Du peuple et du roi

1. Faut-il rêver ?

Des années 1770 à 1789, le nom de peuple et la référence aux couches populaires devient en France un outil pour critiquer l’absolutisme monarchique. Il y avait selon Mirabeau des peuples désunis, on dirait aujourd’hui fragmentés, en tout cas des peuples au pluriel et même des sujets du roi qui savaient s’ils étaient des grands ou des petits, des nobles ou des ignobles mais qui ne faisaient pas peuple au singulier.

Lire de l’histoire c’est toujours un peu se doter d’une rêverie, d’un point d’appui, d’un imaginaire qui n’est pas exactement un mythe mais fait office de mythe, de récit qui nous aide à vivre et à savoir comment vivre et réfléchir, non pour répéter mais pour s’orienter, avancer, savoir ouvrir un chemin de traverse. L’histoire raconte des choses vraies mais malgré tout sélectionnées, construites dans un récit savant,  des choses fictionnées par ce récit.  Quels chemins de traverse peut offrir l’histoire des années qui ont précédé la Révolution française, en particulier pour ceux qui aujourd’hui espèrent une révolution populaire, un nouveau gouvernement populaire ?

2. Le nom de peuple

Dans les mémoires pour l’instruction du dauphin, Louis XIV parle donc de ses « peuples » au pluriel car l’unité nationale imaginée par le régime de monarchie absolue ne repose que sur la figure royale, l’incarnation du roi, un corps national qui incorpore son peuple, une drôle de fusion. Il y a l’un le roi et le multiple, multitude les gens, les sujets, les habitants, les peuples.

Or le passage du pluriel au singulier se fait dans un lieu particulier : les parlements de justice qui prétendent incarner la voix de la nation, la voix du peuple au singulier. L’incarnation se fait pluriel mais la ventriloquie demeure, si le peuple apparaît au singulier c’est comme prétexte de parlementaires qui briguent le pouvoir de faire les lois à la place du roi au nom de la volonté du peuple. Avec cette volonté, volonté générale chez Rousseau, c’est le dialogue  d’amour entre un père saint, tendre, justicier, consolateur et nourricier et ses peuples, qui se trouve perturbé.

3. Et qui donc protégera ce peuple ?

Fin d’un certain régime patriarcal du politique, mais si le bon père des peuples disparaît, ce qui apparait est-il tendre à l’égard du peuple ?

On sent combien la question est feuilletée. Quelle pourrait être la tendresse des parlementaires ? Quel artifice se dessine dans ce peuple au singulier ? C’est chose bien improbable de le croire véritablement unifié. La division du peuple entre peuple gros et peuple menu, les riches et les pauvres, demeure. La fin du patriarcat monarchique met cette division en pleine lumière. 

Le travail de la critique  et la constitution d’un tribunal de l’opinion ont conduit à ce déplacement fondateur de l’usage du mot peuple, du pluriel au singulier.  Cependant lorsque les parlements peuplés de grands, c’est-à-dire de nobles de robe réclament au nom de la Nation pour obtenir, par exemple, des assemblées municipales délibérantes, les avocats sensibles, qui sont eux du Tiers-état parlent au nom du menu peuple.  Ainsi le 26 août 1778, le parlement de Bretagne adresse des remontrances au roi au sujet d’une requête formulée à la cour par la communauté et corps municipal de la ville de Rennes pour tenir une assemblée et l’accuse de vouloir « étouffer le cri de la Nation, prévenir ses plaintes et ses réclamations (…) »

Mais, lorsqu’il s’agit de critiquer l’arbitraire de la justice royale favorable aux plus riches, aux plus notables et condamnant la vertu outragée, ce n’est plus le peuple comme réunion des trois ordres, mais bien le menu peuple qui est convoqué. Celui par exemple des domestiques accusées de vol pour avoir refuser les avances insistantes d’un vieux notaire pervers qui, non content de dominer voudrait pouvoir “pervertir le peuple”. Les avocats des causes publiques ont écrit des mémoires qui ressemblent à de véritables pamphlets pour condamner une justice et des parlements qui, affirmant leur puissance face au roi, prétendent représenter la nation, mais ne défendent pas le peuple lorsqu’il est attaqué par les puissants. Les avocats font vibrer des cordes sensibles et tentent de mettre en évidence l’universalité politique  de situations singulières. Grâce à ces mémoires d’avocats sensibles, l’opinion  publique, loin d’être confinée aux assemblées reconnues, aux salons, à la cour, est devenue « populaire ». Elle s’exprime et circule dans la rue par ces porte-paroles lettrés mais non nobles.

4. Un amour insoumis

Il n’empêche que l’espérance n’est plus dans la capacité du seul roi à apaiser les malheurs, les troubles du royaume mais dans des figures bientôt nouvelles, les représentants, ceux qui ont été désignés pour représenter les Français aux Etats généraux.

Chacun sent qu’il y a là une tension promise entre le roi et ces représentants. Ainsi lorsque les trois ordres de Langres répondent à la convocation des Etats généraux, s’ils déclarent encore leur amour du roi, ils utilisent le mot peuple au singulier  et considèrent que le roi a du être bien courageux pour accepter une telle situation : «  Nous sentons, Sire, toute l’étendue du bien que va répandre dans toutes les parties de ce royaume la régénération des Etats généraux ; nous sentons tout le courage qu’il a fallu à un prince né sur le trône pour former la généreuse résolution de rendre à son peuple l’exercice de tous ses droits. (…) Nos cœurs répondent, Sire, à ce bienfait si grand, si inespéré par leur respect, leur fidélité, leur soumission et leur amour. »

Le langage du cœur règle encore l’échange. Il est l’expression d’une raison sensible qui refuse de dissocier l’esprit et le cœur, la rationalité et les émotions. Mais l’amour n’est plus le gage d’une totale soumission, il est le point d’appui d’un nouvel horizon d’attente.

5. Intermède premier.

Il peut paraître surprenant que le président Emmanuel Macron ait pu croire  qu’en voulant capter l’amour par une pose verticale et monarchique, il ne raviverait pas cette insoumission qui vient de loin, de bien plus loin que le recyclage du mot par la France insoumise ne le laisse présager.

Se comporter en roi aujourd’hui fabrique des liens entre cette génération des années 1770 et notre aujourd’hui.

« Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L’historien matérialiste en a conscience. »

Les gilets jaunes ont été les premiers historiens matérialiste de ce rendez vous tacite. Face à ce que d’aucun appelleraient une contre-révolution, il s’agit de refaire la véritable révolution. Et dans ce retournement énonciatif, les gilets jaunes arrivent avec des cohortes d’ancêtres combatifs. On trouve alors dans la suite logique un Emmanuel Macron en figure de roi tyrannique, ridicule ou inquiétant. On a pu lire « le roi Macron donne des miettes aux gueux », sur des affiche portées à bout de bras.  Or l’exploitation économique qui est bien le principe du néolibéralisme économique était déjà ce qui avait conduit à la disqualification du monarque dans les années 1770.

6. Le roi marchand de blé

C’est en effet dans ces années 1770 que la critique du libéralisme économique s’est emparée des murs de la ville en placardant des affiches incendiaires dans les rues pour qu’elles soient lues à haute voix. Ainsi ce placard resté célèbre où l’on reproche au roi de s’être fait marchand : «  que sous Henri IV, on avait éprouvé une cherté du pain occasionnée  par des guerres, mais que dans ce temps, on avait un roi ; que, sous Louis XIV, on avait également éprouvé plusieurs autres chertés du pain, produites tantôt par la guerre, tantôt par une disette réelle qui avait pour cause l’intempérie des saisons, mais qu’on avait encore un roi ; qu’au temps présent, on ne pouvait attribuer la cherté du pain ni aux guerres ni à une disette réelle de blé mais qu’on n’avait point de roi parce que le roi était marchand de blé. »

7.  L’humain d’abord, leçon d’humanité

Le « mal dire » sur le roi et le régime politique  trouve ainsi des formes de plus en plus variées et complexes sans que le recours à l’émeute soit toujours nécessaire pour faire savoir ce que pense le peuple ou pour faire savoir ce que l’on pense au nom du peuple.

L’oscillation  sémantique de l’usage du mot peuple n’est plus celle qui oppose l’unité d’une nation représentée à une multiplicité  désunie qui a besoin du verrou royal absolutiste pour ne pas exploser, mais celle qui oppose cette totalité fictionnelle  à ceux qui sont du peuple, les « gens du peuple », le « petit peuple », « la populace ». Cette foule urbaine des malheureux fait peur et pitié et les jugements sur les gens de la rue produisent déjà un partage politique. Pour les uns c’est une canaille  sauvage qui produit des cris assourdissants et qu’il ne faut cesser de contrôler et d’impressionner, pour les autres ce sont les hommes qui incarnent l’injustice des mœurs et la nécessité de leur changement. On en appelle alors à une leçon d’humanité, car ce n’est plus parce que le pauvre incarne le Christ qu’il faut soulager ses misères et entendre ses plaintes, mais tout simplement parce qu’il est un homme comme un autre. La philanthropie doit alors se substituer à la charité.  Il faut aimer tous les êtres humains pour mettre en branle une révolution.   

II. La misère urbaine au XVIIIe siècle, rendez-vous tacite entre les générations

La ville est un espace où se nouent et se dénouent des alliances dans l’émotion des événements,  des résistances et des compassions. La ville est un espace fluide, l’espace de la rumeur et des mouvements de foule où spectateurs et acteurs échangent facilement leur rôle dans la subversion qu’autorise une plus grande mobilité. On déménage souvent, changeant de lieu pour nourrir l’espoir d’une vie meilleure, ailleurs, dans une ville plus grande, plus populeuse où l’on espère trouver plus facilement de l’emploi et le bonheur que l’on revendique  désormais ici-bas.

« Vivre et non plus survivre » disaient les gilets jaunes des ronds-points, « tout le monde veut être heureux »,  et il s’agit bien de refuser d’être une chair à rentiers quand on affirme que la limitation de vitesse à 80 km /h est une « limitation rentière ». L’Etat fait de l’argent soi-disant en voulant sauver des vies, mais rend la vie invivable… Conflit de sens qu’est-ce qu’être en vie quand on n’est pas libre de ses mouvements, libre de manger à sa faim, de vivre sous un toit, d’élever correctement ses enfants ?

8. Prolétariat flottant

Les citadins constituent alors environ 20 % de la population du royaume. Avec 600 000 habitants à la veille de la Révolution, Paris est de loin la plus grande ville. Viennent ensuite Lyon et Marseille avec 100 000 habitants chacune puis les grands ports Rouen, Nantes, Bordeaux avec 50 000 habitants. Un fossé sépare les bourgeois et le menu peuple. Mais ces deux groupes sociaux sont eux-mêmes extrêmement hétérogènes. Les officiers, souvent anoblis par les savonnettes à vilain que constituent les charges achetées, font couramment alliance avec les rentiers, les banquiers, grands négociants, manufacturiers, mais s’opposent aux maîtres artisans dont l’horizon est davantage borné au niveau local et aux bourgeois à talents tels les avocats, journalistes et autres plumitifs. Le menu peuple est sous l’étroite dépendance de cette petite minorité. Ce sont les compagnons et les apprentis, les domestiques, les journaliers, les  gagne-deniers , décrotteurs, marchands d’eau et tout ce « prolétariat flottant » qui peuple les grandes villes, vit dans la rue n’ayant pas même les moyens, bien souvent, de louer un garnis.

9. Faire grève,  se battre,

Entre 1770 et 1780, signes de la misère et d’une réaction violente au blocage  que fait subir aux ouvriers le cadre corporatif, les conflits de travail se multiplient pour défendre les salaires. Avec ou sans qualification professionnelle le monde du travail est aussi celui de la pauvreté et de la précarité liée au chômage. Ces conflits ont laissé des traces dans les archives de la police de Paris. Ainsi « Lundi 6 mars 1775, 10 heures du matin, a été amené par Charles Asselin caporal de la garde de Paris de poste à la porte Montmartre deux manœuvres qu’il a arrêtés à la réquisition d’un autre, qu’ils  avaient maltraité parce qu’il continuait à travailler  pour le maître qu’ils avaient quitté. Jean-Baptiste Bled manœuvre maçon, logeant à Haute Courtille paroisse de Belleville, a rendu plainte contre les deux particuliers, samedi dernier ; le sieur Jeulin, entrepreneur, pour qui il travaille a dit qu’il ne voulait plus donner que 20 sols au lieu de 22 et que ceux qui ne voudraient pas accepter n’avaient pas besoin de revenir, que lui se contentant du prix de 20 sols est revenu travailler ce matin, que les deux manœuvres arrêtés sont venus après avoir bu l’eau de vie et irrités  de le voir continuer à travailler se sont jetés sur lui et l’ont violemment maltraité de coup de pieds et de poings, l’ont pris par les cheveux et renversés à terre, et que sans l’arrivée de plusieurs personnes qui se sont opposées à leurs violences, il lui auraient fait un mauvais parti (…)[2]. Ici le boycott qui a échoué divise les ouvriers, produit la rixe et la répression. A Lyon, en 1786 l’ensemble des ouvriers fait grève pour réclamer l’application d’un tarif, c’est-à-dire d’un salaire minimum décent qui ne fluctuerait plus avec la conjoncture économique difficile depuis 1770, entre autre, du fait du déclin des achats de soieries au profit des cotonnades. Ce sont alors les autorités de la ville, le consulat urbain, qui prononce des peines de prison pour les meneurs tels Denis Monnet qui reste emprisonné deux mois.

10. Chômer

En 1789, la crise s’est encore aggravée, un tiers des quinze mille métiers à tisser sont inactifs et 20 000 canuts sont au chômage. Lorsque l’agronome Arthur Young passe à Lyon en décembre 1789, il est frappé par la misère « Vingt mille personnes sont nourries par charité et par conséquent très mal nourries. La misère, sous toutes ses formes, qui sévit dans les couches populaires est plus grande qu’on ne l’a jamais vue ou qu’il est possible de l’imaginer. La cause première du mal que l’on éprouve ici, c’est la stagnation du commerce occasionnée par l’émigration des riches et le manque de confiance général chez les marchands et les manufacturiers ; aussi les banqueroutes sont-elles fréquentes. à un moment où l’on est peu capable de supporter des fardeaux supplémentaires, on recueille par des contributions volontaires, d’immenses sommes pour les pauvres, pour leur assistance, en ce moment, en y comprenant les hospices et d’autres fondations charitables on ne dépense pas moins de 40 000 Louis d’or par an. »

11. Des taxes insupportables

Dans un tel contexte, la rumeur d’un complot de famine s’associe à la critique du libéralisme  comme à la revendication de l’abolition des taxes  sur les denrées ou l’abolition des octrois. Les émeutes les plus fréquentes sont alors des émeutes de subsistances. Ainsi l’agitation gagne Grenoble en 1775 sur la question des droits de leyde. L’édit de Turgot du 3 juin 1775 ordonnait la suspension des droits d’entrée sur les grains, sur les farines et sur le pain dans toutes les villes du royaume sauf Paris. A Grenoble les marchands refusent alors de payer les leydes dès le 17 juin 1775, c’est-à-dire de payer un prélèvement seigneurial sur les ventes. Mais Turgot, comme le parlement du Dauphiné, distingue les droits seigneuriaux des particuliers rachetables et les autres droits d’entrée. Les marchands comme les consommateurs résistent tout l’été et en septembre deux  perturbateurs, un porteur de chaises et un grenetier sont arrêtés. Le marché urbain du samedi 7 octobre 1775 conduit à l’affrontement d’une part de la « multitude extraordinaire d’hommes et de femmes », et d’autre part des deux commis de la leyde, de l’huissier, des corps de garde, des commissaires de police, du substitut du procureur du roi. La foule ne se laisse pas impressionner, les commis et la troupe doivent se retirer sous les quolibets et les insultes de la foule « a bas les voleurs vive le roy ».  Fin 1775, la ville se fait porte-paroles des intérêts collectifs contre les seigneurs et protège le consommateur et les marchands. Elle conteste « l’ancienneté prétendue d’un droit odieux instauré en une époque de rapine de violence et d’anarchie », dénonce « la cupidité des régisseurs responsables de l’indignation publique ».  Il y a alors une sorte de pacte entre le petit peuple grenoblois, les notables de la ville et les hommes du micro négoce campagnard.  Lors de l’émeute, un porteur de chaise allait de l’un à l’autre pour dire de tenir ferme : « il ne faut pas payer car ceux qui payent sont des gens foutre. Vous ne devez rien car le roi a levé la leyde ». D’autres avaient répondu avec insolence à l’huissier qui leur demandait de décliner leur identité : «  je m’appelle comme mon père », « je m’appelle comme mon fils », « je m’appelle la liberté », « gobe lune ». Autant de répliques qui jouent sur tous les registres de la dérision et qui affirment une solidarité de groupe et de générations.[3] Dans cette affaire, l’alliance des consommateurs et des marchands pour supprimer des droits seigneuriaux se heurte au parlement qui déclare que ces droits seigneuriaux ne peuvent être supprimés sans porter atteinte au droit de propriété et qu’il convient donc de les racheter non de les supprimer.

12. Intermède 2

Le sens commun populaire d’une ville éclatée en mille banlieues de solitude s’est exprimé sur les rond points avec humour et ironie. Il est arc-bouté à une condition sociale découverte comme commune, car « pour les uns des couilles en or, pour les autres des pâtes encore », ou encore « le paradis pour les uns, pas un radis pour les autres ». Ce sens commun, chacun a la compétence de l’analyser depuis sa propre situation. Situations analogues à celle du rapport entre gros peuple et petit peuple déjà décrit par Machiavel dans les Discorsi. « Le plus souvent, [les troubles] sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. Il y a plus : leur comportement incorrect et ambitieux allume, dans le cœur de ceux qui n’ont rien, l’envie de posséder, soit pour se venger d’eux en les dépouillant, soit pour pouvoir eux aussi atteindre aux richesses et aux charges dont ils voient faire un mauvais usage. » Ainsi peut-on lire sur les gilets « nos poches sont vides leurs caisses sont pleines », « on ne veut pas être milliardaires, juste vivre de notre salaire », mais aussi « Que voulons-nous ? Mieux nous répartir les richesses ». Le slogan « pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur » circule partout.

Mais aujourd’hui comme au XVIIIe siècle le droit est le bouclier des puissants.  La légalité est une contrainte légitime et acceptable en démocratie quand elle est le produit du débat public, de la délibération d’assemblées, de la négociation, de l’argumentation et des arrangements raisonnables qui permettent régulièrement de refonder la confiance civile. Là est l’intelligence politique démocratique.

Mais en situation, ce que nous pouvons voir, c’est que chaque progrès de la lutte des classes contemporaine en faveur des travailleurs accentue le caractère purement répressif du pouvoir d’Etat ; ce qui apparaît de façon explicite et sans vergogne avec une violence policière sans pareil. Le pouvoir d’Etat et sa légalité est bien en ce moment l’engin de guerre national et européen du Capital contre le Travail.

III. Reconquérir le pouvoir de faire les lois

Le peuple tantôt nommé comme tel, tantôt nommé la « Nation » est encore en 1789 la juxtaposition  des trois ordres, au sein desquels s’opposent des riches, des moins riches et des pauvres. Pour qu’advienne  une « voix du peuple », une volonté générale, il faut donc en finir avec la société d’ordre et le régime des privilèges, en finir aussi avec l’aristocratie des riches et la folie les parlementaires de se croire habilités à parler en ventriloque au nom du peuple. Les cahiers de doléances permettent de saisir avec précision comment au sein du Tiers Etat ces horizons d’attente sont ou non partagés. Mais il s’agit bien de se donner les moyens de redevenir souverain donc se redonner le pouvoir de faire des lois bonnes.

La nécessité d’un nouveau contrat social se déploie. Ceux qui demandent de différentes manières à participer à l’autorité souveraine prennent collectivement le nom de peuple et s’appellent en particulier « citoyens. (Contrat social, chapitre 6). D’autres revendications surgissent encore dans les cahiers du Tiers, une justice  sans arbitraire, l’instruction pour tous…

13. Contrôler la production des lois

Le cahier de la ville de Domme dans le Périgord réclame de nouveaux pouvoirs et une autre représentation de la Nation : « 1. Le roi et la Nation pourront également proposer des lois mais elles ne seront exécutées qu’après qu’elles auront été approuvées par l’un et par l’autre (…). 5. Le roi ne pourra établir aucun impôt sans le consentement de la Nation, et ce consentement ne sera pas donné pour toujours mais pour un temps limité et tout au plus jusqu’à la prochaine assemblée des Etats généraux. (…) 9. Les Etats généraux seront composés de députés, dont la moitié seront pris dans l’ordre de la noblesse et du clergé et l’autre moitié dans le Tiers Etat ; les voix s’y compteront par tête et non par ordre. » Le pouvoir de faire les lois, ce qui n’est rien moins que la souveraineté, doit appartenir ainsi à la Nation. Ce sont des Etats généraux profondément transformés qui sont alors supposés la représenter. La revendication du vote par tête contre le vote par ordre porte cette demande de souveraineté de la Nation, désormais incarnée par le Tiers Etat majoritaire et non plus par l’addition de trois ordres inégaux. A Paris, c’est la pétition du docteur Guillotin qui porte cette même revendication dans toute la ville où chacun peut venir signer le texte chez des notaires. Arrêté, jugé et finalement acquitté, Guillotin  est porté en triomphe et devient un porte-parole reconnu du Tiers Etat parisien.

14. Devenir égaux

Le cahier d’Ecquevilly, prévôté de Paris hors les murs, permet quant à lui de comprendre que l’attente d’égalité ne concerne pas le seul droit mais aussi l’existence quotidienne : « nous demandons l’abolition entière des droits de gabelle, l’impôt le plus onéreux qui existe pour la classe la plus malheureuse du peuple. Un pauvre journalier, père de cinq ou six enfants, est obligé de se passer fort souvent de souper, ainsi que sa famille, parce que sa journée de 15, 18 ou 20 sous ne peut être suffisante pour lui fournir une demi livre de sel de 10 sous 9 deniers qu’il lui faudrait tous les jours pour faire tremper la soupe (…) et est réduit par conséquent à se nourrir de gros pain simplement ».

A Lyon, les cahiers du Tiers insistent sur la question des octrois liés à la dette de la ville à l’égard du trésor royal : «  pour comble de maux, une dette immense accable la ville de Lyon, et pour subvenir au paiement des arrérages, des vues vicieuses ont toujours porté les octrois sur les boissons, sur le pied fourché ; à Lyon même, les grains sont soumis à des droits de leide, barrage, carrelage ; ou s’ils arrivent de Bourgogne, ils sont chargés des octrois de la Saône, en sorte que les denrées de première nécessité sont renchéries au détriment du peuple et de nos fabriques. (…) La dette de la ville de Lyon a pour cause en plus grande partie les avances faites au trésor royal pour tout autre motif que celui d’acquitter des impositions communes à toutes les villes. Ainsi, nos députés demanderont avec instance, que toute la portion de la dette de la ville de Lyon qui sera justifiée  avoir pour cause des avances faites au trésor royal, (…) soit déclarée dette nationale ».

Cette fameuse dette responsable des impôts indirects particulièrement lourds s’élevait en 1789 à 34 millions de livres.

15. Intermède 3

Lors du grand débat à Bordeaux une femme s’était approchée du roi macron pour lui offrir un collier jaune à porter en signe de réciprocité dans le débat. Un journaliste de BFMTV demanda « Mais qu’est-ce que vous demandez en fait ?! »

Sur son blog de Mediapart, le 17 mars 2019, Jean-Pierre Anselme, journaliste peintre qui suit et commente attentivement le mouvement, imagine une réponse à cette question en ventriloque. « À quoi les Gilets jaunes pourraient répondre : « TOUT ! ». Un « tout » dans le droit fil historique du célèbre pamphlet « Qu’est-ce que le Tiers-État ? », de l’abbé Sieyès, paru en janvier 1789 en prélude à la convocation des États généraux, et dont les mots, au prix d’une actualisation d’autant plus troublante qu’elle est aisée, sonnent en 2019, aussi forts, justes et clairs qu’alors :

« Qui donc oserait dire que le Tiers-État n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout. Mais un tout riche et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres. » De quoi glacer le sang de la France des riches, cette lie de la société qui a fait sécession ; de quoi faire paniquer leurs fondés de pouvoir et leurs affidés. 

Mais nous avons eu une révolution et elle a été subvertie comme république oligarchique. Les représentants ont pris le pouvoir sans contrôle démocratique réel. Le vote ne fait plus rêver et nous ne décidons pas de nos impôts. Il s’agit désormais de se demander comment devenir à nouveau révolutionnaire ?

Comment récupérer ce pouvoir de faire les lois. Les gilets jaunes avaient répondu avec l’idée d’un référendum d’initiative citoyenne, le RIC. Mais pour sortir du rêve de l’histoire, il faudrait se déplacer sur la ligne du temps et ouvrir les possibles restés inadvenus, renouer avec la magie d’une utopie nécessaire qui était déjà celle des révolutionnaires de 1793.

1793

Un chiffre, une crypte, un roman de Victor Hugo, une déclaration des droits étonnante, 1793 étonne et fait peur, « mai 68 on s’en fout on veut 1793 » disent les gilets jaunes  mais certains ne veulent pas pour autant de Robespierre.

Il n’empêche, dans le mouvement des gilets jaunes, la référence à 1793 radicalise le désir de révolution et est plus offensif à l’égard de l’establishment, plus exigent sur l’égalité et les droits en général, plus critique sur la manière dont le gouvernement se comporte dans la crise même. Cette date est plus présente en décembre et janvier, qu’en novembre. Elle est associée à la déclaration des droits de 1793, qui affirme le droit de résistance à l’oppression et le devoir d’insurrection. Le fameux « article 35 » de la déclaration des droits de 1793 est recopié en toutes lettres sur les gilets jaunes. «  Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Un groupe de gilets jaunes à Lyon où la théorie nourrit l’action, adopte ce nom. Des lectures de textes révolutionnaires sont organisées pour analyser la situation.

1793 est donc associée à un désir insurrectionnel et égalitaire et l’on voit bien que dès janvier on s’éloigne de la modestie des revendications économiques pour revendiquer un « droit à l’existence » qui vise beaucoup plus une refondation sociale qu’une refondation fiscale.

Certains ont le sentiment que les gilets jaunes réclamaient avec 1793 un pouvoir fort, celui de la Terreur. Ici aussi la polysémie des référents peut brouiller les interprétations.  Revenons à la potentialité de la constitution de 1793. Elle permettait effectivement de penser le pouvoir souverain comme pouvoir des assemblées primaires. « La souveraineté réside dans les communes » disait Saint-Just.  En sommes nous là ?

16.  Contrôler la fabrique de la loi aujourd’hui : l’impossible

Il s’agit d’inventer un outil de contrôle des lois qui tienne compte d’une situation particulière : une perte de confiance quasi absolue dans la démocratie représentative confiscatoire. Celle que l’on connaît avec la Ve République, celle de la toute puissance du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif humilié, celle d’un peuple absenté. Ce « peuple » ayant compris qu’il sert de prétexte pour des rituels électoraux qui ne servent qu’à légitimer une nouvelle oligarchie, refuse de plus en plus souvent et massivement de voter. Mais ce faisant, s’il témoigne de sa compétence critique, il ne reconquiert pas pour autant de compétence législative. Les mauvaises lois peuvent trouver la force de l’appareil d’Etat post-démocratique.

Il s’agit donc de réinventer un gouvernement populaire en commençant par se demander comment abroger les mauvaises lois, au nom de quelle légitimité et comment surveiller les mandatés ?

Nous n’avons pas d’espace politique efficace en France pour abroger ces lois. Le référendum contre la privatisation d’aéroport de Paris montre combien il est difficile de créer une culture du blocage par un vote massif et ciblé.

17. La routine imaginée par les révolutionnaires de 1793

Or, un tel espace avait été inventé comme routine pendant la période révolutionnaire. Dans la constitution de 1793 aucune loi ne pouvait être promulguée sans l’assentiment implicite ou explicite des « assemblées primaires ». L’assemblée législative préparait un projet de loi dans une délibération qui pouvait prendre plus ou moins de temps, et ensuite le projet était « imprimé et envoyé à toutes les communes de la République, sous ce titre : loi proposée. » Puis « quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’avait pas réclamé, le projet était accepté et devenait loi. »[4] Mais « s’il y avait réclamation, le Corps législatif convoquait les Assemblées primaires. »[5] Alors chacun votait pour ou contre la loi. « Les suffrages sur les lois étaient donnés par oui et par non. »[6]

Cette possibilité d’abrogation n’était donc pas de l’initiative de l’assemblée, mais bien de celle des citoyens qui pouvaient donner l’alarme dans leurs assemblées primaires car ils disposaient effectivement de l’initiative de les convoquer quand un projet de loi arrivait à la municipalité alors structure administrative. 

De quelle manière ? Trois  articles l’explicitent :

« Article 34. – Les Assemblées primaires se forment extraordinairement, sur la demande du cinquième des citoyens qui ont droit d’y voter.

Article 35. – La convocation se fait, en ce cas, par la municipalité du lieu ordinaire du rassemblement.

Article 36. – Ces Assemblées extraordinaires ne délibèrent, qu’autant que la moitié, plus un, des citoyens qui ont droit d’y voter, sont présents. »

18. Délibérer sans cesse, surveiller constamment

Pour pouvoir mettre en œuvre un processus aussi complexe et massif, il fallait en amont des espaces de veille qui étaient constitués par des sociétés populaires ou fraternelles, de sensibilités politiques multiples mais qui étaient toutes attentives à ce travail législatif. Elles délibéraient de fait sur les lois avant de faire s’assembler les assemblées primaires. Car il était alors entendu que le peuple n’est souverain que s’il délibère sur les lois et les adoptent. C’est le contenu explicite de l’article 10 : « Le peuple souverain délibère sur les lois. ».

Les assemblées primaires sont chez les révolutionnaires les groupements d’habitants qui s’assemblent pour délibérer puis voter dans une circonscription électorale. Non pas un simple bureau de vote, mais un lieu commun du politique. Quant aux sociétés fraternelles, elles ressemblent aux espaces délibératifs ou de noyaux de discussion autour du café ou du repas qui ont existé sur les ronds-points et dans les cabanes. On s’y informe, on y discute, on y discute de la qualité de la loi.

Il nous faudrait ces deux régimes d’assemblée pour abroger des lois sans que ce soit seulement le résultat d’un référendum, mais que le vote résulte bien d’une élaboration substantielle, mais pour cela il faudrait disposer de ce droit de juger la loi.

19. Que faire ?

On voit bien qu’ici nous sommes devant un problème de fond, faut-il en faire le projet d’une autre législature, ou faut-il penser en termes insurrectionnels ou encore en termes de retrait pour inventer dans des espaces sociaux d’un autre genre, une autre vie ? Cette question semble insoluble. Il convient cependant de rappeler que l’insurrection est toujours couteuse et qu’elle n’a de sens que si elle a des chances d’être victorieuse, donc si un rapport de force et d’intelligence collective peut lui donner ces chances, face à un pouvoir oppressif qui dispose d’armes et de l’état d’urgence pour en faire usage. Quant au retrait, il n’est pas moins fragile comme l’a montré la destruction de tant d’espaces de la Zad de Notre Dame des Landes. Il faut aussi des lois protectrices pour protéger le retrait et les modes de vie alternatifs.

Il faut donc murir ces questions comme tant d’autres dans des assemblées politiques populaires et fraternelles dont il faut se doter comme formes permanentes, sans leur donner la forme de partis politiques, mais bien d’assemblée autonomes, n’obéissant à aucune chefferie, mais discutant avec les autres assemblées autonomes. C’est ce que tentent de faire la commune des communes de Commercy et l’assemblée des assemblées (ADA). Mais dans ces groupements impressionnants, la question de l’échéance des législatives 2020 comme enjeu de reconquête n’y est pas encore frontalement élaboré. « Que faut-il faire pour que les lois scélérates soient abrogées » est pourtant bel et bien une question législative. Et c’est bien ce pouvoir législatif qu’il faut reconquérir. Bref, écouter Marx et Gramsci.

20 Etre une force agissante souveraine en actes

 Ce sont là les termes de Marx[7]. Reconquérir l’agir du pouvoir législatif du peuple souverain.

Marx[8]considère que cette force est celle d’un entendement humain devenu autonome par le fait de son unité et de son caractère propre, « l’intelligence politique » qualifiée par Marx « d’âme organisatrice du tout ». Marx nous parle alors de la nécessité d’incarner le « principe politique », par « une représentation de l’intelligence », « la représentation de la matière du peuple ». Et si Marx peut affirmer que « le pouvoir législatif a fait la Révolution française de 1789 à 1793 », c’est en tant que le législateur était lié à un républicanisme « intérieur », c’est-à-dire à une communauté sociale et politique consciente d’exister en faisant circuler des sentiments, des sensations, de l’entendement. Ainsi peut-il dire : « l’acte que j’appelle une loi » résulte du moment où « tout le peuple statue sur tout le peuple ». C’est pourquoi « le pouvoir législatif ne fait pas la loi ; il la découvre et la formule seulement. »

Gramsci commente en considérant que « chacun est législateur au sens large de ce concept » du fait que chaque homme « tend à établir des normes de règles de vie et de conduite », et détient ainsi un « pouvoir représentatif» réel, alors que « les représentants » proprement dits n’en proposent abstraitement qu’« une expression systématique normative ».

Donner aujourd’hui des réserves empiriques de progrès démocratiques à une révolution qui abolirait les lois travail, d’état d’urgence et sur les retraites, suppose de penser ensemble cette reconquête du pouvoir de faire les normes, sans chef mais avec des représentants qui seraient liés à l’intelligence politique qui indéniablement se redéploie désormais dans les luttes.

21. Agir, agir

Comment prendre appui sur les formations sociales qui se sont reconnues dans le mouvement social contre la loi travail, puis celles qui ont enfilé le gilet jaune, puis celles de la loi contre les retraites ? Comment s’organiser pour faire advenir des assemblées nouvelles, ni circonscription électorales seulement, ni partis politiques confiscateurs, ni assemblées conseillistes sans pouvoir sur la fabrique de la loi à venir ou sur l’abrogation des lois déjà existantes ?

De fait une idéologie commune s’est désormais constituée, et depuis 2016 le mouvement social quasi-continu permet aux noyaux socio-politiques même différents de se reconnaître et de s’unir. Il leur reviendrait de délibérer des meilleurs moyens à mettre en œuvre pour ne plus laisser les mains libres à l’oligarchie élue en occupant le vote avec des mandatés étroitement dépendants du pouvoir souverain du peuple et de sa capacité à s’insurger.

Il est fort probable que surgisse rapidement la nécessité de changer la constitution. Or, là encore la révolution nous a donné des imaginaires disponibles en prévoyant la nécessité de convoquer des conventions nationales ou assemblées constituantes quand c’est nécessaire. « Article 115. – Si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, demande la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ces articles, le Corps législatif est tenu de convoquer toutes les Assemblées primaires de la République, pour savoir s’il y a lieu à une Convention nationale. Article 116. – La Convention nationale est formée de la même manière que les législatures, et en réunit les pouvoirs. Article 117. – Elle ne s’occupe, relativement à la Constitution, que des objets qui ont motivé sa convocation. » Mais nous sommes toujours avec cette question de la poule et de l’œuf. Comment s’assurer d’avoir des mandatés qui ne trahissent pas ? Comment les faire émerger, les choisir ? Comment pouvoir les révoquer s’ils tournaient casaque ?

22. Apprendre à vaincre enfin !

On comprend que le RIC ait pu paraître un outil parfait, car il semblait répondre à toutes les questions à la fois : production et abrogation législative, révocation des mauvais élus, possibilité de réformer la constitution.

Mais s’il s’agit de garder ce RIC en mémoire, il s’agit aussi de faire en sorte que toutes les petites assemblées existantes souhaitent basculer vers ce projet précis de reconquérir le pouvoir législatif, d’en créer de nouvelles qui s’appuieraient sur les mouvements sociaux en cours dans ce but, et que sans tarder elles puissent prendre acte que l’espérance d’un dialogue avec ce pouvoir est illusoire et qu’il faut préparer non la négociation sociale, mais le rapport de force politique afin de refonder une véritable république démocratique.

L’état d’urgence appliqué aux militances politiques ne facilitera aucune tâche, chacun le sait. La cause des mutilations et des conditions inacceptables dans lesquelles sont maintenus les manifestants est liée au traitement par l’Etat de toute résistance comme on le ferait du terrorisme. Mais n’est-il pas temps de tenter des gestes neufs d’auto-institution qui permettraient de faire changer la peur de camps ?


[1] Enoncé lu sur un dos de gilet jaune.

[2] Cité par Arlette Farge, vivre dans la rue au XVIIIe siècle.

[3] Exemple développé par Jean Nicolas dans Bruno Benoît dir, Ville et Révolutions, 1993, pp.

[4] Article 59 de la constitution de 1793, que nous avons mis au passé.

[5] Article 60 de la constitution de 1793, que nous avons mis au passé.

[6] Article 19.

[7] Marx, Critique du droit politique hégélien, Paris, Ed. Sociales, 1975, p. 43. Ce texte est désigné plus généralement soit par l’appellation Manuscrit de 1843, soit Manuscrit de Kreuznach. Voir, à son propos, l’ouvrage collectif : Marx démocrate. Le Manuscrit de 1843, sous la direction d’Étienne Balibar et Gérard Raulet, Paris, PUF, 2001.

[8] Nous sommes ici redevable à Jacques Guilhaumou, « Marx, Rousseau et la Révolution française », in Luc Vincenti, Rousseau et le Marxisme, éditions de la Sorbonne, 2011, pp.95-110, article dont nous recommandons chaleureusement la lecture in extenso.


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